C’est dans ce contexte que la mission en mer Noire de deux bâtiments de l’US Navy, le Donald Cook et l'USS Roosevelt, a été annulée, Le Vice-ministre russe des Affaires étrangères Ryabkov, qui a évoqué une "provocation", a conseillé à la marine américaine de "ne pas s’approcher des côtes de Crimée et de nos rivages de la mer Noire", où elle n’a "rien à faire". Les relations de la Turquie avec ses partenaires occidentaux restent tendues, sur le dossier ukrainien leurs positions sont en revanche très convergentes, observe Amberin Zaman. L’annexion de la Crimée en 2014 a sensiblement modifié le rapport de forces en mer Noire au profit de la Russie, qui a élargi son espace côtier, sa zone économique exclusive et modernisé sa flotte. Dans la crise russo-ukrainienne, les tentatives de Moscou pour enfoncer un coin entre la Turquie et ses partenaires de l'Alliance subissent un revers, conclut-elle.
Autre préoccupation russe - la possible remise en cause par la Turquie de la convention de Montreux
Avec la convention de Montreux de 1936, la Turquie dispose d’un instrument qui limite le tonnage et le temps de séjour en mer Noire des navires de guerre des États non riverains et, en cas de conflit, lui permet de contrôler l'accès aux Détroits. La lettre adressée par 104 amiraux en retraite, à la suite d'une initiative identique prise l'an dernier par 126 anciens ambassadeurs, mettant en garde contre une remise en cause de la convention de Montreux, a suscité une vive réaction de la part d’Erdoğan, qui a fait arrêter une dizaine de signataires. Le Président turc vient en effet de relancer le projet de "canal Istanbul", évoqué pour la première fois en 2011, qui ouvrirait une nouvelle voie de communication entre la mer de Marmara et la mer Noire. Tout en écartant, dans les circonstances actuelles, un retrait de la convention de Montreux, dans laquelle les nationalistes turcs voient une limitation de la souveraineté du pays, Erdoğan n'exclut pas un "réexamen de ce type d’accords" en fonction des intérêts nationaux et laisse ouverte la question du statut du nouveau canal. C'est aussi, estime Fehim Tastekin, un signal adressé aux États-Unis, leur marine ne serait plus tenue par le régime applicable au passage des détroits, même si des entreprises chinoises sont susceptibles de participer aux travaux, dont le montant est estimé à 9 milliards de dollars, et qui pourraient débuter cet été. Alexandre Choumiline, chercheur à l’académie des sciences de Russie, considère également que l'un des objectifs du "canal Istanbul" - outre les considérations écologiques - est de s'affranchir des limitations de la convention de Montreux et de permettre aux navires de l'OTAN de patrouiller sans restriction en mer Noire.
Pour la Russie, il s’agit d’un sujet sensible, que le Président Poutine a abordé avec son homologue turc lors d’un entretien téléphonique qui a précédé le sommet turco-ukrainien. "S'agissant du projet de construction par la Turquie du canal Istanbul, la partie russe a souligné l'importance du maintien du régime actuel, conforme aux dispositions de la convention de Montreux de 1936, qui assure la stabilité et la sécurité régionale", a indiqué le Kremlin après l'entretien. Théoriquement, observe une revue proche du MID, aussi longtemps qu'Ankara respecte la convention de 1936, le nouveau canal ne présente pas de menace pour la sécurité de la Russie car, avant de traverser la mer de Marmara, les navires doivent emprunter le détroit des Dardanelles qui est soumis à la convention de Montreux, "mais jusqu'à quand ?". "Il ne faut pas s'attendre à ce que la Turquie se retire demain de la convention de Montreux et creuse un canal vers la mer Noire qui permette le passage des porte-avions américains", estime Timothée Bordatchev, expert du club Valdaï, lui aussi souligne le rôle de verrou joué par les Dardanelles, mais estime que le simple fait de s'interroger sur le "caractère sacré" de la convention de Montreux est un indicateur que "le révisionnisme turc a atteint un seuil nouveau".
Trois facteurs, selon Metin Gurcan, expliquent le comportement du Président turc, d’une part des raisons de politique intérieure, Erdoğan cherche à détourner l'attention de la détérioration de la situation sanitaire, économique et sociale, comme le montre la dramatisation de la lettre des 104 amiraux ; le projet de "canal Istanbul" donnera lieu d'autre part à une vaste opération immobilière qui pourrait s'avérer juteuse pour le clan Erdoğan ; enfin cette nouvelle voie de communication confère un atout aux autorités turques dans leurs discussions avec les États-Unis qui, lors du conflit russo-géorgien de 2008, n'avaient pu positionner un porte-avions en mer Noire et qui, depuis l'annexion de la Crimée, cherchent à y renforcer leur présence navale. Une voie alternative aux détroits donne aussi à Ankara un levier pour obtenir de la Russie des concessions dans d'autres domaines, en Syrie, dans le sud du Caucase ou ailleurs, note Gevorg Mirzaian, politologue proche du pouvoir russe.
Dans l’immédiat, estime Dimitar Bechev, faute de reset avec Washington, Erdoğan n’a guère d'autre choix que de maintenir sa politique équilibriste avec Moscou.
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