Depuis, une cinquantaine d’autres pays ont organisé leur propre hackathon, certains travaillant directement avec les organisateurs estoniens et sous la même dénomination, "Hack the crisis". Quatre initiatives imaginées lors de cet événement ont déjà été mises en œuvre dans le pays.
1. Un tableau de bord interactif pour suivre l’évolution statistique de l’épidémie
Un site internet baptisé KoroonaKaart, comportant une carte interactive et un tableau de bord, permet à chacun de suivre l’évolution de l’épidémie. D’une très grande facilité de consultation et continuellement mis à jour, il offre un suivi en temps réel de nombreux indicateurs, parmi lesquels le nombre de cas confirmés (au niveau national et par comtés), le nombre de dépistages réalisés ou encore le nombre de décès. Ce tableau de bord, existant également sous la forme d’une application, a été développé à partir de la plateforme d’open data du gouvernement estonien.
2. Le chatbot Suve pour répondre aux interrogations des citoyens
Développé à la demande du gouvernement, ce chatbot répond aux questions les plus fréquentes au sujet de l’épidémie, en estonien et en anglais. Ce service, s’appuyant sur une intelligence artificielle, assure la mise à jour instantanée de l’information partagée dans les réponses automatiques et élimine le travail de recherche des utilisateurs. D’un point de vue budgétaire, le chatbot représente un coût moins important que de multiples centres téléphoniques qui seraient répartis dans différentes administrations.
Une fois développé, le même chatbot peut être inséré sur de nombreux sites – il est notamment présent sur le site du gouvernement, la page dédiée à la situation d’urgence ou encore le site estonien d’information pour les investisseurs étrangers. Il permet ainsi aux utilisateurs de poser leurs questions à n’importe quelle étape de leur recherche d’informations et d’obtenir une réponse exhaustive sans avoir recours à un autre site. Autre avantage, le nombre de questions auxquelles le chatbot peut répondre augmente continuellement. Les questions laissées sans réponse sont ainsi transmises, en priorisant les questions les plus fréquemment posées, à une équipe dédiée, la eeBot team, qui travaille en collaboration directe avec le service de communication du gouvernement. Enfin, chaque développeur est invité à participer à l’amélioration de cet outil grâce à un site internet qui présente ses principales caractéristiques techniques.
3. Un questionnaire en ligne pour l’auto-évaluation médicale des utilisateurs
Le ministère des Affaires sociales a créé un questionnaire en ligne permettant à chacun de procéder à une évaluation préliminaire de sa situation médicale et de recevoir des conseils précis sur les démarches à entreprendre.
En répondant à ce questionnaire, les individus peuvent également choisir de partager leurs informations avec l’administration, autorisant celle-ci à enrichir l’ensemble des données dont elle dispose et ainsi mieux suivre l’évolution de l’épidémie.
4. La plateforme Covid-help pour l’organisation de l’action des soignants volontaires
La start-up estonienne Zelos, créée en 2019 et qui commercialise une plateforme de gestion des équipes de volontaires, a proposé de développer une plateforme intitulée Covid-help, qui met en relation les personnes âgées ayant besoin d’une aide particulière avec une personne volontaire.
Sur le plan technologique, Zelos fonctionne selon un modèle économique classique de type Software-as-a-Service (Saas) entièrement hébergé sur le cloud. En moins de quarante-huit heures, les équipes de Zelos ont connecté le système informatique (backend) de leur solution sur un tableau de bord conçu par Trello, célèbre outil de gestion en ligne, et ont ensuite conçu une API (Application Programming Interface) permettant à chaque site internet gouvernemental ou applications (frontend) d’intégrer ce service.
Le système développé par Zelos gère l’inventaire des requêtes déposées en ligne ou via un centre téléphonique créé à cette occasion et organise le travail des volontaires. Une personne âgée ayant besoin de quelqu’un pour ses courses pourra ainsi trouver un voisin disposé à lui rendre ce service. Sur l’ensemble du territoire estonien, plus de 2 000 volontaires se sont inscrits sur cette plateforme.
Les exemples présentés ici ne sont qu’un échantillon des multiples initiatives numériques lancées ces dernières semaines. En seulement quelques jours, l’administration estonienne a également permis à chaque salarié d’obtenir un certificat médical numérique afin de ne pas encombrer les cabinets médicaux ou les services d’urgence. De même, une plateforme a vu le jour permettant aux entreprises les plus durement touchées par la crise économique de mettre leurs salariés à la disposition d’entreprises devant faire face à une demande plus importante.
Les trois leçons de l’Estonie
La réussite des administrations estoniennes dans le déploiement de services publics numériques performants n’est plus à démontrer. L’analyse du cas estonien permet de souligner trois enseignements.
- Le premier, bien connu, est la nécessité d’entamer un plan de transformation numérique sur le long terme. Aucune solution technologique – si performante et intelligente soit-elle – ne peut fonctionner parfaitement si elle ne s’insère dans un écosystème numérique mature et au sein d’une population dont la connaissance et la confiance dans les outils numériques est importante, qu’il s’agisse des développeurs, concepteurs, administrateurs ou utilisateurs finaux.
Le développement des technologies de l’information au sein des administrations publiques et de la société estoniennes au cours des vingt-cinq dernières années a fait l’objet de nombreuses études universitaires et rapports. Tallinn, consciente du soft power que sa réussite lui confère, multiplie également les communications en la matière et ne manque aucune occasion de mettre en avant ses mérites sur les nombreux sites internet de ses institutions – une partie des informations recensées dans cet article y trouve sa source.
En Estonie, il est ainsi possible de déclarer ses impôts en ligne depuis l’année 2000 et c’est dès l’année suivante que le système de gestion des données publiques a vu le jour : X-Road, toujours en production actuellement, dont l’architecture a rendu possibles de nombreuses initiatives qui éclosent en Estonie chaque année. En 2002, était lancé le système de carte d’identité numérique ID-card ; devenu progressivement un système d’authentification globale. ID-card permet aujourd’hui aux citoyens d’effectuer la quasi-totalité de leurs actes administratifs en ligne. Des services médicaux à l’éducation, de la police en ligne à la base de données cadastrales, à une exception près (le mariage), la totalité des services publics estoniens ont progressivement été numérisés. Plus que les rapides innovations que le pays a su créer depuis le début de l’épidémie, c’est ce système d’informations public performant et intelligemment conçu qui explique une grande partie de la résilience sanitaire et administrative estonienne.
- Chacun pourra immédiatement constater les vertus du deuxième enseignement que l’exemple estonien peut inspirer : l’importance de l’expérience utilisateur, ou user experience (UX). Cette notion, aujourd’hui utilisée par l’ensemble des entreprises souhaitant interagir avec leurs clients par des canaux numériques, renvoie à la facilité d’utilisation des sites, applications et logiciels, et à la rapidité avec laquelle chacun peut trouver l’information ou le service qu’il recherche. Contrairement à de nombreux sites d’administrations nationales ou d’organisations internationales, les pages internet des pouvoirs publics estoniens sont dans leur grande majorité agréables et ergonomiques. Dans un monde numérique où des centaines de millions de pages sont accessibles en quelques secondes, l’UX est sans doute le premier facteur de réussite d’un site, c’est-à-dire de son adoption par les utilisateurs.
Mettre immédiatement en ligne un site internet – KoroonaKaart – présentant les principales données de l’évolution de l’épidémie, a certainement présenté de nombreux avantages pour le gouvernement estonien : la transparence vient renforcer la confiance entre les administrations et les citoyens, le site joue le rôle d’un juge de paix dans le débat public et limite ainsi les polémiques éventuelles. Enfin, chaque citoyen peut suivre quotidiennement l’évolution précise des contaminations dans sa région et adapter en conséquence ses décisions de déplacements. Ce n’est pas la publication de ces données en tant que telle qui rend ces vertus possibles, mais bien la simplicité de l’expérience utilisateur et la capacité de chaque utilisateur à s’approprier les informations fournies. Mises en lignes sur un tableur Excel aux confins d’un site internet compliqué, ces mêmes données auraient été considérablement moins consultées, et donc considérablement moins utiles.
- Le troisième et dernier enseignement fait figure de tarte à la crème tant nous sommes habitués à entendre vanter ses mérites sans pouvoir les constater : le modèle de plateforme et la coopération fructueuse entre secteurs publics et privés. Les hackathons sont sans doute les meilleurs exemples de l’efficacité des modèles collaboratifs et des plateformes où échangent entre eux étudiants, développeurs, fonctionnaires et dirigeants d’entreprises. En organisant, dès les premiers jours de la situation d’urgence, un événement de réflexion collective en ligne, les pouvoirs publics estoniens se sont évités de longues semaines de lourdeurs bureaucratiques aux résultats hasardeux. En quelques heures seulement, plusieurs idées d’intérêt général ont été identifiées et une première analyse de leur faisabilité technique et fonctionnelle a été réalisée par les nombreux experts participant à l’événement. Une entreprise comme Zelos a ainsi pu tirer parti de l’exposition médiatique de cette initiative pour démontrer l’efficacité de ses solutions, la présentant et la rendant utile à chacun.
Le facteur démographique, dans un pays qui ne compte que 1,3 million d’habitants, explique en partie les réussites de ce mode de collaboration. Néanmoins, ce type de partenariat fécond entre les pouvoirs publics et les entreprises privées est également le fruit d’investissements anciens dans un système de gestion des données publiques solide et transparent, bénéficiant d’une grande confiance de la part des citoyens, ainsi que d’un cadre légal et réglementaire adapté et en constante évolution pour répondre à chaque nouvelle technologie.
Conclusion
Ces différentes innovations n’ont pas eu d’effets miraculeux en tant que tel sur l’évolution de l’épidémie. Face à l’accélération des contaminations, l’Estonie, comme la plupart des États européens, a dû se résoudre à imposer des mesures de confinement coûteuses pour son économie. Néanmoins, ces différentes solutions numériques, développées avec succès et en seulement quelques jours, ont permis aux pouvoirs publics de fournir aux citoyens une information précise et continuellement mise à jour et de résoudre des problèmes nouveaux, causés pour la plupart par les mesures de confinement. À la fin de l’épidémie, il apparaitra certainement que ces outils numériques – entre autres facteurs – auront permis à l’Estonie d’éviter la désorganisation constatée dans d’autres pays.
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