On soupçonne d’ailleurs qu’elle ne s’y soit pas vraiment efforcée, tant ses relations avec une bonne part de ces groupes paraissent ambiguës.
Dans ces conditions, l’avenir de l’accord paraît relativement prévisible. Le cessez-le-feu, à conditions inchangées, a peu de chance de tenir. Lorsque le régime aura refait ses forces, il reprendra la reconquête de la province d’Idlib. Il sera de nouveau appuyé par les Russes. Les Turcs croiseront peut-être de nouveau le fer, comme ils l’ont fait avec une incontestable efficacité en février. Peuvent-ils vraiment faire face à un déploiement de force russe si Poutine décide cette fois d’en finir ? Ankara aura-t-il d’autre choix que de tenter d’obtenir un nouveau "couloir sécuritaire", cette fois le long de sa frontière, afin de garder cet acquis minimum d’une "zone tampon", destinée à empêcher une arrivée en masse de réfugiés syriens (3,5 millions d’entre eux survivent dans la région d’Idlib) ? C’est en tout cas le scénario sur lequel les Occidentaux devraient réfléchir. Il entraîne une probabilité : des massacres de grande ampleur compte tenu de la stratégie d’Assad et de la Russie de cibler les populations civiles et aussi des résistances qu’opposeront les groupes armés. Il comporte aussi deux dangers majeurs : d’une part, des déplacements de populations (et des infiltrations de terroristes) importants, car les Turcs ne seront peut-être pas en mesure de colmater les brèches inévitables qui s’ouvriront dans leurs frontières. Par simple humanité, il faut d’ailleurs souhaiter que de telles brèches existent – mais Erdogan n’hésitera pas à ouvrir aussi les vannes vers l’Europe. D’autre part, quelle que soit la forme que prendra la reconquête d’Idlib par le régime et ses parrains, le risque est très élevé qu’elle se traduise par un ressentiment maximum de Recep Tayyip Erdogan vis-à-vis de ses alliés, qu’il ne manquera pas d’accuser de trahison.
Après ce qui vient de se passer dans la province d’Idlib, les Européens, comme les Américains, devraient cesser de détourner leurs regards de la crise syrienne en tablant sur une fin rapide de celle-ci, un dernier spasme faisant retomber définitivement le couvercle sur le peuple syrien. D’ailleurs, le "moment géopolitique" que l’on vient d’évoquer réouvre une possibilité d’action. L’une des leçons des derniers événements est que l’Europe a besoin de la Turquie et que la Turquie a besoin de ses alliés atlantiques. Un tête-à-tête exclusif d’Erdogan avec Poutine place le premier entre les mains du second. C’est dans cet esprit que la Chancelière Merkel a proposé l’établissement d’une zone de non-survol, interdisant les opérations militaires aériennes au-dessus d’Idlib. Cette idée ancienne se heurte au fait que la Russie n’a certainement pas l’intention de se priver du contrôle d’une fraction de l’espace aérien. N’est-il pas temps cependant d’un réengagement au moins partiel des Européens à l’égard de la Turquie et d’une ré-implication dans le dossier syrien ?
- Un réengagement vis-à-vis de la Turquie : l’angle par lequel il est possible de reprendre un dialogue plus productif avec Ankara serait d’apporter à la Turquie un appui concret à la mise en œuvre de l’accord de Moscou sur Idlib. Sans doute l’OTAN peut-elle par exemple aider la Turquie à renforcer ses défenses en vue de la prochaine épreuve de forces. Un effort considérable doit aussi être déployé sur le plan humanitaire. Là où cependant les alliés de la Turquie – une coalition d’entre eux – pourraient faire une vraie différence, serait en apportant un soutien technique dans cette difficile entreprise de tri des groupes armés et de lutte contre HTS et les autres jihadistes. Si sur ce terrain le gouvernement turc ne clarifie pas sa stratégie et pour tout dire ne tranche pas le nœud gordien de ses liaisons dangereuses, la reprise inévitable de la bataille d’Idlib ne peut que mal se terminer pour lui.
- Un réengagement partiel : soutenir la Turquie sur Idlib ne signifie pas lui donner quitus sur l’ensemble des contentieux que Recep Tayyip Erdogan, au fil de ses aventures extérieures, a multiplié avec ses alliés atlantiques. Un appui sur Idlib mettrait les Occidentaux en meilleure posture pour soulever avec les Turcs – et notamment avec l’opinion et la classe politique turques où Erdogan est de plus en plus isolé – les "questions qui fâchent" : politique turque au Nord-Est syrien, missile S-400, violation de la souveraineté chypriote, intervention en Libye et notamment vil de l’embargo sur les armes ;
- Une ré-implication dans le dossier syrien pour relancer le dialogue politique : si les Européens devraient abandonner l’illusion d’une fin de partie rapide en Syrie, le président Poutine devrait voir aussi que la conclusion de sa campagne de Syrie peut se révéler vraiment difficile. À Idlib, ces dernières semaines, on est sorti du schéma dans lequel la Russie contrôle à peu près seule le rapport des forces. Le moment est peut-être venu pour Poutine d’une vraie négociation, seule à même de réconcilier son propre agenda avec ceux de la Turquie et des Occidentaux. S’ils sont capables d’appuyer les Turcs sur Idlib et si l’administration Trump maintient sa politique d’étranglement du régime d’Assad ("Caesar Act"), les Occidentaux auraient intérêt à reprendre l’initiative en vue d’un règlement politique.
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