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06/09/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - L’Allemagne saisie par le doute

[Le monde vu d'ailleurs] - L’Allemagne saisie par le doute
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, Bernard Chappedelaine nous emmène en Allemagne où la rentrée politique est placée sous le signe du défi, entre perspective de croissance en berne et baisse de la popularité du gouvernement…

Les interrogations sur la pérennité du modèle politique et économique allemand se font plus insistantes, dans un contexte marqué par les difficultés de la coalition au pouvoir à Berlin et la perspective d’une récession en 2023.

L’avenir du Standort Deutschland en question

"L'Allemagne est-elle de nouveau l'homme malade de l'Europe ?", se demandait récemment The Economist. La capacité du pays à faire évoluer un modèle qui reposait largement jusqu'à ces derniers temps sur une triple dépendance envers l'énergie russe, le marché chinois et la protection militaire des États-Unis suscite des interrogations dans l’opinion. Selon une enquête récente, la moitié des Allemands (30 % en 2022) est désormais convaincue que, dans 10-15 ans, leur pays ne figurera plus parmi les grandes puissances économiques du monde. L`Allemagne a bénéficié des réformes sociales décidées par G. Schroeder ("Agenda 2010"), qui lui ont conféré un avantage de compétitivité et assuré une aisance financière et budgétaire. Aujourd'hui, son économie souffre de la faiblesse de sa démographie, du manque d’investissements dans les infrastructures et dans les nouvelles technologies; elle doit financer sa défense et la transition écologique et attirer une main d’œuvre étrangère qualifiée afin de compenser le départ en retraite de millions d'actifs dans les années à venir. L’Allemagne peine également en tant que site industriel ("Industriestandort"), admettait récemment le président du patronat (BDI).

Seule parmi les grands pays industriels, l’Allemagne devrait terminer l’année en récession et, à la différence de la plupart de ses partenaires, elle n'a pas retrouvé son niveau de production de 2019.

Seule parmi les grands pays industriels, l’Allemagne devrait terminer l’année en récession.

Le coût élevé de l`énergie pénalise fortement de nombreux secteurs industriels, attirer des investissements étrangers nécessite désormais de fortes subventions (10 Mds€ pour Intel et 5 Mds€ pour TSMC). Face à la concurrence chinoise, l'avenir de l'industrie automobile germanique alimente de nombreuses interrogations, l'économie allemande est particulièrement exposée à une baisse de la croissance chinoise et à un retournement du commerce mondial.

 "Nous sommes l'homme malade du monde", affirme le nouveau secrétaire général de la CDU, favorable à un Agenda 2030. Des responsables du SPD et des Verts demandent la suspension du "frein à la dette" ("Schuldenbremse") pour faciliter la restructuration de l’industrie, beaucoup souhaitent des tarifs particuliers pour l’industrie afin d’amortir le prix de l’énergie, certains regrettent l’arrêt des dernières centrales nucléaires, mais O. Scholz vient à nouveau d’exclure leur redémarrage. Les économistes interrogés par le FT divergent sur les capacités de rebond de l’économie allemande. Celle-ci a besoin d’un agenda de réformes, elle conserve cependant de nombreux atouts, souligne l’économiste Holger Schmieding.

Les difficultés du modèle politique allemand


La rentrée politique à Berlin se déroule aussi dans un climat morose. La population, dans sa grande majorité, n'est pas convaincue par l’action de la coalition Ampel (SPD, Verts, FDP) au pouvoir depuis bientôt deux ans. Seuls 21 % des sondés se déclarent satisfaits de son action, le taux d‘approbation du Chancelier Scholz (31 %) est au plus bas (ARD-Deutschlandtrend). La coalition n'offre pas une image d'unité, notamment sur la politique énergétique, le chancelier est critiqué pour un manque de leadership et de pédagogie, les Verts sont particulièrement sanctionnés par l’opinion. En cas d’élection du Bundestag, la coalition berlinoise ne réunirait qu’environ 40 % des suffrages, quant au parti de gauche (die Linke), il est menacé d’une scission, qui entraînerait la disparition de son groupe parlementaire. C’est l‘AfD qui bénéficie de cette désaffection à l'égard de tous les partis de gouvernement, créditée actuellement à plus de 20 % des intentions de vote au plan fédéral, niveau inégalé dans l'histoire de la République fédérale. L’attraction exercée par cette formation d'extrême-droite s`accompagne d`un effritement de la confiance dans l´État.

Selon une enquête récente, seuls 27 % des Allemands le jugent en capacité d'exercer ses missions (en réalité, la chute remonte à l'an dernier, ce taux ayant alors chuté de 45 à 29 %), l’immigration et l’asile étant les exemples les plus fréquemment cités de cette carence imputée aux pouvoirs publics. À en croire un autre sondage de la Körber Stiftung réalisé cet été, 54 % des Allemands n’ont plus guère confiance dans la démocratie. Le jugement sur les partis est particulièrement sévère, les citoyens reprochent à leurs élites politiques de vivre "dans leur monde", ils font part de leur scepticisme sur la capacité de l’Allemagne à relever les défis futurs et plébiscitent un mode de gouvernement plus volontariste.

L’audience inédite dont bénéficie désormais l’AfD est la manifestation la plus visible de la remise en cause du modèle politique allemand, alors que, récemment encore, le pays échappait au sort de ses voisins, confrontés peu ou prou à la progression du populisme. La CDU/CSU et le SPD, les grands "partis de rassemblement" ("Volksparteien"), ne sont désormais plus en mesure de former un gouvernement avec un seul partenaire, des coalitions tripartites, plus hétérogènes, sont nécessaires qui rendent difficiles les arbitrages, comme on le voit aujourd'hui avec la coalition Ampel.

Seuls 21 % des sondés se déclarent satisfaits de l'action du gouvernement et l'approbation du Chancelier Scholz est au plus bas.

La situation est encore plus problématique dans l’est du pays, le parti d’extrême-droite se situe en tête des intentions de vote dans les scrutins régionaux (Brandebourg, Saxe, Thuringe) qui auront lieu en 2024. Le "cordon sanitaire" ("Brandmauer"), mis en place autour de l’AfD par les autres partis, est nettement plus contesté à l’est qu’à l‘ouest. L’essor de l’AfD conduit certains à s`interroger sur son impact concernant l’image de l’Allemagne, perçue jusqu’à présent par ses voisins comme un pôle de stabilité et de modération, comme un pays ayant rompu avec un passé douloureux et ainsi devenu une république parlementaire exemplaire. Certains redoutent des effets économiques négatifs pour le Standort Deutschland. Albert von Lucke s’inquiète quant à lui de sa transformation en une "République des citoyens en colère" ("Wutbürger-Republik"), Le fait que, dans les intentions de vote, les résultats de l’AfD, fondée il y a dix ans, soient actuellement supérieurs au score du SPD, qui vient de marquer son 160e anniversaire, doit faire réfléchir, souligne Albert von Lucke.

La montée de l’AfD et sa radicalisation

C’est l'AfD qui bénéficie de cette désaffection à l'égard de tous les partis de gouvernement.

Créée pour dénoncer l’absence d’alternative à la monnaie unique européenne ("le parti des professeurs"), l’AfD a progressé à la faveur de la crise des réfugiés, elle pouvait alors apparaître comme la seule véritable opposition, le pays étant dirigé par une grande coalition, mais cela n’est plus le cas aujourd’hui.

Le parti d’extrême-droite a réuni cet été à Magdebourg 600 délégués pour préparer les élections européennes de l’an prochain lors desquelles le parti espère au moins une vingtaine d’élus. Les débats témoignent de la radicalisation de sa ligne politique, c’est Maximilian Krah, un proche de Björn Höcke, leader de l’aile radicale du parti, qui a été choisi comme tête de liste. Ce dernier brigue la succession, l’an prochain, de Bodo Ramelow (die Linke) à la tête du Land de Thuringe, il estime que "l'UE doit mourir" pour que "vive la véritable Europe". Björn Höcke est connu pour ses propos polémiques, en 2021, il avait détourné le nom de l’AfD en reprenant le slogan, interdit, de la SA ("Alles für Deutschland").

Le programme adopté à Magdebourg évite les formules les plus extrêmes - il n’est plus question de "dissolution" de l’UE, bien qu’elle ait "échoué dans tous les domaines", mais de sa transformation en "Union des nations européennes", la sortie de l’Allemagne de l’UE ("Dexit") n’est pas mentionnée - mais des délégués ont fustigé les "élites globalisées", le "grand remplacement" ("Umvolkung") et exigé la "remigration". Le Président du service de Sécurité intérieure (BfV) a réagi en évoquant les "théories conspirationnistes d’extrême droite de candidats" de l’AfD, de même qu`il a mis en garde contre l’influence de Moscou et dénoncé la reprise du narratif du Kremlin par "certaines parties" de cette formation.

Longtemps déchirée par des luttes de clans, le parti offre désormais une apparence d’unité, qui masque les divergences persistantes sur l’UE, la Russie et sur la stratégie (priorité au "pacifisme" ou à l‘immigration), et qui lui permet de progresser dans l`opinion. Comme les autres partis populistes européens, l’AfD développe une stratégie progressive de conquête du pouvoir, elle a déjà obtenu quelques succès locaux et espère accroître son poids politique à la faveur des élections régionales de l’an prochain.

Les autres partis d’opposition en proie à une crise d’identité


La CDU/CSU ne capitalise pas sur les difficultés du gouvernement fédéral, un faible pourcentage des électeurs (19 %) est persuadé que le bilan d'un gouvernement à direction chrétienne-démocrate serait meilleur. Le président du parti, Friedrich Merz, peine à convaincre, y compris au sein de sa propre formation, certains ministres-présidents contestent ses orientations, seule la moitié des sympathisants de la CDU le considère comme un bon chef de parti.


L’attitude à adopter vis-à-vis de l’AfD divise, en premier lieu la CDU, créditée de 27 % des intentions de vote au niveau fédéral. Après avoir brièvement laissé entendre qu'une coopération pragmatique avec certains élus locaux de l'AfD était envisageable, Friedrich Merz a rappelé la position de son parti et exclu toute collaboration avec le parti d'extrême-droite, aussi bien aux niveaux fédéral et régional que communal.


Dans le même temps, les dirigeants de la CDU ont durci le ton sur les questions migratoires, au premier rang des préoccupations de l’opinion. "Nous ne pouvons continuer ainsi en matière d'immigration", a affirmé récemment Friedrich Merz. 300.000 demandes d'asile pourraient, d’après lui, être déposées cette année en Allemagne, ce qui menace "la cohésion de la société", fait-il valoir. Aussi faut-il "limiter immédiatement cet afflux", notamment en rétablissant les contrôles aux frontières avec la Pologne et la République tchèque, qui enregistrent une augmentation sensible du nombre d'entrées illégales depuis le début de l'année.

D'après l'historien Andreas Rödder, la CDU a un problème d'identité politique, qui remonte à l'ère Merkel. Le parti chrétien-démocrate s'est alors placé sous l'emprise culturelle des Verts (asile/immigration, nucléaire, genre) et ne dispose plus d'un corpus idéologique propre. Le fait que, à l’exception d’une parenthèse de quatre ans (2009-2013), la chancelière a gouverné en grande coalition avec le SPD pendant douze ans a aussi contribué à diluer l'identité de la CDU.

La CDU a un problème d'identité politique, qui remonte à l'ère Merkel.

À gauche, die Linke est également en difficulté. Crédité désormais d'à peine 5 % des intentions de vote, déjà absent de plusieurs parlements régionaux, le parti pourrait ne plus être représenté au Bundestag lors des prochaines élections. Signe de vives tensions et de profondes divisions, les deux co-présidents du groupe parlementaire ont décidé de quitter leur poste. Le choix de Carola Rackete, capitaine du Sea Watch - bateau qui avait bravé l'interdiction des autorités italiennes et accosté avec des réfugiés à Lampedusa - comme numéro deux de la liste du parti aux élections européennes, est contesté en interne.


Gregor Gysi, l'une des figures du parti, juge que faute d'avoir accordé suffisamment d'attention aux problèmes des Länder orientaux, dans lesquelles son audience était importante, le parti est désormais plongé dans une "crise existentielle". Die Linke est en effet confrontée à une menace de plus en plus concrète de scission émanant de Sahra Wagenknecht.

Die Linke est en effet confrontée à une menace de plus en plus concrète de scission émanant de Sahra Wagenknecht.

Économiste de formation, originaire de l'ex-RDA, elle entend réinvestir les thématiques économiques et sociales traditionnelles du parti, critiquant le "libéralisme de gauche moralisant", "les bien-pensants" (titre du livre qu'elle a publié en 2021) et la "Lifestyle-Linke", soucieuse avant tout "du climat, de l'émancipation, de l'immigration et des minorités sexuelles".

Le nouveau parti, dont elle pourrait annoncer la création d'ici la fin de l'année, est susceptible de concurrencer sérieusement non seulement die Linke, mais aussi l'AfD. Certains experts escomptent en effet qu'un tel parti dirigé par une personnalité charismatique comme Sahra Wagenknecht - qui fait défaut aussi bien à die Linke qu'à l'AfD - pourra attirer un électorat populaire et conservateur, préoccupé avant tout par les questions sociales, et également pro-russe. Le projet politique de celle qui est qualifiée par les commentateurs russes de "Sahra la rouge", d’ "anti-Baerbock" et de "La Stalinienne" est suivi attentivement à Moscou.

 

Copyright: JOHN MACDOUGALL / AFP

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