Pourquoi Jacques Chirac s’est-il en quelque sorte "rangé" aussi vite, retrouvant en peu de temps les rails habituels de la relation transatlantique ? L’Allemagne, qui d’ailleurs ne s’était pas totalement reconnue dans la posture du Chancelier Schröeder, l’avait précédé dans le retour à Washington. Puis, 2005 a été une année terrible pour le président : le résultat négatif du référendum sur la constitution européenne (en mai) diminue beaucoup l’autorité que la France avait conservée en Europe ; auparavant, l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais, Rafiq Hariri (en février) avait conduit Jacques Chirac à rechercher une collaboration étroite avec l’administration Bush pour casser le régime syrien. Ce fut d’ailleurs le grand sujet sur lequel le couple franco-américain se reforma, accédant d’ailleurs à une intimité rarement atteinte auparavant.
C’est aussi à cette période que le décrochage avec l’Allemagne – qui sous l’impulsion de Gerhard Schroeder a entrepris de sérieuses réformes – commence à se faire sentir. Le passage de Dominique de Villepin à Matignon (2005-2007) se traduit par des mouvements sociaux spectaculaires. Dans le regard des autres acteurs internationaux, le prestige acquis dans le tiers-monde dans l’affaire irakienne ne suffit pas à pallier les effets d’un certain déclassement économique et social français.
Au-delà de tous ces facteurs, il est temps de replacer l’affaire irakienne et ses suites dans les constantes de l’action de Jacques Chirac ou au moins dans un ensemble de fils conducteurs qui donnent en fait une cohérence certaine à sa politique étrangère.
Jacques Chirac était un Européen – un "Européen de raison", précise Jean-Marc de la Sablière, qui fut son conseiller diplomatique et dont le livre très éclairant (Dans les coulisses du Monde, Robert Laffont) mérite d’être relu. Il avait soutenu le "oui" à Maastricht (1992) – tournant ainsi la page des positions anti-européennes qu’il avait prises imprudemment en 1978 ( l’ “appel de Cochin” ). Lors du sommet de Nice de décembre 2000, tout en défendant des modalités de vote au Conseil européen conformes aux intérêts de la France, il s’efforce d’adapter le fonctionnement du système européen à l’élargissement de l’UE. Il ne s’est pas opposé à l’élargissement à l’Est – qui, ayant eu lieu en période de cohabitation, a fait l’objet en France d’un consensus de la classe politique. Il tenait, sans illusion certes, à un début d’Europe de la défense. Après l’Irak, il n’était pas question pour lui d’entretenir une division permanente de l’Europe.
Vis-à-vis de l’Allemagne, Jacques Chirac pratiqua la même politique d’entente que ses prédécesseurs, l’affaire irakienne ayant scellé sa proximité avec Gerhard Schroeder. C’est peut-être dans la relation avec l’Amérique que l’on voit le mieux à l’œuvre la vraie stature du président Chirac. Dès son arrivée à l’Elysée (1995), il exige, avec John Major, un changement de nature de l’engagement des alliés en Bosnie – à ce moment-là piégés dans une mission de la paix de l’ONU presque déshonorante. Il n’est pas interdit de penser que c’est ce fut là sa "meilleure heure". Il impose une dernière campagne d’essais nucléaires français – malgré les réticences de l’administration Clinton et de bien d’autres. Il entraîne ensuite les Américains au Kosovo. Lorsqu’on s’étonne de l’étroitesse de sa coopération avec l’administration Bush à partir de 2005 sur les affaires libanaises, on oublie que le président Chirac avait travaillé étroitement avec Clinton sur les Balkans – discutant parfois pied à pied avec son homologue américain des plans de frappes des avions de l’OTAN – et d’ailleurs sur d’autres dossiers comme la Palestine.
Ce sont ses successeurs immédiats – M. Sarkozy et M. Hollande – du fait peut-être de l’évolution de la politique américaine et du tempérament olympien de Barack Obama – qui ont perdu le fil d’une certaine "influence française" sur les décideurs américains, passant bien sûr par un rôle personnel du président de la République. L’affaire irakienne illustre que Chirac était capable de s’opposer aux Américains comme de s’entendre avec eux en fonction de nos intérêts et des circonstances.
Autre fil conducteur, le plus important sans doute : Jacques Chirac a été le premier président de la République de l’après-guerre froide ; c’est en ce sens que son héritage est davantage d’actualité que celui de François Mitterrand. Il se trouve que l’équation personnelle de Chirac, sa boussole intime, le prédisposaient à comprendre un monde où la Chine, l’Inde et certains pays asiatiques allaient reprendre leur poids naturel ; ses intérêts personnels le portaient aussi vers l’Afrique. Il était plus à l’aise que d’autres dans le nouvel univers car il le voyait non à travers un prisme idéologique (le "tiers-mondisme" ou au contraire la défense des valeurs libérales), mais sous l’angle des cultures et de l’histoire. Ses contacts avec Eltsine et surtout Poutine s’inspiraient de cette même considération pour des modèles de civilisation différents du modèle européen ou occidental.
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