Tout cela reste à clarifier, mais ce virage montre que l'UE se montre prête à affronter les enjeux sous-jacents de la désinformation par l’intermédiaire d’une réponse européenne plus forte - et en abandonnant cette croyance, sans doute excessive, dans l’auto-régulation.
Liberté d'expression et réglementation de la désinformation : les États-Unis contre l'UE
La liberté d'expression - ou liberté de parole dans le contexte américain - est un fondement démocratique des deux côtés de l'Atlantique. Pourtant, les interprétations de cette notion y sont très différentes. Aux États-Unis, le Premier amendement garantit le droit des citoyens à la liberté d'expression (ou de parole), à quelques exceptions près. Le discours de haine, par exemple, y est considéré comme un discours "protégé", sauf dans de rares cas d’incitation à la violence ou de menace réelle. L'interprétation américaine de la liberté de parole s’inscrit ainsi dans la tradition grecque de la parrhesia, c'est-à-dire la capacité de parler librement sans crainte de censure ou de représailles de la part du gouvernement. On s'attend à ce que le gouvernement n'entrave pas la liberté d'expression (sauf lorsque celle-ci est susceptible d’aboutir à "une action illégale imminente"), mais on n’attend pas de lui qu'il protège les citoyens contre, notamment, les mouvements de masse en ligne visant à intimider ou à faire taire ceux qui expriment des opinions opposées. Pour résumer, la vision américaine de la liberté d'expression est fondée sur le principe selon lequel la liberté d'expression est un droit méritant d’être protégé contre le gouvernement plutôt que d'être garanti par ce dernier.
L'Europe, quant à elle, emprunte au concept d'iségorie, une notion plus égalitaire qui fait référence à l'égalité des citoyens à participer aux débats publics. Les gouvernements européens jouent traditionnellement un rôle plus actif dans la protection du droit des individus à la liberté d'expression ; lorsque la jurisprudence européenne estime que des restrictions limitées sont nécessaires, c’est pour protéger "les droits des autres". Les restrictions européennes à certains types d'expression, par exemple la négation de la Shoah en Allemagne, sont donc justifiées par une interprétation "iségorienne" de la liberté d'expression où ce droit inaliénable d’un individu doit être protégé non seulement contre le gouvernement mais aussi contre les autres citoyens.
Ces différentes interprétations de la liberté d'expression ne sont pas de simples définitions conceptuelles ; elles affectent également les attitudes des citoyens. Un sondage du Pew Research Center réalisé en 2015 a révélé que si les Américains et les Européens soutenaient fermement, respectivement à 95 % et 91 %, le droit de critiquer les gouvernements, les Américains étaient bien plus tolérants à l'égard des propos offensants. Par exemple, 77 % des Américains, contre 38 % des Allemands, étaient ainsi favorables au droit des autres citoyens de faire des déclarations offensantes au sujet de leur propre religion, et 67 %, contre 27 % des Allemands, soutenaient le droit à formuler des déclarations offensantes à l’égard des minorités.
Mais ces différences dans les niveaux de tolérance à l'égard des discours offensants n'expliquent pas, à elles seules, les attitudes contrastées, au sein de l’espace transatlantique, vis-à-vis de la réglementation. L'article 230 de la Communications Decency Act (CDA) américain de 1996, selon lequel un "fournisseur de services informatiques interactifs ne peut pas être tenu responsable du contenu posté par les utilisateurs de ce service", protège efficacement les réseaux sociaux contre toute responsabilité légale. L'immunité offerte par l'article 230 a résisté à la plupart des contestations judiciaires, suggérant que toute tentative américaine de réglementation des contenus sur les plateformes en ligne nécessiterait d'abord une modification du CDA.
Compte tenu des défis soulevés par une réglementation fondée sur les contenus, une approche préférable, pour les législateurs américains, réside dans le fait de se concentrer sur une réglementation exigeant davantage de transparence et de protection des données de la part du secteur de la tech. C'est là un domaine sur lequel les États-Unis et l'Union européenne pourraient trouver un terrain d'entente - de taille. De plus, en adoptant des normes communes tournées vers les pratiques des réseaux sociaux plutôt qu’axées sur les propos des utilisateurs, Américains et Européens pourraient envisager la création de normes industrielles fidèles à nos valeurs démocratiques communes. Cet ensemble de normes serait susceptible de fournir un cadre satisfaisant dont les démocraties émergentes pourraient s’inspirer, réduisant ainsi l'attrait exercé par les mesures plus draconiennes proposées par les régimes autoritaires.
Quelques pistes pour aller plus loin dans la lutte contre la désinformation
Recommandation 1 : s’attaquer aux comportements trompeurs plutôt qu’au contenu.
Les législations s’efforçant de réglementer les contenus entreront invariablement en conflit avec les différents principes de la liberté d'expression. Dans des cas limités déjà définis par des lois ou des normes préexistantes, la modération des contenus est nécessaire. La désinformation n’atteint néanmoins ces seuils que rarement, et une nouvelle législation conçue spécifiquement pour lutter contre les contenus faux ou trompeurs présente le risque que le gouvernement aille trop loin. Une autre approche, bien plus efficace, consisterait à s'attaquer à l’intention malveillante de l’auteur de ces contenus plutôt qu'aux contenus eux-mêmes. Cela inclut, entre autres, l'usurpation d'identité et l'utilisation d'un comportement malveillant coordonné, déployé pour tromper les utilisateurs. Atténuer les comportements intentionnellement trompeurs est une approche beaucoup plus efficace pour lutter contre la désinformation, car elle s'attaque aux vulnérabilités systémiques plutôt qu'aux questions liées à la liberté d’expression - qui ne sont pas du ressort des plateformes de réseaux sociaux.
Recommandation 2 : réaliser un audit des entreprises de réseaux sociaux.
Actuellement, les gouvernements reprochent principalement aux réseaux sociaux le fait que les Etats et, par extension, les utilisateurs, ne bénéficient pas de l’information nécessaire pour déterminer si ces entreprises mettent en œuvre de façon suffisamment équitable et efficace leurs propres conditions d’utilisation. Cette situation crée une asymétrie d’information entre les plateformes et les acteurs extérieurs. Exiger des audits indépendants, réalisés par des tiers (à l’image des audits se pratiquant dans le secteur financier) et visant à évaluer les réseaux sociaux pourrait en cela être une piste. Ces audits permettraient un contrôle indépendant, extérieur aux entreprises elles-mêmes, sans que la surveillance ne soit directement confiée aux organismes de réglementation gouvernementaux. Ces audits devraient se concentrer sur la caisse de résonance constituée par les réseaux sociaux, et sur les cas affectant certaines populations de manière plus significative que d’autres.
Recommandation 3 : Formaliser des exigences légales sur la publicité en ligne.
Dans la plupart des pays de l'UE comme aux États-Unis, les publicités politiques diffusées en ligne ne sont actuellement pas soumises aux mêmes exigences de publication que celles s'appliquant aux publicités dans les secteurs traditionnels. Bien que de nombreux réseaux sociaux aient défini leurs propres exigences en matière de publicité politique, il conviendrait d’inscrire ces exigences dans le droit. De plus, le manque de transparence propre au secteur de la publicité en ligne implique que de nombreux annonceurs risquent, sans le savoir, de soutenir des sites diffusant des informations douteuses dans un but lucratif. Les entreprises tierces de publicité en ligne devraient à tout le moins être obligées de divulguer les sites dans lesquels ils placent leurs publicités, fournissant ainsi aux entreprises et au public l'information nécessaire pour comprendre où l'argent publicitaire est dépensé. A plus long terme, les principes de transparence devraient être étendus à tous les contenus recommandés sur les plateformes : les téléspectateurs devraient avoir la possibilité de savoir pourquoi un élément de contenu apparaît sur leur écran (comment l'utilisateur a été classé et comment cette catégorisation a eu une incidence sur la recommandation). Il vaut également la peine de se demander si les États-Unis ne devraient pas reprendre certains éléments du Règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’UE qui interdisent aux annonceurs d'effectuer un microciblage fondé sur des données relevant de certaines catégories protégées (par exemple, l'origine ethnique, la génétique, les opinions politiques).
Recommandation 4 : Ne pas s’attaquer à la désinformation de manière isolée.
Les acteurs recourant à la désinformation la combinent souvent à d'autres outils d'ingérence politique. Par exemple, les campagnes de désinformation qui ont entaché l'élection présidentielle américaine de 2016 et la présidentielle française de 2017 ont été rendues possibles par des cyberattaques qui ont fourni de la matière première politiquement explosive. En outre, les États autoritaires cherchent à accroître leur présence médiatique dans les démocraties. La sécurisation de l'espace informationnel européen nécessite donc une réglementation qui dépasserait les simples lois de lutte contre la désinformation ; pensons ici à des processus efficaces de filtrage des investissements étrangers dans le secteur des médias ou à des procédures plus strictes de lutte contre le blanchiment d'argent, qui garantiraient que les fruits issus de la corruption des régimes autoritaires n’atteignent pas les systèmes bancaires occidentaux.
Recommandation 5 : Bigger is not always better.
Les larges législations à portée générale s'inscrivant dans la lignée du RGPD présentent l’avantage d’être de bons outils de programmation des actions, mais plusieurs années sont nécessaires à leur élaboration et à leur mise en œuvre. Les plateformes de réseaux sociaux basées dans des régimes autoritaires étant déjà de plus en plus présentes dans le monde, les démocraties européennes ne peuvent se permettre d'attendre un texte unique qui permettrait de résoudre tous les problèmes de l'espace informationnel du XXIe siècle. Il serait souhaitable d’adopter une réflexion tactique et de privilégier des mesures à plus petite échelle et ciblées qui s'attaqueraient aux menaces les plus urgentes et aux acteurs incontournables du moment, et qui pourraient ensuite être complétées par des lois et des règlements plus complets.
Recommandation 6 : Renforcer la coopération internationale.
Comme nous l'avons mentionné plus haut, les États-Unis et l'Europe ont des approches très différentes de la notion de liberté d'expression, ce qui explique sans aucun doute le contraste dans la façon dont les gouvernements traitent la désinformation. Néanmoins, pour lutter contre la diffusion de contenus faux ou trompeurs, les gouvernements devraient davantage s'aligner sur la manière dont ils réglementent la désinformation. A court terme, le gouvernement américain pourrait encourager les entreprises à adopter des codes de pratiques complémentaires à ceux initiés par l'UE ; l'UE devrait également s'associer à des pays comme l'Inde ou le Brésil pour s’accorder sur des normes partagées. A plus long terme, il serait bénéfique de créer une plateforme permettant aux dirigeants politiques internationaux de partager leurs expériences et leurs progrès respectifs. Au-delà d'une coopération transatlantique renforcée, le suivi en temps réel de la désinformation, grâce au système d'alerte rapide de l'Europe, devrait inclure un maximum de pays hors-UE.
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Auteurs
Julian Jaursch, directeur du projet "Strengthening the Digital Public Sphere", Stiftung Neue Verantwortung
Théophile Lenoir, chargé d’études en charge du programme numérique, Institut Montaigne
Bret Schafer, Media and Digital Disinformation Fellow, Alliance for Securing Democracy, German Marshall Fund of the United States
Etienne Soula, Research Assistant, Alliance for Securing Democracy, German Marshall Fund of the United States
Signataires
Gilles Babinet, conseiller numérique, Institut Montaigne
Michel Duclos, conseiller spécial - géopolitique, ancien ambassadeur
Olivier Jay, Partner, Brunswick
Bruno Patino, directeur éditorial d’Arte et directeur de l’Ecole de journalisme de Sciences Po Paris
Laetitia Puyfaucher, présidente, Pelham Media Ltd.
Véronique Reille-Soult, CEO, Dentsu Consulting
Ben Scott, Director of Policy & Advocacy, Luminate
Dan Shefet, avocat et président, Association for Accountability and Internet Democracy
Ethan Zuckerman, directeur, MIT Center for Civic Media
Claire Wardle, PhD, présidente exécutive, First Draft
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