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20/06/2019

Europe-Afrique : une union renforcée ?

Trois questions à Dominique Lafont et Frannie Léautier

Europe-Afrique : une union renforcée ?
 Dominique Lafont
CEO de Lafont Africa Corporation
 Frannie Léautier
Chief Operating Officer à TDB Group

En pleine renégociation de l’Accord de Cotonou, une évidence s’impose : les relations entre Afrique et Europe doivent être maintenues, renforcées et orientées vers nos intérêts communs, comme le préconise le dernier rapport de l’Institut Montaigne : Europe-Afrique : partenaires particuliers. Quels sont ces intérêts communs ? Quelles sont les problématiques qui se dessinent en matière politique et d’emploi ? Dominique Lafont, ancien directeur Afrique du Groupe Bolloré, tous deux membres du groupe de travail, et Frannie Léautier, ancienne vice-présidente de la Banque mondiale, nous livrent leur analyse.

Quels intérêts ont l’Europe d’une part et l’Afrique d’autre part à nouer un partenariat renforcé ?

FRANNIE LÉAUTIER

Il y a plusieurs intérêts à cette coopération. D’abord, il y a intérêt à réagir face au changement climatique qui va impacter deux continents très proches géographiquement. Ensuite, le voisinage géographique offre des opportunités de partage commercial, culturel, des idées et innovations particulièrement dans le numérique. Certaines innovations africaines dans le numérique sont intéressantes à partager avec l’Europe : mobile money, télémédecine, et dans le domaine agricole. Enfin, il y a un intérêt financier à cette coopération : l’Europe est le plus grand investisseur en Afrique. 40 % des ressources financières qui arrivent en Afrique viennent d’Europe. Il y a donc la possibilité de donner plus d’impact à cette coopération sur les deux continents.
 
DOMINIQUE LAFONT

Les raisons sont politiques, économiques et culturelles.
 
Sur le plan politique, qui connaît mieux l’Afrique que l’Europe ? C’est peut-être l’Europe qui a le plus intérêt à voir l’Afrique évoluer de façon apaisée, ce qui suppose une amélioration de la gouvernance, de la prise en compte des besoins de la société civile et évidemment une amélioration du facteur démocratique qui est le meilleur garant pour que le politique rende compte au citoyen.
 
Sur le plan économique, l’Afrique est un marché à très fort potentiel de croissance, ce qui présente un vecteur naturel de développement non seulement pour les grandes entreprises européennes, mais également pour les PME et ETI. Réciproquement, l’Afrique a besoin d’emploi et de développement durables, et le partenariat peut aider à cette création de valeur. Cela peut se faire dans le cadre de son industrialisation, mais aussi du développement des infrastructures, des outils numériques et dans le cadre du soutien au secteur agricole compte tenu de l’expertise de l’Europe dans ce domaine.
 
Sur le plan culturel et sociétal, les liens historiques font qu’il y a un terreau favorable et que l’Europe peut peut-être aider à la diffusion ou au développement du vecteur culturel très fort en Afrique. Cela permet de donner une autre image de l’Afrique dans un contexte de mondialisation qui en a forcément besoin.

Le continent africain devra absorber 30 millions de jeunes sur le marché du travail chaque année. Quel rôle peut jouer l’Europe dans l’objectif de création d’emplois en Afrique ? 

FRANNIE LÉAUTIER

Pour l’emploi, il y a trois domaines dans lesquels l’Europe peut avoir un rôle à jouer.
 
D’abord, former les dirigeants, car il y a un manque énorme de middle management en Afrique pour toutes sortes d’entreprises.

Ensuite, l’Europe peut avoir un rôle au niveau des investissements qui créent un grand volume d’emplois. Cela concerne le secteur agricole et sa modernisation, le numérique, car l’innovation attire les jeunes, et l’industrialisation, car les grandes industries demandent une variété de compétences et de niveaux de formation.
 
Enfin, il y a un rôle à jouer pour partager des compétences entre continents, pour embaucher les jeunes africains qui ont les compétences nécessaires pour l’industrie innovante en Europe. Cela peut créer de l’emploi en Afrique avec des investissements entre PME, mais aussi entre PME africaines et grands groupes européens.
 
DOMINIQUE LAFONT

Là encore, plusieurs domaines sont concernés.
 
L’Europe peut contribuer par l’aide publique au développement à l’amélioration de l’enseignement et de la formation en Afrique. Cela peut se faire en impliquant les écoles et entreprises européennes dans le cadre de partenariats public-privé entre acteurs éducatifs, économiques et les puissances publiques, ce qui responsabilisera les autorités africaines.

Le partenariat Europe-Afrique peut aider l’investissement des entreprises européennes en valorisant l’effet d'entraînement d’un réseau d’entreprises africaines et de sous-traitants qui se développent sur le long terme et fécondent le terreau Africain.

Ensuite, les PME et ETI de chaque continent doivent être soutenues pour leur investissement dans le continent voisin. Pour l’Europe, la réorientation de l’assistance technique et de l’APD vers le déblocage des freins à l’investissement et le soutien aux PME et ETI sont des voies possibles. Cela peut également se faire via la mise à disposition d’outils, notamment digitaux, pour leur permettre de capter davantage d’information et de se brancher sur les marchés plus facilement.

Enfin, les grandes entreprises européennes ont leur rôle à jouer, pour encourager l’effet d'entraînement. Le partenariat Europe-Afrique peut aider l’investissement des entreprises européennes en valorisant l’effet d'entraînement d’un réseau d’entreprises africaines et de sous-traitants qui se développent sur le long terme et fécondent le terreau Africain. L’identification des talents est fondamentale pour l’emploi, et une entreprise européenne ou africaine ne peut réussir en Afrique que si elle est dirigée par un responsable qui a véritablement l'expérience de l’environnement et qui saura identifier les chemins du succès. Le partenariat Europe-Afrique prend tout son sens sous l’angle de la valorisation du vivier de la diaspora, notamment dans la jeune génération.

Quel peut être le modèle politique du partenariat Europe-Afrique ?

FRANNIE LÉAUTIER

Plusieurs concepts sont intéressants à connaître à ce sujet et peuvent apporter des éclairages sur la question du narratif. Récemment, la vidéo d’une jeune reine de République démocratique du Congo a été mise en ligne, dans laquelle cette dernière lie le concept actuel de la blockchain à une pratique africaine traditionnelle ancienne - un récit en cercle fermé assurant la véracité des échanges. Cela revient à l’idée de "Sankofa", mot ghanéen qui signifie aller dans le passé pour redécouvrir ce qui avait été oublié. Outre cet exemple, de nombreuses idées et concepts issus de la culture africaine peuvent inspirer la progression des sciences en Europe.
 
La jeunesse de certaines démocraties est encourageante si l’on observe la gestion des conflits, ce qui peut inspirer les sociétés africaines comme européennes. Les méthodes de conciliation sont donc utiles. Les concepts d’"Ubuntu" (en Afrique du Sud, cela signifie le respect des opinions différentes) et l’"Agaciro" (au Rwanda cela consiste en l’oubli du passé pour aller plus loin dans l’avenir) sont des concepts de conciliation qui pourraient être partagés avec le reste du monde, à un moment où les situations de gouvernance sont complexes en Europe, particulièrement avec le Brexit.

Un autre concept intéressant, et qui s’impose de fait en Afrique, est celui du "leapfrogging". Il s’est développé dans les pays qui n’ont pas bénéficié des investissements et infrastructures dans le passé, comme là où les innovations liées à la téléphonie mobile se sont développés sans qu’il n’y ait eu de passage par le développement de la téléphonie fixe. Les différents rythmes de développement sont à exploiter à notre avantage commun.

La jeunesse de certaines démocraties est encourageante si l’on observe la gestion des conflits, ce qui peut inspirer les sociétés africaines comme européennes.

D’autre part, beaucoup d’Africains ont apprécié la célébration des 400 ans de la fin de l’esclavage à Paris avec le président de la République et d’autres acteurs. La France a joué un rôle important dans la libération des peuples. Les opportunités du XXIe siècle entre nos deux continents peuvent donc aussi passer par le partage des valeurs culturelles communes.
 
DOMINIQUE LAFONT

Le renforcement du partenariat Europe-Afrique repose sur plusieurs axes.
 
D’abord, un partenariat de continent à continent, c’est à dire entre UE et UA. Cela n’a pas toujours été le cas dans le passé car nous avons trop souvent fragmenté l’Afrique dans les approches politiques. Cela suppose aussi le soutien des institutions européennes à une plus grande intégration politique et économique du continent africain, ce qui est d’ailleurs un vecteur de développement.
 
Le deuxième axe consiste, via la mise en place d’un partenariat entre les deux continents, à privilégier une relation plus globale, intégratrice et orientée vers l’avenir. Cela signifie aussi qu’il faut dépasser les sujets de crispation. Il ne faut pas les oublier, il ne faut pas les considérer comme accessoires, mais il faut savoir les "déborder". Cela doit se faire sur les questions de gouvernance, sur lesquelles nous pouvons agir via la société civile ou le privé, ou les sujets de respect des droits démocratiques sur lesquels nous pouvons jouer par davantage d'intégration du continent africain. Dans ce domaine, les progrès seront plus perceptibles s’ils sont portés par leurs pairs.
 
Enfin, même s’il s’agit d’une question qui porte sur la nature politique de la relation, le développement du continent africain doit en constituer l’une des premières motivations, l’objectif premier sans lequel rien n’est possible. Le développement de l’Afrique est la condition essentielle d’une évolution positive du partenariat entre continents, qui doit être mû par cet objectif.
 
L’idée de ce partenariat est donc de maintenir la dynamique vers davantage de développement, éviter que les crispations bilatérales du type Grande-Bretagne-Zimbabwe ou France-Côte d’Ivoire, contre-productives, ne prennent le dessus. En effet, certaines crispations sont exacerbées quand les idées sont portées par une ancienne puissance coloniale, et la manipulation du passé pour ne pas avancer est encore fréquente.

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