Comment traiter l’Inde et le Brésil, ou encore le Mexique ? Quel serait exactement l’agenda, c’est-à-dire les sujets à l’ordre du jour ? En vue de quels résultats ? Enfin, sur la méthode, doit-on envisager un événement unique ou un processus comportant une série de rencontres ? Sur ce dernier point, l’article de M. Biden trace clairement une perspective puisqu’en s’inspirant des "sommets sur la sûreté nucléaire" convoqués par Barack Obama entre 2010 et 2016, l’ancien Vice-Président suggère que les pays concernés participeraient sur la base d’engagements concrets, dont la réalisation serait évaluée d’un sommet à l’autre. Il n’est pas sûr toutefois que le thème de la démocratie, beaucoup plus vaste que celui de la sécurité nucléaire, se prête à ce genre de démarche.
Quoi qu’il en soit, une gamme d’options se présente à la future administration américaine sur un spectre qui va d’une conception associée à l’idée de "sommets pour la démocratie" - un forum de volontaires relativement large, soucieux de traiter la crise interne des institutions démocratique - à une conception axée sur un groupe plus restreint et plus "clivant" - une "alliance des démocraties" - avec un agenda clairement antiautoritaire et notamment anti-chinois.
Quelle position pour l’Europe et pour la France ?
Soyons clairs : la tentation d’un leadership systématique sur les démocraties est consubstantielle à l’Amérique telle que nous la connaissions avant 2016. Il n’en résulte pas pour autant que nous ayons intérêt à rejeter l’initiative envisagée par la future administration Biden. En effet, une attitude négative qui se voudrait néogaulliste ne correspondrait pas aux enjeux d’aujourd’hui.
Le contexte des années 2020 qui s’ouvrent diffère à l’évidence de celui des années 2000. La menace interne et externe sur les institutions démocratiques ne peut être niée. Les États-Unis eux-mêmes traversent une crise existentielle. On dit que leurs élites s’éloignent de plus en plus de l’Europe mais un phénomène - peut-être provisoire - s’observe également : le besoin de retrouver un certain "compagnonnage" avec le continent-souche de la civilisation américaine. En outre, les Européens ne sauraient maugréer contre un retour de l’Amérique après s’être amèrement plaints de son retrait. Collaborer à une initiative américaine pour la démocratie peut être un moyen d’établir un lien de confiance avec la nouvelle administration.
S’agissant de la France, deux éléments doivent plus particulièrement nous pousser dans ce sens. En premier lieu, dans le débat interne aux cercles proches de la future administration, c’est apparemment la conception d’un sommet "pour" la démocratie qui a le vent en poupe. Si l’on veut se donner une chance d’influencer ce débat, nous avons donc intérêt à donner notre accord de principe à un sommet de ce type. Cela nous permettrait d’autant mieux de faire passer le message qu’une telle initiative ne saurait promouvoir une forme de coercition, ni constituer une alliance ouvertement anti-chinoise, ni diviser l’Alliance atlantique ou l’Union européenne. Elle ne doit pas être perçue non plus comme une alternative à l’"Alliance pour le multilatéralisme" lancée par l’Allemagne et la France.
Le second facteur réside dans le fait que les Européens, et plus particulièrement les Français, disposent d’une expérience - voire d’une expertise - à faire valoir. Ainsi, deux des thèmes de coopération concrets envisagés par Joe Biden dans Foreign Affairs portent sur la lutte contre la corruption et la responsabilité des plateformes numériques. Ces deux thèmes correspondent à des combats menés dans le premier cas depuis longtemps par les Européens (la lutte contre les paradis fiscaux par exemple, ou tout dernièrement la conditionnalité liée à l’État de droit au sein de l’UE) et dans le deuxième cas plus particulièrement par les Français (Appel de Paris, Appel de Christchurch). Sur des sujets de même type - par exemple la lutte contre les inégalités, si importante pour rétablir la confiance dans la démocratie, ou encore la lutte contre la manipulation de l’information - les Européens ont un bilan à faire valoir, même s’il est très perfectible.
Sur la méthode, l’intention des futurs dirigeants américains est d’associer des représentants de la société civile - ONG, entreprises, acteurs non-étatiques divers - aux États invités, comme cela se pratique désormais couramment depuis que la méthode a été rodée dans un cadre onusien. Les Français peuvent à cet égard apporter une expertise peut-être inégalée : ils ont montré leur savoir-faire lors de la COP 21 en 2015, qu’ils déploient aussi sous une autre forme avec le Forum de Paris pour la Paix. Ils ont de surcroît pratiqué, à l’occasion de leurs dernières présidences du G7, y compris lors du sommet de Biarritz en 2019, une ouverture à des pays tiers, tels que l’Inde mais aussi venant d’Afrique et d’Amérique latine. Or ce sera l’un des enjeux de l’initiative de M. Biden que de ne pas apparaître comme une simple reconstitution d’une "ligue d’hommes blancs".
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