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Note
Mai 2019

L'Europe et la 5G :
le cas Huawei

Partie 2

Auteurs
Mathieu Duchâtel
Directeur des Études Internationales et Expert Résident

Mathieu Duchâtel est le directeur des études internationales de l’Institut Montaigne. Ses travaux portent notamment sur la sécurité économique et sur les questions stratégiques en Asie orientale. Mathieu Duchâtel est docteur en science politique de Sciences Po.

François Godement
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

François Godement est Conseiller spécial et Resident Senior Fellow - Asie et États-Unis à l’Institut Montaigne. Il est également Nonresident Senior Fellow du Carnegie Endowment for International Peace, et consultant externe au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères français.

Théophile Lenoir
Contributeur - Désinformation et Numérique

Théophile Lenoir est chercheur associé à l’Institut Montaigne. Il a développé pendant quatre ans (de 2017 à 2021) le programme de travail de l’Institut Montaigne sur les questions numériques. Ses intérêts portent sur les technologies de la communication et les transformations de l’espace public. Il est notamment le co-auteur pour l’Institut Montaigne de la note Information Manipulations Around Covid-19 : France Under Attack (juillet 2020). Il a aussi travaillé avec la Visiting Fellow Alexandra Pavliuc, doctorante au Oxford Internet Institute et auteure de la note State-backed Information Manipulation : The French Node (février 2021), et a coordonné la rédaction de plusieurs rapports, dont Media Polarization "à la française" ? Comparing the French and American ecosystems (juin 2019). 

Théophile effectue un doctorat à l’Université de Leeds, sur les controverses autour des mesures de l’impact environnemental du numérique, pour mieux comprendre ce que recouvre la notion d’objectivité en politiques publiques. Il est diplômé de la London School of Economics et de la USC Annenberg School for Communication and Journalism, où il a suivi le double programme Global Media and Communications.

Avant de rejoindre l’Institut Montaigne, Théophile a travaillé au sein de start-ups à l’intersection des médias et de la technologie (un outil d’analyse et une plateforme de contenus), à Londres et à Los Angeles.

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Il ne se passe pas une semaine sans que les enjeux liés à la 5G soient évoqués dans les médias. Santé, éducation, véhicules autonomes, réalité augmentée, production industrielle, services publics… Le champ d’applications possibles est inédit, mais il n’est pas dénué de risques.

La décision prise par Donald Trump le 15 mai 2019 – interdire aux entreprises américaines de commercer avec Huawei – est un coup de tonnerre dont les répercussions dépassent de très loin la confrontation sino-américaine. Inéluctablement, les entreprises européennes seront placées devant les mêmes choix, et l’offre 5G de l’équipementier chinois peut soudain poser un dilemme beaucoup plus délicat.

Huawei est déjà au cœur des réseaux de télécommunication en Europe, mais pourra-t-il maintenir son offre sans ses fournisseurs américains ? Leader mondial des équipements de réseaux de télécommunication, la présence de Huawei dans la 3G/4G européenne compense son absence dans les réseaux américains.

Pour le moment, la France a fait le choix d’une approche réglementaire visant à préserver la sécurité des données sensibles mais ne permettant pas d’écarter explicitement une entreprise. Cette approche est-elle suffisante ?

L’Institut Montaigne a souhaité porter le débat à une échelle européenne, avec la conviction que c’est bien sous ce prisme que le déploiement de la 5G mérite d’être considéré. Le dilemme de plus en plus grand autour de Huawei révèle en effet les insuffisances européennes dans les réseaux digitaux.

 

Retrouvez L'Europe et la 5G : passons la cinquième ! Partie 1

Huawei, des liens étroits avec la colonne vertébrale du système politique chinois

Grâce au soutien massif du gouvernement chinois, Huawei est bien placé pour définir aujourd’hui les standards de la nouvelle génération de télécommunications. Son actionnariat, dominé par un "syndicat" des employés, est opaque. Ses liens avec le cœur du projet techno-nationaliste et l’appareil de sécurité de la Chine sont ineffaçables.

Huawei bénéficie pleinement de la feuille de route présentée par Xi Jinping au 19e Congrès du Parti Communiste de 2017, qui recherche pour la Chine le leadership mondial en matière d’innovation à l’horizon 2035. Comme le dit aujourd’hui son fondateur, "le but est que nous soyons au sommet du monde, et le conflit avec les États-Unis est inévitable".

Huawei communique de manière radicalement différente en Chine et en Europe. S'il préfère les métaphores martiales et l’imagerie communiste pour prospérer sur le sol chinois, il mène en Europe une intense campagne de relations publiques fondée sur l’ouverture, et se décrit même aujourd’hui comme une "solution européenne pour la 5G". Son lobbying et les attaques qu’il subit en retour lui assurent une couverture médiatique inégalée.

L’Europe en ordre dispersé

Le déploiement de la 5G a déjà commencé, notamment aux États-Unis et en Corée du Sud. Les Européens l’abordent en ordre dispersé. Pourquoi ?

L’absence de marché unique des télécoms au sein de l’Union européenne et la diversité des règles de certification des équipements, et donc des régulations, font que l’attribution des fréquences et l’homologation des fournisseurs progressent différemment selon les pays.
 

Cette carte interactive et les fiches pays qui la composent permettent une analyse macro de la présence de Huawei dans les réseaux de télécommunication en Europe. Apparaissent ainsi une pénétration profonde dans certains pays, comme l’Italie, la Pologne, l’Espagne, les Pays-Bas, le Portugal et Malte, et des terrains plus difficiles pour l’entreprise comme la Norvège, la Slovénie, l’Estonie et le Danemark.

L’Europe n’a pas de position unifiée, ni même de règle commune pour décider de la présence du géant chinois dans ses équipements. Au printemps 2019, Huawei avait déjà signé des partenariats avec 14 opérateurs de télécommunication européens comme T-Mobile en Autriche, ou Altice au Portugal. Au total, l’entreprise a signé 23 contrats commerciaux en Europe, dont des projets de villes intelligentes à Duisbourg, Monaco ou La Valette à Malte.

Dans le débat public, Huawei n’a pas non plus le même écho partout en Europe. En Pologne, en Norvège et en République Tchèque, le pouvoir exécutif s’est inquiété ouvertement des risques liés à Huawei, alors que dans d’autres pays, il n’y a aucun débat sécuritaire. En Allemagne, aux Pays-Bas, en Suède, au Royaume-Uni, ce sont les services de sécurité qui pointent des risques d’intrusion ou de sabotage plus élevés qu’avec d’autres fournisseurs.

Huawei et la sécurité de l’Europe, un débat en trompe-l’oeil

Au-delà d’une question de choix rationnel reflétant un rapport qualité-prix à court terme, les arbitrages à faire en Europe doivent tenir compte des risques sécuritaires et ne peuvent pas faire l’économie d’une lecture géopolitique sur la place de l’Europe dans le futur ordre mondial.

17,5 % du marché des smartphones en Europe, 24,3 % des revenus issus de la zone Europe-Moyen-Orient-Afrique dont plus de 40 % sont issus des contrats d’équipement avec les opérateurs téléphoniques... Les chiffres sont là : Huawei est déjà au cœur de l’Europe.

Le risque lié à la nature de l’entreprise doit être évalué. Plusieurs investigations ont mis en évidence des failles importantes des réseaux Huawei. Dans son rapport d’activité annuel, l’entreprise admet désormais la faiblesse de son architecture logicielle, et parle de consacrer en 2019 deux milliards de dollars pour remédier à cette grave vulnérabilité. 

Les preuves publiques manquent pour démontrer que Huawei coopérerait avec le renseignement chinois. Mais l’équipementier chinois échoue à démontrer qu’il ne présente aucun risque pour la sécurité nationale des États dans lequel il équipe les opérateurs réseaux. Des indices de complicité probable de Huawei dans des opérations de cyberespionnage s’accumulent. Le plus préoccupant est l’intrusion pendant cinq ans dans les systèmes informatiques du siège de l’Union Africaine.

Rappelons par ailleurs qu’en Chine, selon la loi nationale sur le renseignement de 2017, les organisations et individus doivent soutenir le travail de renseignement et garder le secret sur leurs implications. Or, aucune entreprise n’échappe à l’autorité du Parti en Chine, surtout à l’heure de l’affirmation décomplexée par Xi Jinping que "le Parti dirige tout". 

L’Europe, de la défensive à l’offensive ?

Et si on interdisait l’offre Huawei dans la 5G ? L’option d’interdiction totale de Huawei en Europe manque de bases juridiques ou même de capacité de décision unifiée. En mars 2019, la Commission européenne a recommandé une approche commune de l'Union européenne concernant la sécurité des réseaux 5G, en décrivant la 5G comme un enjeu "d’autonomie stratégique" pour l’Union européenne. Il s’agit là d’une contribution importante mais en-deçà des enjeux.

Et si on se tournait vers des solutions européennes ? Des solutions industrielles européennes existent en Europe. Le suédois Ericsson et le finlandais Nokia sont très bien positionnés dans le Vieux Continent comme dans le monde. Au printemps 2018, Ericsson a signé en Europe et dans le monde 18 contrats publics pour la 5G. Nokia en a acquis 30, y compris en Chine. Comme Huawei, ces fournisseurs dépendent en partie de semi-conducteurs américains. Les premières offres commerciales 5G qui fonctionnent au printemps 2019, en Corée du Sud, aux Etats-Unis et en Suisse, utilisent toutes de la technologie européenne.

Le sujet 5G fait converger plusieurs aspects du débat politique en Europe et ne saurait être traité comme une simple question de coût : "l’Europe qui protège", la construction d’une souveraineté européenne au service des intérêts stratégiques de l’Europe entre la Chine et les Etats-Unis, la préparation des infrastructures digitales, le soutien à apporter aux entreprises européennes pour qu’elles soient capables d’affronter la concurrence des géants américains et chinois.
 

Quelles propositions face aux enjeux européens ?

En l’absence de marché unique des fréquences de télécommunication au sein de l’UE, et malgré les efforts de la Commission pour promouvoir la convergence des normes sécuritaires, les pays européens avancent en ordre dispersé. Cela crée pour l’Europe un risque de décrochage, voire de déclassement stratégique. La certification des équipements à l’échelle européenne serait un progrès louable mais insuffisant. L’Europe peut-elle développer une approche moins défensive et plus proactive, donc plus ambitieuse ? La construction de l’infrastructure 5G représente pour l’Europe une occasion de consolider une offre technologique et industrielle, et de constituer ainsi un des outils pour une souveraineté européenne.

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Considérer la 5G comme une infrastructure critique au service de la souveraineté européenne
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La protection des données européennes, la promotion d’une autonomie de décision politique et la construction d’un environnement minimisant les risques pour les entreprises demandent des choix allant bien au-delà du calcul des coûts pour les opérateurs et de l’intérêt immédiat des consommateurs. Le premier de ces choix est de réduire ou d’équilibrer la dépendance à l’égard des fournisseurs extérieurs. Ce d’autant qu’à la traditionnelle influence des États-Unis à travers leurs fournisseurs s’ajoute aujourd’hui le risque d’un duopole sino-américain, ou même la suprématie de la Chine sur le secteur des télécommunications.

2
Agir en fonction du principe de précaution
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L’impossibilité pour Huawei de démontrer l’absence de liens étroits et ineffaçables avec le parti-État chinois rendent nécessaire d’écarter cette entreprise des infrastructures à risque. Tout le problème sera bien sûr de déterminer l’étendue des restrictions sécuritaires. L’entreprise reste dans certains cas un aiguillon concurrentiel utile, et la sécurisation des réseaux contre le risque de sabotage implique dans tous les cas de ne pas reposer sur un fournisseur unique. Si l’Europe n’est pas capable de soutenir ses entreprises qui détiennent encore une part importante du marché mondial, elle doit faire un choix par défaut en les complétant avec d’autres entreprises non européennes. Toutes poseront des questions de sécurité, mais sans doute aucune de façon aussi incontrôlable que Huawei.

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Approfondir les efforts défensifs
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Toutes les failles de l’architecture 5G sont susceptibles d’être exploitées par des acteurs malveillants. Il n’y a pas de ligne Maginot dans la protection des réseaux interconnectés. La formation de personnel qualifié est un investissement critique. Le renforcement des ressources humaines dans les États-membres les moins bien dotés est également important. La promotion de pratiques communes par l’Union européenne doit être soutenue par les États-membres les plus avancés dans leur processus de certification des équipements 5G. La mutualisation de la R&D en matière de sécurité des réseaux doit aller plus loin, car les données à protéger ne seront pas concentrées dans quelques points très précis du territoire européen.

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Soutenir un écosystème favorable à la compétitivité technologique en Europe
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Dans le cas de la 5G, les champions européens existent déjà et la compétition prix de Huawei est bénéfique aux acteurs européens. L’accès au marché et aux fournisseurs américains est un avantage stratégique pour les Européens. Mais d’autres aspects peuvent favoriser la construction d’un écosystème européen : les aspects de norme et de régulation des équipements ; le soutien à la recherche et au développement ; le soutien à l’émergence de champions européens dans le cloud ; la protection des équipementiers contre le risque d’acquisition diminuant l’autonomie industrielle européenne. Cette protection ne se conçoit pas sans un investissement robuste dans les infrastructures permettant aux entreprises européennes de s’étendre.

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