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17/11/2020

Élections américaines : quelle marge de manœuvre pour Joe Biden ?

Trois questions à Maya Kandel

Élections américaines : quelle marge de manœuvre pour Joe Biden ?
 Maya Kandel
Historienne, chercheuse associée à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (CREW)

Alors que la victoire des Démocrates à l'élection présidentielle américaine est maintenant officielle - quoique toujours contestée par le Président Trump - le Sénat pourrait être à majorité républicaine, ce qui limiterait les marges de manœuvre du Président élu Joe Biden. Cette situation est à l'image d’un peuple américain profondément polarisé, comme l’ont révélé les élections. Maya Kandel, historienne et spécialiste de la politique étrangère américaine, nous livre son analyse des résultats de ce scrutin et de ses implications pour les États-Unis comme pour l’Europe.

Alors qu'il a obtenu 213 grands électeurs et plus de 70 millions de votes, que restera-t-il de Donald Trump ? Du trumpisme ? Quels sont les principaux enseignements du scrutin ?

J’en vois trois principalement : la confirmation du socle électoral du trumpisme, même si Trump a perdu ; la confirmation de la profondeur des divisions du pays ; et la complexité de l’équation politique à venir pour Biden.

Les élections de la semaine dernière, dont le dépouillement n’est pas terminé, ont d’abord confirmé une chose, c’est que le trumpisme existe, et que son socle électoral après quatre ans de présidence Trump est consolidé et élargi. Trump cristallise une évolution profonde du parti républicain depuis plusieurs décennies, produit d’une stratégie théorisée notamment par Newt Gingrich pour reprendre le contrôle du Congrès. Cette tendance est définie par un discours anti-système et anti-élites (au sens très large), nationaliste traditionnaliste, et réactionnaire. Trump en est un symptôme certes, mais plus important : il la porte au pouvoir, il fait entrer ce national-populisme à la Maison-Blanche, et y apporte aussi un surplus illibéral qui est l’apport spécifique de Trump à ce nouveau populisme américain, notamment à travers ses attaques contre les médias, qualifiés d’"ennemis du peuple". Cet illibéralisme ne recule devant aucune manipulation de l’information, il s’en nourrit même : en 2020, la principale source de désinformation vient de la Maison-Blanche, relayée par tout un écosystème médiatique américain mais qui porte bien au-delà, y compris en Europe en raison de circulations transatlantiques anciennes.

Deux conséquences : d’abord on sait maintenant que ce que dit Trump finit par être adopté comme la vérité par environ 40 % de l’électorat américain, et au-delà parmi ses supporters à l’international. Pour les États-Unis, cela pourrait mener à une situation dangereuse. Au-delà, le succès de la diffusion de fausses informations jetant le doute sur la légitimité du scrutin et donc de l’adversaire n’échappera pas à d’autres acteurs politiques dans d’autres démocraties, avec des conséquences dangereuses pour la solidité et la légitimité des processus électoraux et in fine des démocraties elles-mêmes. On est bien au cœur de la stratégie populiste, qui considère son électorat comme le seul "vrai peuple", et considère l’adversaire comme illégitime et son électorat comme un "ennemi intérieur".

Côté républicain, on voit l’arrivée de candidats aussi trumpistes que Trump, avec notamment l’élection de partisans de QAnon.

Deuxième enseignement, Trump n’a pas été répudié mais il a perdu le vote national avec une marge supérieure à celle de 2016 (il avait perdu de 3 millions de voix) : dans une élection dont la participation bat tous les records historiques, Biden a gagné avec une marge de plus de 5 millions de voix de plus que son adversaire (le dépouillement n’étant pas fini, cette marge pourrait augmenter jusqu’à 7 millions de voix d’écart). Le scrutin confirme donc la profondeur et l’ancrage des divisions du pays.

Troisième point, cela produit une équation politique extrêmement complexe pour Biden, même avant d’évoquer le Sénat, dont la majorité est encore dans la balance. En effet, ces élections confirment aussi l’affaiblissement du centre politique (même s’il faut attendre la fin du dépouillement et les premières analyses plus fines de l’électorat). À la Chambre, les Démocrates perdent des sièges en raison de défaites de candidats centristes, ce qui augmente le poids politique des progressistes : les deux groupes devraient être à force quasi-égales désormais ; côté républicain, on voit l’arrivée de candidats aussi trumpistes que Trump, avec notamment l’élection de partisans de QAnon, une fantasmagorie complotiste dont la rationalité défie l’intelligence, mais qui n’a cessé de s’étendre jusqu’à faire une percée en Europe en 2020. Au-delà, Biden va devoir prendre en compte la réalité politique mise à jour par son élection : un parti démocrate capable de l’emporter au niveau national de plus de 5 millions de voix, mais qui en raison du système électoral ne parvient pas à traduire ce poids en pouvoir législatif. Il va également devoir compter avec une Cour Suprême dont l’équilibre a été durablement modifié par son prédécesseur, et dont l’orthodoxie demeure ultralibérale (au sens européen) sur le plan économique et social.

Quelles seront les marges de manœuvre de Joe Biden, au niveau domestique et en termes de politique étrangère, compte tenu de l'extrême polarisation de l'électorat américain et avec un Sénat qui pourrait être à majorité républicain ?

Les marges de manœuvre de Biden dépendront largement du "troisième tour" de l’élection, les deux sénatoriales de Géorgie le 5 janvier 2021, qui détermineront le sort du Sénat. Dans le meilleur des cas, qui relèverait déjà de l’exploit pour les Démocrates dans un État qui vote républicain depuis trois décennies, le Sénat serait parfaitement divisé à 50-50 entre républicains et démocrates : dans ce cas, la majorité sur chaque vote serait déterminée par le vote de la vice-présidente, Kamala Harris, qui est selon la Constitution également présidente du Sénat. Mais une marge aussi faible permettrait aussi à tout sénateur récalcitrant une influence décisive sur un sujet particulier : on songe par exemple au sénateur de Virginie, Joe Manchin, démocrate très hostile à toute législation anti-énergies fossiles.

Au-delà, une telle situation ne règlerait pas l’organisation du pouvoir au sein du Sénat, par exemple les présidences et compositions des commissions dont le pouvoir est crucial dans le fonctionnement parlementaire américain. Une telle division parfaite s’était déjà produite après les élections de 2000, pendant 6 mois (un sénateur démocrate avait ensuite changé de parti, "réglant" ainsi le problème) : les leaders républicain et démocrate avaient été capables de trouver un accord pour régler les questions d’organisation interne, dont la Constitution ne dit rien. Un tel accord serait-il aussi aisé dans le contexte politique actuel ? Rien n’est moins sûr.

L’incertitude liée à ces deux seconds tours éclaire aussi l’attitude actuelle des élus républicains, dont seuls quatre se sont élevés contre les allégations de fraude venues de la Maison-Blanche : les élus du Congrès reconnaissent en privé la victoire de Biden, mais craignent le pouvoir de Trump auprès de la base électorale républicaine. Ils ne se risqueront pas à éloigner des électeurs en s’en prenant à Trump. En effet, les premières analyses des résultats montrent que les sénateurs républicains ont mieux réussi dans les États emportés par Trump : cela confirme le pouvoir de mobilisation et d’influence que celui-ci conserve auprès de la base des électeurs républicains.

Les élus du Congrès reconnaissent en privé la victoire de Biden, mais craignent le pouvoir de Trump auprès de la base électorale républicaine. Ils ne se risqueront pas à éloigner des électeurs en s’en prenant à Trump.

Si les républicains l’emportaient dans au moins l’une des deux sénatoriales de Géorgie, la majorité du Sénat resterait alors entre les mains des républicains sous la houlette du leader Mitch McConnell. Or, on se souvient que McConnell avait développé contre Obama une stratégie d’obstruction tout azimut. On peut se demander s’il agirait autrement vis-à-vis d’un Président Biden, alors que tous les signaux indiquent une polarisation accrue de l’électorat américain. Surtout, cela limiterait drastiquement l’ambition de tout agenda Biden-Harris, puisque toute loi doit être votée dans les mêmes termes par les deux chambres du Congrès. Avec une majorité rétrécie à la Chambre et un Sénat républicain, le programme progressiste ambitieux de la campagne n’aurait aucune chance d’être voté, ce qui obligerait Biden à recourir, comme son prédécesseur, aux décrets et aux réglementations – qui pourraient être à nouveau renversés en 2024 en cas de nouvelle alternance à la Maison-Blanche.

Que peuvent attendre les Européens d'une présidence Biden ?

Pour les alliés et partenaires des États-Unis, les enseignements du scrutin confirment le risque d'instabilité récurrente des engagements et des orientations de politique étrangère du pays. Depuis la présidence de Bill Clinton, chaque alternance à la Maison-Blanche a donné lieu à des à-coups importants dans la direction et la méthode suivies par la politique étrangère américaine. La relation au projet européen, le climat, l'Iran, l'OMS, les droits de l'Homme sont parmi les exemples des sujets au cœur de cette instabilité. Certes, une présidence Biden pourra revenir dans l’Accord de Paris par décret, rejoindre le JCPOA en renouant avec les certifications (cela dépendra aussi de l’Iran), ou rétablir les réglementations environnementales de l’ère Obama. Mais leur pérennité sera sujette aux alternances politiques américaines.Autre point important, la profondeur des divisions américaines indique aussi un pays qui demeurera absorbé par ses crises internes, voire un pays qui deviendra de plus en plus ingouvernable.

Certes, si ses marges sont limitées sur le plan intérieur par un Sénat républicain, Biden pourrait être poussé à agir davantage à l’international où l’action du Président est moins contrainte par le Congrès. Néanmoins, l’administration devra composer d’une part avec les deux pôles d’un parti républicain tiraillé entre tendances trumpistes à l’isolationnisme et partisans d’un internationalisme militariste désormais anti-chinois, mais il se heurtera aussi aux divisions du camp démocrate sur la politique étrangère.

La profondeur des divisions américaines indique aussi un pays qui demeurera absorbé par ses crises internes, voire un pays qui deviendra de plus en plus ingouvernable.

L’idée de redéfinir une politique étrangère véritablement au service des Américains, notamment des classes moyennes et populaires, de réconcilier politique étrangère et intérieure, est présente des deux côtés du spectre politique américain, et tout particulièrement sur ses extrêmes, socle trumpiste comme base démocrate. Biden est avant tout un pragmatique, qui a démontré au cours de sa longue carrière politique son aptitude à écouter et évoluer avec le centre de gravité de son parti. Il avait déjà repris pendant la campagne cette expression d’Elizabeth Warren de faire "une politique étrangère pour la classe moyenne".

En matière de coopération internationale comme de politique étrangère en général, la politique économique et commerciale pourrait donc d’autant plus primer sur le reste ("géoéconomie"). Jake Sullivan, qui a joué un rôle central pendant la campagne de Biden, plaide en ce sens dans un article co-écrit avec Jennifer Harris (qui était au département d’État sous Hillary Clinton) en faveur d’une politique industrielle forte, favorisant les investissements intérieurs, mais aussi pour renouveler l’approche des accords de commerce pour intégrer les standards environnementaux, sociaux, voire de valeurs (droits de l'Homme). Sur ces derniers points, les Européens pourraient être intéressés à définir, conjointement avec les Américains, les nouvelles règles du jeu international.

Pour les Européens, il est d’autant plus urgent de préciser stratégie et objectifs internationaux et d’opérationnaliser les moyens de les atteindre, ce qui n’exclut pas, bien au contraire, d’y associer le Président Biden. Si le Sénat devait demeurer républicain, on peut s’attendre à un plus grand activisme d’une administration Biden à l’international : ce retour du leadership américain sera centré sur la réaffirmation d’un multilatéralisme adapté à l’évolution du contexte international, et sur le ralliement des alliés et partenaires autour d’un agenda anti-chinois, ainsi que sur une politique commerciale attentive aux classes moyennes américaines. Il sera certainement ouvert voire demandeur d’initiatives multilatérales concrètes.

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