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19/02/2021

L’administration Biden face à la polarisation de la Cour suprême

Trois questions à Anne Deysine

L’administration Biden face à la polarisation de la Cour suprême
 Anne Deysine
Professeur émérite à l’université Paris-Nanterre

La Cour Suprême joue un rôle essentiel dans l'interprétation des règles du fonctionnement institutionnel ainsi que le respect des libertés et droits de l’Homme aux États-Unis. C’est pourquoi elle peut être un contre-pouvoir redoutable pour les Républicains. La mort de l’icône progressiste Ruth Bader Ginsburg (RBG) et la nomination à sa place d’Amy Coney Barrett - défenseuse de l’originalisme et soutenue par la droite religieuse - ont ancré plus profondément la Cour Suprême dans le champ conservateur. Quels sont les enjeux pour la nouvelle administration de Biden ? Cette politisation croissante de la Cour Suprême va-t-elle constituer un frein aux politiques du nouveau président ? Anne Deysine, professeur, juriste et américaniste, spécialiste des questions politiques et juridiques aux États-Unis, répond à nos questions.

Quel est le rôle de la Cour suprême ? Quel est la nature du rapport de force entre la plus haute juridiction américaine et le Président ?

Au fil du temps, la Cour suprême est devenue extrêmement puissante et elle cumule aujourd’hui les fonctions de la Cour de cassation, du Conseil d’État, du Conseil constitutionnel et des deux Cours européennes (Cour de justice de l’Union européenne et Cour européenne des droits de l’Homme). Elle jouit en particulier du pouvoir, qu’elle s’est accordé en 1803 (Marbury v. Madison), de déclarer contraire à la Constitution un acte du président, un décret ou une loi du Congrès. Plus largement, la Cour suprême joue un rôle essentiel dans l’interprétation des règles du fonctionnement institutionnel (pouvoirs du président, droit de vote, financement des élections) et dans la définition des droits et libertés (avortement, port d’armes, droits des inculpés, responsabilité des policiers). C’est à ce titre qu’elle peut constituer un contre-pouvoir redoutable et que, instrumentalisée par les saisines des Républicains qui continuent le combat politique perdu devant les juridictions fédérales, elle risque de mettre un frein aux politiques de la nouvelle administration en invalidant décrets et mesures contestés en justice par les alliés républicains.

La confirmation de la juge Amy Coney Barrett, soutenue par la droite religieuse, donne au Parti républicain un contrôle d’une ampleur sans précédent sur la Cour suprême. Quelles sont les implications de cette nomination ?

La Cour suprême est en 2020 composée de neuf juges dont six ont été nommés par des présidents républicains, qui pour deux d’entre eux ont accédé à la présidence sans obtenir la majorité du vote populaire. Il y a une majorité de juges conservateurs depuis le début du siècle mais deux juges pivots - Sandra Day O’Connor jusqu’en 2006 puis Anthony Kennedy - ont voté occasionnellement avec les progressistes.

La Cour suprême est en 2020 composée de neuf juges dont six ont été nommés par des présidents républicains

Le second a démissionné en 2018 et a été remplacé par un vrai conservateur hostile à l’avortement, le juge Brett Kavanaugh. Et quand l’icône progressiste Ruth Bader Ginsburg (ou RBG) est décédée à la fin de l’été 2020, le Président Trump a pu, aidé des sénateurs républicains et en violation des règles qu’ils avaient eux-mêmes établies en 2016, nommer une sixième juge très conservatrice et très jeune, Amy Coney Barrett.

Cette nomination change complètement la donne. Entre 2018 et 2020, c’est paradoxalement le président de la Cour, le Chief Justice Roberts, qui a joué le rôle de juge pivot et a voté avec les progressistes pour tenter de préserver la légitimité de l’institution. Il a ainsi statué en faveur des droits des homosexuels en juin 2020 dans Bostock v. Clayton County, affirmant que le titre VII de la Loi sur les droits civiques (CRA) de 1964 interdit toute discrimination à l’encontre des homosexuels et des personnes transgenres en matière d’emploi. Il a aussi validé une loi restrictive de l’avortement (dont la sœur jumelle avait été validée 4 ans auparavant) en invoquant la règle du précédent (June) et s’est aussi opposé aux manœuvres du Président Trump pour imposer une question sur la citoyenneté dans le recensement. Et dans deux décisions financières (Mazars et Vance) dans lesquelles Donald Trump s’opposait à la communication de ses déclarations de revenus et documents financiers, John Roberts a ajouté sa voix à celles des progressistes pour juger que "le président n’est pas au-dessus des lois". En votant avec les progressistes, le président de la Cour a été le centre idéologique de celle-ci et a empêché un basculement à droite trop visible par des décisions rendues par les cinq voix conservatrices contre les quatre progressistes. Car si Roberts est indéniablement un conservateur, c’est aussi un institutionnaliste attaché à la crédibilité et à la légitimité de la Cour. Il était conscient qu’une série de décisions rendues à cinq voix contre quatre nuirait à la nécessaire légitimité de la Cour et galvaniserait les Démocrates en vue des élections de novembre 2020.

Que peut-on attendre de cette politisation croissante de la Cour suprême ? Des réformes sont elles envisageables ?

Avec l’arrivée d’Amy Coney Barrett et une vraie majorité de six juges conservateurs - le rêve des Républicains depuis des décennies -, John Roberts n’est plus en position de juge pivot et il faut s’attendre à de nombreuses décisions accentuant une dérégulation tous azimuts, signant la fin des contre-pouvoirs au bénéfice d'une présidence toute-puissante, l’érosion de la séparation de l'Église et de l'État et un basculement plusieurs décennies en arrière en termes de libertés, de droits civiques et de garanties en matière de procédure pénale. La Cour a déjà commencé à démanteler de nombreux acquis datant du New Deal et elle grignote petit à petit le droit à l’avortement tout en augmentant les prérogatives de la religion et en garantissant le droit au port d’armes. L’un des domaines où la dérégulation par la Cour est la plus dangereuse pour l’avenir est celui du droit de vote et du financement des élections. À la suite d’une décision de 2010 (Citizens United v. FEC), les milliardaires et les entreprises peuvent dorénavant dépenser sans compter dans les campagnes électorales.

Parallèlement, la Cour s’est régulièrement rangée du côté des États républicains et a validé les nombreuses lois adoptées depuis 2013 avec pour objectif de limiter de plus en plus l’accès au vote (voter suppression). Ces nouveaux textes rendent plus difficile l’inscription sur les listes électorales, exigent une pièce d’identité particulière difficile à obtenir, diminuent les plages de vote anticipé surtout utilisées par les minorités et facilitent les radiations pour prétextes fallacieux. Et l’alibi invoqué est toujours le même : lutter contre la fraude, dont les études prouvent qu’elle est inexistante. Immédiatement après la victoire de Joe Biden, plusieurs États républicains ont durci leurs législations afin d’empêcher le maximum de potentiels électeurs démocrates de voter en 2022 et en 2024.

Les Républicains, conscients que la démographie joue contre eux, ont depuis longtemps pour priorité la nomination de juges conservateurs favorables afin de faire passer par la voie judiciaire les évolutions qu’ils ne pouvaient obtenir du Congrès.

L’administration Biden est consciente du problème et une commission examine les différentes réformes possibles. Certaines relèvent d’amendements à la Constitution (remplacer le mandat à vie des juges fédéraux par un mandat de 18 ans) qui requièrent des majorités qualifiées et sont donc impossibles, mais deux d’entre elles permettraient de limiter le pouvoir de la Cour suprême et son instrumentalisation par les Républicains. Il s’agirait d’exiger une majorité qualifiée (sept voix sur neuf par exemple) pour invalider un texte et de limiter la grande latitude dont la Cour jouit pour choisir ses affaires par le biais du writ of certiorari. Ce mécanisme accepté par le Congrès dans une loi de 1925 lui permet de choisir son agenda et permet aux Républicains de faire remonter certaines affaires dans lesquelles ils souhaitent obtenir une invalidation (d’un décret de la nouvelle administration) ou la validation d’une nouvelle restriction (au droit de vote ou au droit à l’avortement). Le Congrès peut revenir sur sa loi de 1925 par une autre loi, mais cela nécessiterait sans doute d’en finir avec l’obstruction (filibuster) au Sénat.

Il y a urgence et réformer le pouvoir judiciaire fédéral doit être une priorité pour la gauche. En effet, si les juridictions fédérales, qui comptent désormais plus de 200 juges nommés par Donald Trump et un tiers des juges d’appel (circuit judges), continuent de valider les atteintes au droit de vote menées par les États républicains, il ne sera peut-être plus jamais possible pour les Démocrates d’être majoritaires au Congrès ou même de gagner une élection présidentielle.

Les Républicains, conscients que la démographie joue contre eux, ont depuis longtemps pour priorité la nomination de juges conservateurs favorables afin de faire passer par la voie judiciaire les évolutions qu’ils ne pouvaient obtenir du Congrès. La bonne nouvelle est que l’administration Biden et les Démocrates sont enfin conscients de l’enjeu et de l’urgence.

 

Copyright : Patrick Semansky / POOL / AFP

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