Notons une autre innovation significative de la version de 2021 par rapport à la stratégie de 2015 : l’insistance sur la défense des "valeurs traditionnelles russes". Celles-ci sont longuement décrites : dignité, droits de l’homme, patriotisme, famille forte, sens des responsabilités, primauté du spirituel sur le matériel, esprit "collectif", etc. Tout cela est menacé par une "propagande étrangère de l’égoïsme, de la permissivité et de l’absence de responsabilité", propagée à la fois par le gouvernement des États-Unis, des ONG et les nouveaux réseaux sociaux. La "falsification de l’Histoire" y contribue également. Ce qui est en jeu, c’est une tentative d’"occidentalisation" de la Russie, présentée d’ailleurs comme en passe de réussir.
Autre innovation significative, qui n’est pas sans lien avec celle que l’on vient d’évoquer : une importance centrale est accordée à la "sécurité informationnelle". Le texte indique que les nouvelles technologies de l’information sont utilisées de manière croissante pour interférer dans les affaires intérieures russes (sic). Les grandes plateformes contribuent à "répandre des informations fausses". La souveraineté russe dans la sphère de l’information est menacée. La stratégie 2021 prévoit donc toute une série de mesures telles que la création d’un segment souverain d’Internet, le renforcement des protections contre les cyber-attaques, le développement systématique de technologies nationales et plus généralement la mise en place des forces et moyens de la confrontation informationnelle.
D’un bout à l’autre de ce texte, on est tenté de trouver en celui-ci des éléments communs avec des débats à l’Ouest, certes réinterprétés par le système russe : la réduction des dépendances critiques, l’investissement nécessaire dans les technologies de pointe, l’importance de la mutation écologique sont des éléments que l’on retrouve dans des documents comparables des pays occidentaux (la "revue intégrée" britannique, par exemple). Inversement, là où les analystes occidentaux parlent d’une "désoccidentalisation du monde", les auteurs de la stratégie russe craignent une "occidentalisation" de la Russie. Comment ne pas être sensible à l’ironie de ce chassé-croisé ? S’agissant de la "confrontation informationnelle", le document signé par M. Poutine le 2 juillet officialise à sa manière une forme d’action dans laquelle la Russie a été pionnière, qu’elle a été la première à pratiquer chez les autres. La "stratégie nationale de sécurité" peut se lire comme une justification d’une tactique qu’utilise la Russie depuis des années - en intervenant dans les élections en Occident ou en accompagnement de ses actions en Syrie ou en Afrique.
Quelques leçons pour notre politique
Quelle importance convient-il de donner au document du 2 juillet pour décrypter la politique russe ? Dans quelle mesure est-il appelé à servir réellement de "feuille de route" aux décideurs dans les prochaines années ?
Notons en premier lieu que tout texte de ce genre est par construction de nature hybride : il comporte une dimension bureaucratique non négligeable puisque différents départements de l’appareil d’État y contribuent ; on retrouve ainsi d’une stratégie à l’autre au fil des années une série de "cases à cocher". Il ne faut donc pas exagérer le contenu "stratégique" du document. Il nous semble cependant qu’il reflète bien un état d’esprit - celui des dirigeants russes - en partie affiché et en partie implicite.
Ajouter un commentaire