Les semi-conducteurs sont le maillon faible de la stratégie de développement chinoise centrée sur l’innovation. La Chine apporte un soutien massif à son secteur en visant à tendre vers l'autosuffisance, afin de réduire sa vulnérabilité aux importations de technologies étrangères. Or, l'environnement international et les obstacles internes auxquels le pays est confronté montrent combien ses plans de quasi-autonomie (produire 70 % de la consommation globale du pays d'ici 2025) s’avèrent excessivement ambitieux. La Chine n’atteindra sans doute pas tous ses objectifs, mais s'il y a un enseignement à tirer de l'histoire des réformes économiques chinoises, c'est que sa capacité à définir des orientations politiques fortes et sa grande détermination se mettent souvent au service de son rattrapage technologique.
L'Europe se trouve à l'intersection de deux forces. D’une part, les États-Unis, à l’initiative de restrictions en matière de transferts de technologies qui ne sont pas sans conséquences pour l’Europe. D'autre part, la Chine, et sa volonté inébranlable d'acquérir les technologies dont elle a besoin, par le développement national quand c’est possible, par tous les autres moyens si nécessaire. La confrontation de ces deux forces dans la guerre technologique sino-américaine ébranle la chaîne d'approvisionnement des semi-conducteurs. L'Europe doit donc s'efforcer d'anticiper les risques géopolitiques susceptibles d'affecter sa résilience stratégique. Dans cette perspective, l’auteur formule cinq recommandations pour l'industrie européenne des semi-conducteurs, en s’appuyant sur de nombreux entretiens menés avec des représentants de gouvernements et d’entreprises en Europe et à Taiwan, ainsi que sur une analyse approfondie fondée sur des sources chinoises.
1. Chaîne de valeur des semi-conducteurs : un marché marqué par un nombre restreint d’acteurs et une forte interdépendance
La chaîne de valeur des semi-conducteurs se caractérise par la coexistence d’effets d’interdépendance forts et de technologies de type "goulet d’étranglement" (choke point technologies). Ceux qui contrôlent ces technologies bénéficient d’un avantage stratégique majeur.
Elle se structure autour de trois grandes étapes : la conception, la fabrication, et l'assemblage, les tests et le conditionnement. Les goulets d'étranglement sont concentrés dans la phase de conception et de fonderie. Ils comprennent notamment les logiciels de conception et la lithographie, deux segments spécialisés très concentrés de l'industrie des semi-conducteurs et pour lesquels la Chine accuse un retard considérable.
- La conception des circuits intégrés (IC design) - La fabrication "sans usine" (fabless), opérée par les entreprises de semi-conducteurs sans installation de production physique, est un élément important de cette première étape. Elle représente 38,5 % du volume mondial des ventes de circuits intégrés. La fabrication fabless est dominée par six entreprises, dont quatre sont américaines. 90 % du marché des outils EDA (logiciels nécessaires à la conception de tous les circuits intégrés) est contrôlé par une poignée d'entreprises américaines, à une exception européenne près : Siemens EDA.
- La fabrication - Une fois conçus, les semi-conducteurs sont commandés aux fonderies. Cette étape est principalement dominée par l'entreprise taiwanaise TSMC, qui détient près de 50 % du marché mondial des fonderies et a réalisé un chiffre d'affaires de 36,4 milliards de dollars en 2019. Sa seule concurrente dans le très haut de gamme est la société sud-coréenne Samsung.
- L’assemblage, les tests et le conditionnement - Ces entreprises produisent 6 % de la production totale de la chaîne, représentant ainsi une industrie de 30 milliards de dollars. Cette troisième étape est dominée par une entreprise américaine et quelques entreprises taiwanaises et chinoises.
Seuls quelques géants de l'industrie intègrent ces trois phases et dominent le marché en termes de revenus : Intel (États-Unis), Samsung (Corée du Sud), SK Hynix (Corée du Sud) et Micron (États-Unis). L'Europe compte trois entreprises parmi le top 20 mondial : Infineon, NXP et STMicroelectronics, avec une spécialisation dans certaines applications industrielles, comme le secteur automobile.
2. Succès des politiques industrielles chinoises : un rôle clé pour les semi-conducteurs
La feuille de route de Xi Jinping visant à faire de la Chine un leader technologique mondial d'ici 2050 implique de contourner un certain nombre d'obstacles qui entravent la modernisation de son industrie des semi-conducteurs. L'industrie chinoise est déjà robuste. Ses succès se sont nourris de l'interdépendance de la chaîne de valeur. Mais l’interdépendance n’est pas un acquis - de nombreux obstacles se dressent devant l’accès chinois aux technologies étrangères de semi-conducteurs.
En 2019, la Chine a importé l’équivalent de 304 milliards de dollars de semi-conducteurs, soit plus que le pétrole et plus que l’ensemble des importations de son principal partenaire commercial, l'Union européenne. Dans le même temps, seuls 15,7 % de sa demande ont été produits sur son sol. En d'autres termes, le plus grand marché de consommation de semi-conducteurs et de circuits intégrés au monde dépend de fournisseurs étrangers. L'administration Trump a exploité cette dépendance, à travers différents outils restreignant les transferts de technologie, en premier lieu les contrôles à l'exportation. Ces actions ont fait de l'industrie des semi-conducteurs un théâtre central de la rivalité entre les États-Unis et la Chine.
Cela va-t-il durer ? Les premiers signes invitent à penser que l'administration Biden poursuivra cette politique de plus en plus restrictive. Les mesures prises par l’administration Trump ont fait naître un sentiment d’urgence à Pékin, poussant la Chine à accélérer ses efforts pour atteindre son objectif ambitieux en matière de réduction de sa dépendance aux technologies étrangères. Le 14e plan quinquennal de la Chine, attendu pour mars 2021, fixera de nouveaux objectifs chiffrés en la matière.
Ces obstacles font des semi-conducteurs l’industrie chinoise qui connaît le plus grand écart entre les objectifs politiques fixés et la réalité technologique du secteur.
C’est d’autant plus un défi pour la Chine que les semi-conducteurs sont aussi incontournables pour atteindre l'objectif fixé par Xi Jinping lors du 19e Congrès national du Parti communiste chinois en 2017 : faire de l'Armée populaire de libération une force de "classe mondiale" d'ici 2050. La compétition technologique dans le domaine militaire est au cœur des relations sino-américaines - cet aspect militaire, marginal sous l’angle du chiffre d’affaires des fonderies, n’en est pas moins un déterminant stratégique de la compétition autour du secteur.
3. Circuits intégrés : un frein aux ambitions chinoises
La Chine a réalisé d’impressionnants progrès au cours de la dernière décennie. Elle reste néanmoins à la traîne par rapport à ses concurrents mondiaux dans chacun des segments de cette industrie, et demeure fortement dépendante de la propriété intellectuelle étrangère.
Grâce à l’ampleur du soutien public sur lequel elle peut s’appuyer, la Chine devrait poursuivre sa trajectoire ascendante. Mais dans le processus de fabrication des circuits intégrés, elle fait aujourd’hui face à un obstacle majeur : franchir le seuil que constitue la technologie des 7 nanomètres. Les circuits intégrés sont constitués de transistors - plus il y a de transistors, plus la puissance d'une micropuce est élevée. L'espace entre deux transistors est mesuré en nanomètres, et les dernières avancées portent aujourd'hui sur une technologie de 5 nanomètres. À ce jour, seuls TSMC (Taiwan) et Samsung (Corée du Sud) fabriquent des semi-conducteurs fondés sur une technologie inférieure à 7 nanomètres. Les smartphones haut de gamme nécessitent a minima un processus de fabrication de 7 nanomètres pour leurs microprocesseurs, ce qui signifie que l'économie numérique mondiale, y compris la Chine, dépend de Taiwan et de la Corée du Sud.
4. Accès à la technologie des semi-conducteurs : Biden sur la lignée de Trump ?
Sous l'administration Trump, les États-Unis ont lancé une offensive contre l'accès de la Chine à certaines technologies étrangères, en commençant par cibler l'offre d'infrastructures 5G de Huawei. Entreprendre de barrer l'accès de Huawei à certaines technologies de semi-conducteurs contenant de la propriété intellectuelle américaine s'est avéré très efficace puisque cette offensive a fait émerger de sérieux doutes quant à la capacité de l’entreprise chinoise à maintenir son offre d’équipement réseau et de smartphones haut de gamme.
Mais la campagne contre Huawei n’est qu’un aspect de l’offensive américaine. Les États-Unis ont également renforcé leurs contrôles sur les transferts de technologie vers d’autres entreprises chinoises utilisant de la technologie étrangère de semi-conducteurs, en se concentrant principalement sur celles dont les utilisateurs finaux sont potentiellement militaires. En avril 2020, les États-Unis ont également ajusté leur réglementation en matière de contrôle des exportations, de sorte que tous les transferts de technologie vers la Chine, la Russie et le Venezuela nécessitent désormais un examen pour l’octroi de licences pour s’assurer qu’ils ne nourrissent pas les efforts militaires de ces pays.
L'administration américaine a dressé une liste des "entreprises militaires communistes chinoises" (Chinese communist military companies). Celle-ci inclut la plus grande fonderie chinoise, mais aussi des entreprises d’État et des acteurs privés dont les opérations impliquent l’importation de technologies étrangères de semi-conducteurs. Certaines entreprises technologiques chinoises ont également été ajoutées à la liste des entités du département du Commerce américain, sur le fondement de leur implication dans les violations des droits de l'Homme liées à la détention de minorités musulmanes dans le Xinjiang. Ces listes constituent une base pour de possibles nouvelles mesures restrictives.
Huawei a été le plus durement touché, mais l’offensive américaine contre la Chine a une portée plus large - et se nourrit des faiblesses de l’industrie chinoise des semi-conducteurs. Malgré les incertitudes entourant les outils politiques avec lesquels l'administration Biden abordera la concurrence technologique avec la Chine, on peut s'attendre à ce qu'elle poursuive des objectifs stratégiques similaires.
5. Politiques chinoises de soutien au secteur des semi-conducteurs : sont-elles suffisantes ?
Si la Chine a réalisé d’impressionnants progrès au cours des deux dernières décennies, en se hissant parmi les six premiers acteurs mondiaux de l'industrie des semi-conducteurs, ce succès repose sur l'interdépendance mondiale qui caractérisait la chaîne de valeurs jusqu’à l’intensification des mesures de contrôle sur les transferts de technologie.
Dans l’ensemble, l’avenir du secteur dépendra de la capacité de la Chine à gérer sa rivalité avec les États-Unis, mais aussi les faiblesses intrinsèques à son modèle centralisé de politique industrielle. Trois obstacles apparaissent particulièrement ardus :
- Le gaspillage et une allocation sous-optimale des ressources, qui ne permettent pas de tirer pleinement parti de l'ampleur du marché chinois
- L'incapacité à résoudre à moyen terme la pénurie de talents dans l'industrie
- Les barrières étrangères aux transferts de technologie.
Il est donc peu probable que la Chine atteigne chacun des ambitieux objectifs qu’elle s’est fixés. On peut s'attendre à ce qu'elle utilise toutes les ressources à sa disposition pour contourner les goulets d'étranglement dans l'accès aux technologies étrangères, des efforts d'innovation au niveau national aux acquisitions à l'étranger.