En Syrie, "l'impasse subsiste, note Andreï Issaev, une manifestation de faiblesse, sous forme de concessions unilatérales, peut saper les positions diplomatiques de Moscou et d'Ankara", mais "la Russie 'comprend' les inquiétudes des partenaires turcs sur les menaces terroristes provenant du territoire syrien". Les autorités turques ont immédiatement attribué au PKK l'attentat qui a causé six morts à Istanbul, le 13 novembre, elles laissent planer la menace d'une opération militaire dans le nord syrien (Tall Rifaat, Manbij, Kobane), agitée ces derniers mois par R.T. Erdoğan. La réduction du dispositif militaire russe en Syrie pourrait aussi inciter certains groupes d'opposition à renouveler leurs attaques contre le régime de Damas.
La diplomatie turque entend également affirmer sa présence en Asie centrale, dans l’ancien pré-carré de Moscou. Lors du récent sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai, en septembre à Samarcande, le Président turc a annoncé son intention de ne plus se contenter du statut de "partenaire de dialogue" et de devenir l'an prochain membre à part entière de l'organisation. C'est également à Samarcande qu'a eu lieu, le 11 novembre, le premier sommet de "l'organisation des États turciques" (OET), qui succède au "conseil turcique", dont sont membres, outre la Turquie, l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizstan et l'Ouzbékistan, la Hongrie et le Turkménistan étant observateurs, ce qui représente une population de 160 millions de personnes et 3 % du PIB mondial, relève Stanislav Ivanov, expert de l'IMEMO. La question des infrastructures de transport était au centre des discussions, un fonds d'investissement doté de 500 millions de dollars a été mis sur pied. Les dirigeants des ex-républiques soviétiques sont intéressés à promouvoir dans ce cadre la coopération économique et culturelle et les réseaux de transport, ils souhaitent toutefois limiter la discussion des questions politiques et sécuritaires et des crises aux problèmes globaux de la région et, selon l'expression d'un site russe spécialisé, refusent de reconnaître la Turquie comme un "grand frère". Aussi ont-ils écarté la candidature de la "RTCN", reconnue uniquement par Ankara, à un statut d'observateur de l'OET.
La relation transactionnelle Ankara-Moscou préfigure-t-elle le monde de demain ?
"Si vous voulez comprendre la politique internationale dans cette ère nouvelle, regardez au sud, sur la rive opposée de la mer Noire", écrit le politologue Fiodor Loukjanov, qui avoue être impressionné par "la capacité du Président turc à obtenir des dividendes géopolitiques" de la crise en Ukraine, elle marque, selon cet expert russe, "l'apothéose de l'art d'Erdogan". Ce modèle de "coopération compétitive" montre comment la Turquie peut coexister avec un poids-lourd régional dans une relation transactionnelle, estime pour sa part Aslı Aydıntaşbaş. Trois principes guident aujourd'hui la politique turque de la Russie, analyse Maxim Suchkov, chercheur au MGIMO : la compréhension des enjeux de sécurité turcs, la prise en compte des "lignes rouges" et des marges de compromis possibles, l'utilisation des erreurs des autres partenaires d'Ankara, notamment des États-Unis. Pour Moscou, la coopération avec la Turquie lui permet de renforcer sa souveraineté stratégique, alors que cette dernière voit dans la Russie le moyen d'affirmer son autorité de grande puissance. Tant que ce commun dénominateur subsiste, "la plasticité de ces relations l'emportera sur la fragilité", affirme Maxim Suchkov. Il est vrai aussi que le tour pris par ces relations doit beaucoup à la personnalité des deux Présidents turc et russe, "plus à l’aise dans un monde où les alliances sont transitoires et transactionnelles et où les grandes puissances traditionnelles déterminent l’agenda", comme le remarque Thomas de Waal. Ces deux dirigeants, menacés l'un par une défaite militaire en Ukraine, l'autre par une défaite électorale, l'an prochain, partagent un même objectif, se maintenir au pouvoir, et leur collaboration y contribue.
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