Toutefois, la mise en cause du pouvoir de Loukachenko ravive la hantise du Kremlin à l’égard des "révolutions de couleur", la peur que la rue puisse renverser un pouvoir établi. C’est par ailleurs ce qui est en train de se produire en ce moment au Tadjikistan. Et surtout, venant à peu près au même moment que la résurgence du conflit Arménie/Azerbaïdjan au Haut-Karabakh et alors qu’aucune stabilisation n’est en vue dans le Donbass, ces deux crises amplifient la perception selon laquelle la Russie est maintenant bousculée dans son "étranger proche".
Un observateur particulièrement averti, Dmitri Trenin, directeur du bureau de la Carnegie à Moscou, écrit"La politique de Moscou vis-à-vis de ses alliés est visiblement appliquée sans l’ombre d'une vision stratégique" ; elle résulte de "l’inertie d’un héritage psychologique soviéto-impérial" ; sa motivation principale réside dans les "relations matérielles entre les différents groupes appartenant aux élites" (comprendre : une juxtaposition de pactes de corruption, qui laisse au pouvoir des responsables incapables de comprendre l’évolution de leurs sociétés). Dmitri Trenin va jusqu’à comparer la situation actuelle aux relations entre pays socialistes à l’époque communiste : elles semblaient "fraternelles et sans problèmes", avant que le bloc ne soit secoué par des crises et des révoltes.
Ce diagnostic n’est pas seulement celui d’experts non officiels. Il est soutenu aussi à la Douma, par des parlementaires qui reconnaissent que la "main de l’Occident" est à peu près absente de ce qui se passe en Biélorussie, au Tadjikistan ou en Azerbaïdjan.
Plusieurs facteurs aggravent la perception d’une perte de contrôle du Kremlin sur les terres ex-soviétiques : le fait qu’avec la Biélorussie, le Tadjikistan et l’Arménie, après l’Ukraine, le cœur de l’Union Économique Eurasiatique est atteint, donc l’un des cercles qui matérialisaient la survivance de l’empire soviétique ; une probable lassitude de l’opinion russe à l’égard des options militaires, auxquelles le pouvoir a beaucoup eu recours en Syrie et ailleurs ; enfin bien sûr, l’intervention de nouvelles puissances extérieures, désormais non occidentales, qu’il s’agisse de la Chine, dont la capacité d’attraction économique éclipse de plus en plus celle de la Russie en Asie Centrale, ou qu’il s’agisse de la Turquie, pour ce qui est du Haut-Karabakh.
Le Haut-Karabakh
Au même titre que le Donbass, ou que la Moldavie, plus encore même, le Haut-Karabakh faisait partie de ces "conflits gelés" dont la gestion passe parfois pour un chef d’œuvre d’habileté de la part du Kremlin. La Russie était en effet l’alliée aussi bien de l’Azerbaïdjan que de l’Arménie. Elle paraissait tenir la balance égale entre les deux adversaires, assurant la promotion de ses intérêts dans les deux pays, et maintenant une paix précaire depuis le dernier conflit ouvert entre les deux pays (1994). Il était entendu que là comme ailleurs, la Russie se satisfaisait d’une absence de solution sur le fond lui permettant de rester indispensable aux différentes parties.
Lorsque les hostilités ont commencé il y a un mois, on pouvait s’attendre à ce qu’une convocation à Moscou de représentants des deux gouvernements calme les esprits. En fait, M. Poutine a d’abord paru peu pressé d’exiger un cessez-le-feu. On a pu déceler dans cette attitude une certaine complaisance pour Bakou : le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, n’a pas la cote à Moscou car il est issu d’un processus démocratique et enclin à regarder vers l’Ouest. Rien de tel avec le Président Aliev, autoritaire classique issu du moule soviétique. De surcroît, la richesse acquise ces dernières années par l’Azerbaïdjan a fait de ce pays un partenaire de premier plan pour la Russie, donc pour certains intérêts russes, sur le plan commercial, dans le domaine de l’énergie et comme consommateur d’armes sophistiquées.
Lorsque les Russes ont vraiment insisté pour obtenir un cessez-le-feu, leur médiation s’est révélée inefficace. Il est clair désormais que derrière l’action de l’Azerbaïdjan, se trouve le soutien turc (et d’ailleurs israélien). Ce sont les Turcs et les Israéliens qui ont fourni les drones et d’autres équipements très modernes qui permettent l’avancée des forces azéries. D’où un dilemme considérable pour Vladimir Poutine : le retour d’une influence "panturque" dans une zone chèrement acquise par l’Empire russe sur les Ottomans ne peut que révulser le nationalisme du régime russe actuel. De surcroît, l’introduction par Ankara aux côtés des forces azéries de mercenaires islamistes syriens devrait faire figure de chiffon rouge pour les Russes, pour qui le combat contre le terrorisme dans le Caucase constitue une priorité absolue.
En sens inverse, le partenariat stratégique mis au point entre Poutine et Erdogan représente sans doute dans l’esprit du Président russe un acquis important. Homme de la Guerre froide, il accorde certainement du prix à avoir "enfoncé un coin" entre la Turquie et l’OTAN. Là aussi, lors de la dernière réunion du Valdaï Club, il a tenu des propos ambigus, laissant entendre qu’il était prêt à aller assez loin dans la patience stratégique à l’égard de la Turquie.
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