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Note
Octobre 2020

Trump ou Biden
Comment reconstruire la relation transatlantique ? 

Auteur
Michel Duclos
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Michel Duclos est Conseiller spécial et Resident Senior Fellow en Géopolitique et diplomatie.

Mahaut de Fougières
Responsable du programme Politique internationale

Mahaut de Fougières était responsable du programme Politique internationale jusqu'à Février 2023. Dans ce cadre, elle pilote les travaux de l'Institut Montaigne sur la défense, la politique étrangère, l'Afrique et le Moyen-Orient, et mène des projets transversaux au sein du pôle international. Auparavant, elle était chargée d'études sur les questions internationales, depuis 2018.

Diplômée de King's College London et de University College London (UCL) en relations internationales, elle a également étudié à l'université américaine de Beyrouth (AUB).

Les projecteurs sont braqués sur l’élection présidentielle américaine. Quel qu’en soit le résultat, il ne faut cependant pas s’y tromper : la relation transatlantique arrive de toute façon à la fin d’un cycle. Il est vrai que ce constat est davantage formulé en France que chez nos partenaires européens ou aux États-Unis. Il fait peur à beaucoup de responsables – comme on l’a vu lors des réactions indignées à l’interview d’Emmanuel Macron évoquant une "mort cérébrale" de l’OTAN. L’idée progresse cependant chez les stratèges qu’il devient nécessaire de définir un nouveau contrat transatlantique – sauf à assister dans les prochaines années au délitement de ce qui a constitué pendant des années un des fondements de l’ordre international. 

La proposition que nous voudrions avancer dans cette note est que les Européens ne doivent pas se contenter d’attendre d’une future administration américaine des éléments de marche à suivre : à l’occasion de l’élection présidentielle du 3 novembre, quels qu’en soient les résultats, ils doivent prendre les devants et avancer leurs propres idées, voire leurs propres initiatives. Il leur appartient d’articuler une "offre stratégique" à la prochaine administration américaine. De quelle manière ? 

La fin d'un cycle

Sans chercher l’originalité, rappelons quelques points de repère.

La tendance lourde du déplacement du centre de gravité de la politique américaine

Les États-Unis s’adaptent progressivement à une certaine relativisation de leur puissance dans le monde, certains diraient un déclin de leur influence, même si celle-ci demeure évidemment immense du fait entre autres de leurs capacités financières, de leur dynamisme économique et de leur puissance militaire. Le Président Obama restera sans doute comme le Président qui a eu le plus conscience de cette évolution (cf. la célèbre "doctrine Obama", selon Jeffrey Goldberg, The Atlantic, avril 2016). Sur ce fond de tableau, la volonté de pivoter vers l‘Asie, le souhait d’un moindre engagement en Europe et au Proche-Orient, le rejet de l’interventionnisme militaire, qui a conduit le pays à son "overextension" actuelle, forment un fil rouge qui traverse les présidences successives.

Gérard Araud le rappelait récemment : Barack Obama avait de facto fait l’impasse sur l’Ukraine, la Libye et la Syrie – trois dossiers essentiels pour les intérêts européens. En outre, en décembre 2009, le Président américain si prisé des Européens n’avait pas hésité à écarter l’Europe des ultimes négociations de la conférence de Copenhague sur le climat (qui fut par ailleurs un fiasco). 

La crise du Covid-19 accélère vraisemblablement la sortie du "paradigme du 11 septembre 2001" qui a orienté depuis près de 20 ans la politique internationale des États-Unis.

Si la crise actuelle du Covid-19 marque peut-être une rupture, c’est qu’elle "clarifie" des dynamiques préexistantes ; s’agissant des idées qui ont cours à Washington, elle accélère vraisemblablement la sortie du "paradigme du 11 septembre 2001" qui a orienté depuis près de 20 ans la politique internationale des États-Unis. Le mouvement de recentrage de la politique étrangère américaine vers les nécessités de politique interne – caricatural sous Trump – devrait se trouver confirmé, là encore quel que soit le résultat des prochaines élections. 

 

Toute administration américaine aura la préoccupation de corriger certains effets de la globalisation – et maintenant de la crise sanitaire –, en particulier sur la classe moyenne. Il faut donc s’attendre par exemple à une persistance des réflexes protectionnistes ou encore à une volonté acharnée de ne pas laisser échapper la domination technologique des États-Unis.

Des défis internationaux de nature différente

Dans l’état actuel des choses, l’Alliance atlantique demeure la structure essentielle de la relation transatlantique. Pour des raisons historiques, politiques et culturelles, l’OTAN apparaît comme l’institution qui relie les nations européennes à la puissance américaine – et l’enceinte qui permet aux Américains d’exercer leur leadership sur l’Europe. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que l’OTAN ait survécu à la diminution de la menace stratégique russe. Le retour de cette menace, sous une forme moins massive qu’autrefois mais néanmoins réelle (cyberattaques, guerre informationnelle, pressions sur certains pays, etc.) renforce l’importance de l’Alliance aux yeux des Européens, à commencer par ceux qui sont les plus exposés au revanchisme russe.

Les vrais paradoxes se situent ailleurs. D’abord, dans l’incapacité apparente des Européens à compenser le relatif désengagement des États-Unis ; beaucoup d’experts américains, au-delà de la crispation fétichiste sur le niveau des dépenses de défense (2 % du PIB de chaque pays selon un engagement pris lors d’un sommet de l’OTAN en 2014), estiment désormais qu’il est temps que les Européens soient capables de gérer les crises dans leur backyard

Beaucoup d’experts américains [...] estiment désormais qu’il est temps que les Européens soient capables de gérer les crises dans leur backyard.

Ensuite, dans les dysfonctionnements internes à l’Alliance, mis en relief notamment par le Président Macron lorsqu’il dénonce les manquements de la Turquie aux règles de solidarité, ou qui se manifestent lorsque Washington décide sans aucune consultation de retirer une partie de ses forces stationnées en Allemagne. 

Enfin, plus profondément encore, dans le décalage entre la vocation fondamentalement politico-militaire de l’Alliance atlantique et la nature des défis – beaucoup plus larges, en tout cas plus "géoéconomiques" – qui affectent la sécurité des nations démocratiques (cyber, enjeux technologiques, chaînes de valeur, etc.). Une grande partie de ces défis sont liés à la montée en puissance de la Chine. D’où la volonté de certains au sein de l’OTAN – qu’exprime son Secrétaire général, M. Stoltenberg – de "globaliser" l’Alliance ; une telle intention trouvera toutefois vite ses limites : l’OTAN ne va pas devenir une institution géoéconomique. 

Un malaise des deux côtés de l’Atlantique

Ne versons pas dans une illusion rétrospective : le paradis perdu que beaucoup regrettent dans la relation transatlantique n’était pas si paradisiaque. Les "malentendus transatlantiques", pour reprendre une formule d’Henry Kissinger au siècle dernier, ont souvent dominé le dialogue entre les deux rives de l’Océan. 

Un élément nouveau a peut-être trait à l’évolution des sociétés. En un sens, les politiques intérieures des États-Unis et de l’Europe – sous l’effet du populisme, hélas – sont alignées aujourd’hui comme elles ne l’avaient jamais été auparavant. La société américaine n’avait jamais été aussi polarisée à l’époque moderne, et une polarisation du même ordre se retrouve dans les sociétés européennes. En revanche, l’outlook stratégique des alliés reste aussi écartelé qu’à l’époque des débuts du Professeur Kissinger : une partie de l’Europe reste fixée sur la menace russe, une autre partie (de fait, essentiellement la France) se préoccupe intensément des menaces sur le flanc sud de l’Europe, l’Amérique porte son attention principalement sur la Chine et l’Asie, tandis que la Turquie (membre de l’Alliance) est emportée, sous la direction de M. Erdogan, par une forme d’aventurisme. 

Les scénarios contrastés post-3 novembre

Les tendances lourdes mentionnées ci-dessus transcendent les aléas électoraux. Il reste qu’un scénario Trump II ou un scénario Biden ouvriraient la voie à des mondes très contrastés, notamment du point de vue de l’Europe.

L’hypothèse d’une réélection de Donald Trump

Tous les observateurs s’accordent à penser que le Président actuel verrait dans sa réélection un mandat pour mettre les bouchées doubles ("double down") dans ses politiques antérieures les plus radicales.

  • Cela signifie en particulier une vraie guerre commerciale avec l’Europe, une tentative de sortir de l’OTAN ou en tout cas de l’affaiblir encore davantage, la mise en œuvre du retrait des troupes américaines d’Afghanistan, de Syrie et d’Irak, des attaques renouvelées contre les institutions internationales (réduction de la contribution aux Nations Unies ?), la fin des grands accords de désarmement (START).
     
  • Un Trump réélu voudra renouer avec la Russie et mènera vis-à-vis de la Chine, l’Iran, la Corée du Nord une politique de la roulette russe, comportant aussi bien des risques d’escalades que des risques de "deals au rabais" (syndrome du prix Nobel de la Paix), introduisant en tout cas un nouveau degré d’incertitude pour les alliés de l’Amérique. 
     
  • Une certaine illusion française voudrait qu’une réélection de Trump soit le "déclic" conduisant l’Europe à s’assumer enfin comme émancipée de l’Amérique. Rien n’est moins sûr : il est très possible, dans ce scénario que certains pays de l’Est, l’Allemagne même, reculeraient face à des droits de douane prohibitifs. Il est probable qu’un bilatéralisme États-Unis-pays européens en ordre dispersé deviendrait la règle. En fait, une conséquence majeure pour les Européens en cas d’administration Trump II serait la désunion de l’Europe, ou au moins un risque accru de division entre les Européens. 

Un inconnu archi-connu nommé Biden 

Joe Biden est un atlantiste, habitué depuis des décennies du circuit de la Wehrkunde (conférence de Munich sur la sécurité, forum annuel rassemblant les hauts responsables et les experts américains et européens en matière de sécurité internationale) et autres forums classiques de la relation transatlantique. L’une de ses proches conseillères, Julianne Smith, recommande que l’ancien Vice-Président, s’il est élu, se rende dans les cent premiers jours de son mandat en Europe – et plus précisément en Allemagne, en reconnaissance de la résistance opposée par la Chancelière Merkel aux attaques de l’administration Trump. 

Les idées de "retour au classicisme" (mais lequel ?) ou encore de "remake d’Obama" n’ont pas grand sens compte tenu de l’évolution des défis internationaux et des dynamiques internes aux États-Unis.

Biden aurait en tout cas le souci de restaurer les alliances traditionnelles de l’Amérique, conformément d’ailleurs aux instincts d’une grande partie de la classe politique américaine. Rappelons qu’aux États-Unis, l’opinion reste fondamentalement attachée à l’alliance avec le Vieux Continent, comme le montre par exemple un récent sondage du Pew research Center

Élu président, Joe Biden serait aussi contraint de donner la priorité à l’enjeu chinois et, au moins en partie, de répondre au meddling russe dans la campagne.

Au Proche-Orient, ses instincts seraient également classiques, avec moins de complaisance que Donald Trump à l’égard de l’Arabie saoudite et des aspects les plus contestables de Netanyahou, mais aussi une méfiance devant le recours à la force qui l’avait déjà caractérisé sous Obama (Syrie, Irak, Libye).

Sur un plan plus général, beaucoup d’experts engagés dans la campagne des Démocrates indiquent que l’impact du Covid-19 a modifié le projet de Biden. Celui-ci comprend désormais qu’il ne peut être seulement un "restaurationnist". Lui-même invoque volontiers Roosevelt et le "New deal". Il reste à voir comment cette inspiration se traduira en politique étrangère, même si d’excellents analystes ont proposé des anticipations convaincantes (en voici plusieurs de James Traub, et de Thomas Wright). 

Ce qui apparaît clairement, c’est que les idées de "retour au classicisme" (mais lequel ?) ou encore de "remake d’Obama" n’ont pas grand sens compte tenu de l’évolution des défis internationaux et des dynamiques internes aux États-Unis. S’agissant du sujet devenu central – la Chine –, il est évident qu’il n’y aura pas de retour en arrière : un consensus bipartisan existe maintenant dans la classe politique américaine pour contrer la montée en puissance de la République populaire – même si bien sûr, le débat continuera sur les modalités de la politique à mettre en œuvre. 

Vu d’Europe, trois points de repère mériteraient de retenir particulièrement l’attention lors de la formation d’une éventuelle administration Biden.

  • La répartition des rôles entre "Anciens et Modernes" dans les futurs responsables en charge des affaires européennes. Aux États-Unis comme ailleurs, "personnel is politics". Il faut s’attendre en toute hypothèse à un retour d’une partie du personnel de l’époque Obama, voire de l’époque Clinton. Or, l’establishment de défense est classiquement opposé aux efforts de défense européenne autonome et raisonne difficilement en dehors du cadre OTAN. Il n’est pas certain que des apports venus des rangs de l’aile progressiste des Démocrates viennent équilibrer ce tropisme. Il est encore moins certain que de futures équipes rompraient avec ce qui a longtemps constitué le modus operandi des responsables américains vis-à-vis de l’Europe : une pratique courtoise de la consultation en échange d’un alignement sans nuance sur les positions américaines.
     
  • La portée de l’engagement multilatéral d’une administration démocrate. Le candidat Biden a annoncé son intention de rejoindre l’Accord de Paris sur le climat et l’OMS ainsi que – si les conditions le permettent – l’accord nucléaire avec l’Iran (JCPOA). Il reste à voir ce que serait l’ampleur d’un réengagement d’une administration démocrate à l’égard du multilatéralisme : c’est sous Bill Clinton que les États-Unis ont refusé la ratification du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT) en 1996, le protocole de Kyoto en 1997 et la Cour Pénale Internationale en 1998. 
     
  • Vers une nouvelle alliance des démocraties ? Une administration Biden aura la préoccupation de restaurer le "leadership américain", selon le titre que le candidat démocrate a donné à l’article de Foreign Affairs dans lequel il présente son programme de politique étrangère. C’est autour de la défense des démocraties contre les autoritaires que ce leadership devrait s’organiser, ce qui est assez naturel compte-tenu de la complaisance dont a fait preuve Donald Trump à l’égard des dictatures, mais aussi du défi incontestable que constitue la montée des autoritarismes. L’idée d’une "alliance des démocraties" et d’un éventuel "sommet des démocraties" refait donc surface. Il est possible que, passées au crible d’un examen par les experts, les difficultés de cette démarche apparaissent : faut-il exclure l’Inde, la Pologne, la Hongrie ? Comment traiter le Brésil de M. Bolsonaro ou la Turquie d’Erdogan ? Toutefois, la notion de rassemblement des démocraties autour de quelques axes communs (droits de l’homme, protection des élections, lutte contre les ingérences anti-démocratiques, etc.) devrait constituer un élément fort de la politique étrangère d’une administration Biden-Harris. Elle pourrait aussi se traduire par l’idée d’un "club" (parfois appelé D10) des grandes démocraties (en fait le G7 + l’Inde, l’Australie et la Corée du Sud), sur un agenda principalement anti-Chine.

Nouveaux malentendus transatlantiques ou opportunité d’un rééquilibrage ?

Pour résumer les éléments d’analyse qui précèdent, on pourrait recourir à l’image suivante : un Trump réélu se comporterait vis-à-vis de l’Europe comme un bélier décidé à poursuivre son œuvre de destruction. Joe Biden se présenterait plutôt en danseur de tango : séducteur, mais décidé à indiquer le pas sur lequel danser (cf. le "leadership"), et dont l’attention pourrait assez vite se transformer en indifférence.L’Amérique actuelle a tant de défis extérieurs et internes à relever qu’elle aurait tort de se priver de l’appui de ses alliés traditionnels. Pour les mêmes raisons, il faut s’attendre à ce qu’elle ait peu de patience pour des Européens qui se comportent en "freeriders" selon l’expression de Barack Obama.

Il y a donc lieu de prendre au sérieux la remarque de Julianne Smith dans l’article déjà cité : "Le moment est venu pour les dirigeants européens de commencer à réfléchir aux initiatives qu’ils peuvent prendre et à la manière dont ils peuvent aider". C’est dans l’hypothèse Biden qu’une marge de manœuvre existe, et c’est donc celle-ci que de facto nous privilégions dans la suite de cette note. 

Vers de nouveaux malentendus transatlantiques ? 

Face à ces risques, l’opportunité d’un rééquilibrage de la relation transatlantique existe, dans la douleur si Trump est réélu, de manière amicale en cas de victoire de Biden.

Trois facteurs parmi d’autres pourraient miner tout effort de relance de la relation transatlantique, même dans l’hypothèse Biden.

  • Des éléments objectifs de contentieux : sur le commerce, sur la taxation des firmes de la "big tech", sur l'extraterritorialité des lois américaines, sur le partage du fardeau en matière de défense, la liste est longue de sujets qui peuvent opposer les Européens et l’Amérique, indépendamment de la couleur de l’administration à Washington. 
     
  • Le risque d’un logiciel américain inadapté : il cumulerait le modus operandi traditionnel à l’égard de l’Europe (voir plus haut) et une polarisation de l’attention sur d’autres enjeux. On peut imaginer par exemple une administration Biden qui attendrait des Européens un alignement complet sur sa politique chinoise et un effort accru de l’Europe en matière de défense, sans réengagement américain particulier sur les sujets de préoccupation stratégique des Européens (Méditerranée, Proche-Orient, "souveraineté européenne"). Avec de surcroît le sentiment qu’un retour américain dans l’Accord de Paris et d’autres instruments multilatéraux devrait suffire à déclencher une reconnaissance éperdue de la part des alliés. 
     
  • Le risque d’une attitude européenne de passivité : de leur côté, les Européens peuvent faire l’erreur de croire à un "retour au statu quo ante" et estimer que le suivisme d’antan vis-à-vis de Washington redevient la meilleure option. Une étude d’opinion de l’ECFR montre que c’est un sentiment largement partagé en Europe avec cependant une exception en Allemagne et en France. 

L’opportunité d’un rééquilibrage

Face à ces risques, l’opportunité d’un rééquilibrage de la relation transatlantique existe, dans la douleur si Trump est réélu, de manière amicale en cas de victoire de Biden. Dans cette hypothèse en effet, le nouveau Président aura à cœur, comme on l’a noté, de rétablir une relation de confiance avec les alliés. Une fenêtre d’opportunité s’ouvrira pour la relation transatlantique, pour une durée peut-être limitée : il faudra à une nouvelle administration démocrate succédant à Trump plus de temps encore que d’habitude pour s’installer, et les midterm elections arriveront en 2022. 

Avant d’examiner comment tirer parti de cette "fenêtre d’opportunité", trois éléments de précaution (des "caveats" dirait-on outre Atlantique) doivent être avancés.

  • Comme tous les axes de la vie internationale, la relation transatlantique sera soumise au cours des prochains mois à la pression des événements :nous vivons à l’ère des surprises stratégiques. Il est possible que la période suivant l’élection du 3 novembre soit particulièrement chaotique, soit sur le plan intérieur américain, soit sur le plan international, soit par une combinaison des deux : exploitation par les États révisionnistes (dont la Russie et la Chine) d’une transition à Washington ou même "dernières salves avant de partir" d’un Donald Trump défait mais refusant de concéder la victoire à son adversaire. Dans le scénario le plus apaisé, la crise sanitaire et la crise économique qu’elle engendre continueront de peser sur la situation internationale et exigeront une coordination rapide entre l’Europe et l’Amérique (ainsi qu’avec d’autres). 
     
  • Les États-Unis et l’Europe doivent s’habituer à l’irruption dans leur dialogue du facteur chinois :tout laisse penser que la Chine jouera un rôle essentiel dans les affaires du monde désormais, tant sur le plan géoéconomique que sur le plan géopolitique (tensions dans l’Indopacifique, pénétration chinoise le long des "routes de la soie") ; nous n’en sommes donc qu’au début d’une relation triangulaire Chine-Europe-États-Unis qui n’est pas similaire à ce qu’était le triangle URSS-Europe-États-Unis en raison de l’imbrication des économies. Au cours des derniers mois, l’Union européenne est entrée vis-à-vis de la Chine dans une phase de "pushback". Cette tendance a été confirmée par la rencontre UE/Chine par vidéoconférence du 28 septembre et les conclusions du dernier Conseil européen. La conjoncture est donc favorable à un dialogue utile entre l’Europe et les États-Unis. Nous suggérerons qu’il est capital que les responsables des deux côtés de l’Atlantique prêtent la plus grande attention au "narratif" de ce dialogue : il serait sage d’éviter du côté européen la recherche a priori d’une "troisième voie" et du côté américain une volonté d'"embrigadement" systématique de l’Europe. Ce n’est pas pour "céder à des pressions américaines" que les Européens ont durci leur approche mais en conséquence de la rigidité montrée par la Chine ou en considération de leurs intérêts de sécurité (Huawei et la 5G). 
     
  • Il se trouve que la France – réputée le pays le moins "atlantiste" de la communauté transatlantique – a un intérêt particulier à une entente avec Washington. En effet, la poursuite de ses engagements politico-militaires dans certaines zones de crise (coalition anti-Daech, et surtout Sahel) dépend en partie de l’appui des États-Unis. De plus, face à des problèmes auxquels la France accorde plus d’importance que ses partenaires (et n’est pas toujours sur la même longueur d’onde qu’eux)un réengagement américain – fût-il limité, comme c’est probable – serait particulièrement bienvenu pour Paris : ce serait le cas s’agissant de la politique de force d’Erdogan, le chaos en Libye, ou encore l’impasse en Syrie. 

Sur un plan politique, l’émergence d’une Europe "souveraine" (ou plus "autonome") suppose qu’une masse critique d’Européens soutienne cette ambition. Elle passe aussi probablement, la culture politique de nos partenaires étant ce qu’elle est, par une forme d’endossement de la part des États-Unis, actualisant ce qu’était au départ le soutien des États-Unis à la Communauté européenne. Si l’opportunité d’un rééquilibrage transatlantique existe, la France (exerçant la présidence de l’UE au premier semestre 2022) devrait ainsi être particulièrement intéressée à l’exploiter. 

Le moment est venu en effet pour l’UE de "stratégiser" une relation avec les États-Unis, qui a jusqu’ici constitué un "angle mort" de la politique européenne. 

Il se trouve aussi que les Français disposent à Washington d’une certaine audience, notamment du fait de leurs capacités politico-militaires. Une discussion sur "où les Européens peuvent-ils agir davantage en contrepartie de quel ré-engagement américain ?" passe d’autant plus par la France (et quelques autres, dont l’Allemagne) que le Royaume-Uni est pour l’instant hors-jeu. D’autre part, le "facteur chinois" fait aussi que les quelques pays européens capables de développer une "stratégie indopacifique" peuvent davantage retenir l’attention des dirigeants américains.

Notons en sens inverse qu’une poursuite de la politique d’ouverture à la Russie de Poutine bénéficiera de moins d’indulgence de la part d’une administration Biden que de la Maison-Blanche de Trump. 

Propositions pour une reconstruction de la relation transatlantique

Trois orientations

Si une fenêtre d’opportunité s’ouvre bien après le 3 novembre, nous suggérerions trois orientations pour que celle-ci soit utilisée au mieux par les Européens (et d’ailleurs par leurs interlocuteurs de l’autre côté de l’Atlantique). 

En premier lieu, élargir l’agenda transatlantique

Aussi longtemps que la conversation avec Washington tourne essentiellement autour des questions de défense et de la problématique OTAN / Défense européenne, il sera difficile de sortir des schémas traditionnels. Sans négliger les questions de sécurité, une des priorités pour les "Atlantistes" des deux côtés de l’Océan devrait être de mettre en place un "nouvel agenda" autour des défis actuels tels que la Chine, l’économie numérique, les technologies, la restructuration des chaînes de valeur, le changement climatique et les enjeux globaux. Dans ce contexte, l’OTAN conserverait tout son rôle de forum politique et d’instrument de sécurité commun, mais l’UE prendrait toute sa place de partenaire géoéconomique (et par conséquent géopolitique) majeur pour Washington.
 

En second lieu, réfléchir à une "offre stratégique européenne" vis-à-vis des États-Unis.

Un travail de concertation intense devrait être entrepris dès maintenant, idéalement à 27 ou dans des formats plus restreints sur certains sujets, pour identifier les paramètres d’une telle "offre". Le moment est venu en effet pour l’UE de "stratégiser" une relation avec les États-Unis, qui a jusqu’ici constitué un "angle mort" de la politique européenne. Un point de départ pourrait être de distinguer trois domaines : 

  • les désaccords, qui devront continuer à être gérés, et dont certains pourraient s’aggraver avec une administration démocrate (commerce, GAFA, marché de l’armement) ;
  • en matière de sécurité, les Européens doivent faire l’effort de préciser leurs attentes et les points sur lesquels ils sont prêts à s’engager davantage. Cet exercice ira probablement plus loin dans un format plus restreint qu’à 27 ; 
  • enfin, une "offre européenne" devrait mettre en avant deux thèmes, qui peuvent servir de "ponts" avec une nouvelle administration américaine démocrate. D’abord, la politique à l’égard de la Chine, comme déjà indiqué. Ensuite, tout ce qui a trait au "multilatéralisme du XXIe siècle" (gouvernance d’Internet, réforme de l’OMC et de l’OMS, gouvernance de l’espace, intelligence artificielle, etc.) Le retour de l’Amérique dans l’Accord de Paris devrait en particulier permettre de développer en matière de changement climatique des actions communes allant au-delà de la coopération diplomatique (association de financements privés et financement de la transition par exemple). 

Dans le même ordre d’idée, l’Europe, ou certains pays européens (E3), ne doivent pas hésiter à prendre, avant l’installation de la nouvelle administration, des initiatives constituant des "faits accomplis" mais susceptibles d’être ralliées ensuite par une future administration américaine : le cas typique est le dossier iranien et plus généralement de la stabilité régionale, pour lequel le capital d’expertise et de contacts des Européens doit permettre de préparer dans de bonnes conditions un retour de Washington à une politique constructive. Des initiatives du même ordre pourraient être imaginées dans les enceintes multilatérales. 

En troisième lieu, définir assez rapidement les modalités d’un dialogue renouvelé

S’il faut avant tout se concentrer sur la substance, l’expérience des diplomates enseigne que les "process" ont leur importance. À côté des idées, il serait judicieux de disposer d’un mode d’emploi de celle-ci. En particulier, on doit s’attendre après la présidentielle américaine à une forme de "course à Washington" entre les grands États européens et les organisations concernées. Il est inévitable que le dialogue transatlantique ait un caractère polyphonique (il n’y aura pas "un seul numéro de téléphone" en Europe, pas plus qu'il n'y a qu'un seul numéro à Washington). Il faut éviter qu’il tourne à la cacophonie.

Un mode d’emploi possible

Nous formulons ci-dessous à cette fin quelques suggestions de "mode d’emploi". 

  • La mise au point d'une "offre européenne" pourrait faire l’objet d’un séminaire informel des chefs d’État et de gouvernements ("gymnich des chefs d’État et de gouvernement") qui se réunirait peu après les 3 novembre. Une évaluation à 27 sera de toute façon utile dans les trois scénarios envisageables : élection contestée, réélection de Donald Trump, succès de Joe Biden. Dans ce dernier cas, l’objectif ne serait pas d’adopter un programme détaillé mais une ligne générale autour de quelques têtes de chapitre susceptibles de réunir un consensus : Chine, gouvernance du numérique, changement climatique, réforme de l’OMS et de l’OMC, commerce, éventuellement questions de défense par exemple. 
     
  • Les responsables des deux côtés de l’Atlantique devraient réfléchir assez tôt à quelques rendez-vous permettant de consacrer une nouvelle dynamique. Outre les déplacements bilatéraux, un événement symbolique pourrait être une rencontre au sommet UE-OTAN ou deux sommets "back-to-back" OTAN puis UE-États-Unis (avec la présence du président américain). 
     
  • À défaut d’une "nouvelle Charte atlantique" envisagée un moment par M. Biden, un document politique général traçant de nouvelles perspectives à la coopération transatlantique et reconnaissant dans ce cadre le rôle de l’UE dans la nouvelle configuration géoéconomique/géopolitique du monde présenterait un véritable intérêt.Un tel document pourrait être adopté à l’occasion d’un "sommet" au premier semestre 2022, lors de la présidence française de l’UE. 
     
  • Pour préparer ce type d’événements, un système de pilotage, impliquant inévitablement un "core group" restreint de pays et d’organisations, devra, malgré l’impopularité de cette formule, être envisagé. Ce serait de surcroît un point de passage pragmatique pour passer d’une culture transatlantique centrée sur l’OTAN à une culture transatlantique plus diversifiée, avec un rôle plus important pour l’UE. 
     
  • Il convient pour les Européens de se préparer à des forums axés sur la défense des démocraties : les puristes du multilatéralisme feront valoir que c’est là une déviation de l’idée d’universalité propre au multilatéralisme. Il serait certes opportun de discuter assez tôt avec les nouveaux responsables américains pour influencer l’exercice, mais s’y opposer serait contre-productif. Quelle que soit la formule retenue, une identité européenne devrait être reconnue, compte tenu des outils dont dispose l’UE en matière par exemple de lutte contre l’argent sale ou de protection de la vie privée. 
     
  • Il est temps pour les deux rives de l’Atlantique d’investir dans l’avenir : même si l’on ne croit pas à la théorie d’une "dérive des continents" inéluctable, telle que développée récemment par exemple par Janan Ganesh, il est évidemment nécessaire de chercher d’autres points d’ancrage à la relation transatlantique que ceux qui résultent de l’après Seconde Guerre mondiale ou même de la configuration actuelle. Il convient par exemple de développer les relations de société à société, entre milieux économiques ou universitaires notamment, autour des sujets de type numérique, espace, intelligence artificielle, compétitivité économique et plus généralement des questions de société d’aujourd’hui (par exemple le populisme qui frappe de part et d’autre). Une seconde ligne d’action devrait être de développer la coopération sur l’Afrique ou d’autres zones qui sortent du périmètre classique du transatlantique au sens technique - mais représentent un enjeu fondamental pour l’avenir. 

On objectera que ce programme n'a de sens que dans l’hypothèse d'une victoire de M. Biden et de Mme Harris. Ce n'est qu'en partie vrai, car même en cas de réélection de Donald Trump, une action devrait être menée des deux côtés de l'Atlantique selon les orientations indiquées ci-dessus : élargir l'agenda transatlantique, réfléchir à une offre stratégique européenne, définir de nouvelles modalités de dialogue.

Note finale

Si une démarche collective des Européens est nécessaire, il ne faut pas se dissimuler que l’élection présidentielle américaine place l’Allemagne et la France – ainsi que le Royaume-Uni – devant des responsabilités particulières. L’Allemagne, outre qu’elle préside l’UE en cette fin d’année, dispose d’un poids majeur en Europe, renforcé encore par la crise du Covid-19.

Elle se trouve, comme l’a brillamment exposé Mark Leonard, à la croisée de la plupart des questions névralgiques : relance économique en Europe, Chine, restructuration des chaînes de valeur, défense européenne, audience auprès d’une administration démocrate éventuelle, etc. L’équation personnelle de la Chancelière Merkel compte : il n’est pas certain qu’elle ait la volonté de saisir l’opportunité d’une alternance à Washington pour mettre en œuvre de manière décisive son axiome d’il y a trois ans ("l'Europe doit prendre son destin en main") ; elle possède en tout cas l’autorité et l’expérience pour convaincre ses partenaires d’entrer dans une démarche d'"offre stratégique" vis-à-vis de l’Amérique.

L’élaboration d’une offre européenne aux États-Unis – mais aussi son suivi dans la durée – ne se conçoivent pas sans une étroite concertation franco-allemande.

À travers le plan de relance européen annoncé ce 21 juillet, l’Allemagne et la France ont rétabli l’efficacité de leur tandem. L'élaboration d’une offre européenne aux États-Unis – mais aussi son suivi dans la durée – ne se conçoivent pas sans une étroite concertation franco-allemande. En outre, à partir des premiers mois de l’année prochaine, l’Allemagne entrera en campagne électorale pour désigner un successeur à Angela Merkel. Une nouvelle administration allemande mettra du temps à s’imposer. La vedette reviendra donc naturellement sur la scène européenne à la France, précisément à l’approche de la présidence française de l’UE (premier semestre 2022). C’est dans ce contexte que devrait être explorée l’option mentionnée plus haut d’une "déclaration euro-américaine" à l’occasion d’un sommet transatlantique à Paris au cours de la présidence française. Un tel document pourrait avoir la même portée pour la légitimation de l’autonomie européenne que la déclaration d'Ottawa en 1974 pour les forces de dissuasion française et britannique. 

Il serait sans doute nécessaire dans cette optique de "décrisper" les relations avec les Américains sur certains sujets de défense européenne (association de tiers au Fonds européen de défense, accord avec l’Agence européenne de défense). 

Le Royaume-Uni ne peut être que ponctuellement associé (sur l’Iran) à une démarche européenne "proactive" vis-à-vis de Washington, aussi longtemps que les négociations sur le Brexit ne seront pas terminées. On ne voit pas très bien en outre à ce stade quelles seront les contours précis de sa politique de "Global Britain". Il serait dans la nature de la diplomatie britannique, sur le sujet qui nous occupe, de jouer à fond la carte de l’OTAN, de la relation spéciale avec les États-Unis (accord de commerce, possible avec Trump, moins probable avec Biden), voire de la surenchère sur certaines politiques américaines (Chine, Russie). Si le tandem franco-allemand joue bien son rôle de centre de gravité en Europe, Londres pourrait toutefois être incité à se joindre de manière positive à la reconstruction de la relation transatlantique telle qu’elle est proposée dans cette note. Ce serait peut-être d’ailleurs une aire de jeu sur laquelle dépasser les inévitables ressentiments qui résulteront, même en cas d’issue heureuse des négociations sur le Brexit, du divorce entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. 

 

L’auteur tient à remercier Anne Gadel et Pierre-Joseph Beauchamp qui l’ont aidé dans la rédaction de cette note. Il exprime aussi sa gratitude à ses collègues de l’Institut Montaigne et aux nombreuses personnalités qui ont bien voulu partager avec lui leurs analyses et réflexions. Les opinions exprimées dans cette note engagent exclusivement l’auteur.

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