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Note
Décembre 2021

Europe-Inde :
quelles ambitions
face à la Chine ? 

Auteurs
Christophe Jaffrelot
Expert Associé - Inde, Démocratie et Populisme

Christophe Jaffrelot est directeur de recherches CERI (Centre de recherches internationales) de Sciences Po Paris et au CNRS (Centre national de la recherche scientifique). Professeur de politique et sociologie indiennes au King’s India Institute de Londres, il a été Global Scholar à l’université de Princeton et professeur invité à l’université de Columbia, Yale, et SAIS (Johns Hopkins). Christophe Jaffrelot est également non resident scholar au Carnegie Endowment for International Peace et Consultant Permanent au Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie du Quai d’Orsay. Il fait partie du conseil académique de l’université d’Ashoka en Inde.

Il a récemment publié l’ouvrage L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique, (Fayard, 2019), dirigé L’Inde contemporaine. De 1990 à aujourd’hui (Pluriel, 2019) et co-dirigé avec Alain Dieckhoff et Elise Massicard, Pouvoirs populistes (Presses de Sciences Po, 2019).

Il est diplômé de Sciences Po Paris (niveau doctorat) et de l’INALCO (en hindi).

Le renforcement de la coopération entre l'Union européenne et l'Inde est une évolution majeure de la scène internationale, dont l'importance reste aujourd'hui sous-estimée.

Si la plupart des pays européens espèrent tirer parti du potentiel des relations économiques avec l'Inde, ils demeurent sceptiques quant aux opportunités commerciales et à la "convergence sur les valeurs" entre les deux parties. Toutefois, l'intérêt croissant de l'Europe pour l'Inde est de plus en plus motivé par un impératif commun essentiellement stratégique : contrer la Chine.

Un potentiel économique inassouvi

Ces dernières années, l’Union européenne (UE) est devenue le premier ou le deuxième partenaire commercial de l'Inde mais le pays représentait moins de 2,5 % du commerce de l’UE en 2020, se classant loin derrière la Chine (16,1 % du commerce de l’UE), les États-Unis (15,2 %) et le Royaume-Uni (12,2 %). De même, si les investissements directs à l'étranger (IDE) européens en Inde ont plus que doublé entre 2011-2020, ils restent bien inférieurs aux IDE en direction de la Chine. 

  • Les défis de la coopération commerciale et d’investissement

Lors de la Réunion des dirigeants de l'UE et de l'Inde de mai 2021, les deux parties ont décidé de reprendre leurs négociations en vue d’un accord de libre-échange, suspendues depuis huit ans en partie à cause de nombreux points de discorde. Malgré le volontarisme politique des gouvernements européens et indien, les négociations s’avèreront délicates, avec des enjeux plus forts encore pour l’Inde compte tenu de son retrait du Partenariat régional économique global (RCEP) et de ses négociations commerciales conduites séparément avec le Royaume-Uni. La tendance indienne croissante au protectionnisme et les incertitudes relatives à son approche de la protection des données personnelles risquent de compliquer plus encore ces négociations. 

  • La question de l’attractivité du marché indien pour l’Europe

Les entreprises de l’Union européenne expriment un certain scepticisme à l'égard du marché indien, non seulement en raison de problèmes d'accès dus aux mesures protectionnistes, mais également à cause du poids de la bureaucratie, de la corruption, du manque d'infrastructures et de la faiblesse de la consommation indienne. Il reste à voir si cette dernière tendance est uniquement liée au Covid-19, ou si elle a acquis une dimension plus structurelle. Le gouvernement indien a tout intérêt à prendre cet aspect en considération dans sa diplomatie commerciale avec l'Europe et lorsqu'il s'adresse aux entreprises européennes.

Les insuffisances de la convergence sur les valeurs

Beaucoup voient dans la convergence sur les valeurs - démocratie, préoccupations environnementales - un moteur de la relation Europe-Inde, mais d'importantes différences les éloignent à certains égards sur ce plan. 

  • Les droits de l’Homme

Les responsables européens ont tendance à minimiser les problèmes liés aux droits de l'Homme en Inde, le pays ayant récemment accepté de renouer le dialogue UE-Inde sur ce thème. Cependant, aucun résultat tangible n'en est attendu et les diplomates européens reconnaissent en privé qu'ils ne pourront plus ignorer ces enjeux si la situation venait à se détériorer davantage encore en Inde. Au Parlement européen, dans le cadre d’une résolution adoptée en avril 2021, les députés ont fait part de leurs inquiétudes quant à la situation des minorités religieuses, des Cachemiris, des ONG ainsi qu’à la liberté d'expressionet à l'accès à la citoyenneté pour les réfugiés musulmans dans le pays. 

  • Diplomatie climatique : convergence et divergence

Cette convergence sur les valeurs se retrouve dans une certaine mesure dans le dossier de la lutte contre le changement climatique. En 2015, juste avant la Conférence de Paris sur le climat, l'Inde a joué un rôle positif en présentant ses contributions déterminées au niveau national (Intended Nationally Determined Contributions, INDC), s'engageant ainsi à réduire l’intensité carbone de son PIB de 33 à 35 % par rapport au niveau de 2005 d'ici 2030. Les objectifs poursuivis par l'Inde restent aujourd'hui inchangés ; leur réalisation repose essentiellement sur le développement des énergies renouvelables. Lors de la COP26, le Premier ministre indien Narendra Modi a annoncé que l'Inde s'était fixé comme objectif d'atteindre la neutralité carbone en 2070. L'Inde a mis à jour ses INDC à horizon 2030 en s’engageant à couvrir 50 % de ses besoins énergétiques par des sources d'énergie non fossiles, et à réduire ses émissions de carbone d'un milliard de tonnes.

Pourtant, le recours au charbon continue d'être encouragé en Inde. En juillet 2021, lors d'une réunion du G20, New Delhi a rejeté l'objectif visant à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, objectif sur lequel s’étaient accordées les pays du G7, et a par ailleurs manqué une importante réunion préparatoire de la COP26 à Londres. Le scepticisme s'est encore accru lors de la COP26, au cours de laquelle l'Inde et la Chine se sont efforcées d’affaiblir les engagements en faveur de la sortie progressive du charbon. 

L'Inde n'a pas de plan de décarbonisation, en partie parce que la croissance économique reste pour elle une priorité, même si celle-ci doit se faire au détriment de l'environnement. L’action climatique risque de ne pas être un domaine de coopération aisé entre l’Union européenne et l'Inde à l’avenir. 

Géopolitique et sécurité : un nouveau moteur de la relation Europe-Inde

  • Le cas franco-indien

Si, dans la dimension économique de la relation de l’Europe avec l’Inde, l'Allemagne est au premier plan, c’est la France qui donne l’impulsion de la relation sur le front de la sécurité et de la géostratégie. Depuis 40 ans, le partenariat franco-indien repose sur deux piliers, militaire et nucléaire, comme en témoignent les ventes d'armes et la coopération dans le domaine du nucléaire civil. Cette relation unique et peu étudiée reflète une approche spécifique des relations internationales, la France comme l’Inde ayant toujours cherché à conserver leur autonomie stratégique.

La présence de la France dans l'océan Indien explique en partie pourquoi elle a été le premier pays européen à adopter une stratégie indo-pacifique. Son partenariat avec l’Inde s'est traduit en 2018 par une "déclaration conjointe franco-indienne sur le partenariat entre la France et l'Inde" et par un accord de soutien logistique réciproque, permettant un accès mutuel aux installations militaires de chacun des deux pays. Si la France et l'Inde effectuent des manœuvres navales conjointes dans l'océan Indien depuis 1983, l’édition 2021 de l’exercice conjoint Varuna a constitué un tournant, puisqu’elle a inclus pour la première fois le déploiement du,porte-avions Charles de Gaulle.

Cet approfondissement de la coopération franco-indienne reflète les inquiétudes formulées à l'égard de la Chine. La France a cherché à utiliser son pouvoir d’influence en Europe afin que l'Inde y soit perçue comme un partenaire stratégique avec lequel les questions de sécurité sont au premier plan, mais tous les États membres de l’Union européenne ne partagent pas cette vision française.

  • Le facteur Chine : l'Europe entre "équilibre" et "diversification"

Alors que la France perçoit l'Inde comme un moyen de répondre à la montée en puissance de la Chine dans l’Indo-Pacifique, l'Allemagne y voit davantage un partenaire économique et une opportunité de "diversification" par rapport à la Chine. Les lignes directrices pour l'Indo-Pacifique adoptées par l’Allemagne en 2020 mettent davantage l’accent sur toutes les formes de collaborations situées hors du champ de la sécurité et désignent l'ASEAN comme principal partenaire régional.

La stratégie de l’Union européenne pour la coopération dans l'Indo-Pacifique adoptée en 2021 est similaire, malgré une mention de la montée en puissance militaire de la Chine qui justifie les liens de hard power avec les pays de l'Indo-Pacifique. La centralité de l'ASEAN dans la région y est soulignée (alors que l'Inde est à peine mentionnée) mais l'accent est mis sur la coopération, en termes de connectivité.

SIX RECOMMANDATIONS POUR RENFORCER LA RELATION EUROPE-INDE

Les inquiétudes face à la Chine qu’ont en commun l’Union européenne et l'Inde constituent le moteur de leur rapprochement récent. Cette préoccupation partagée peut faciliter les négociations commerciales et effacer les questions relatives aux droits de l'Homme, mais dans chaque domaine, y compris celui de la sécurité, des recommandations peuvent être formulées pour une relation Europe-Inde plus approfondie.

L'Union européenne gagnerait à répondre aux attentes de l'Inde en matière de visas à motif professionnel en optant pour une politique migratoire visant à attirer les talents. L'Inde, quant à elle, doit apaiser les inquiétudes soulevées en Europe par ses diverses tendances protectionnistes en révisant les droits de douane sur certains produits essentiels. 

L'Union européenne et l'Inde pourraient jouer un rôle clé sur la scène numérique mondiale si New Delhi adoptait une loi sur la protection des données personnelles (son Personal Data Protection Bill) similaire au règlement général européen sur la protection des données.

Pour réduire les tensions qui s'accroissent entre l’Europe et l’Inde sur le plan des valeurs politiques et sociétales, il convient de promouvoir les relations interpersonnelles avec comme priorités le renforcement des échanges étudiants et la coopération entre acteurs de la société civile. Les ONG présentes à la fois en Europe et en Inde, comme Amnesty International, pourraient être invitées par l'UE et le gouvernement indien à entamer un dialogue avec d'autres représentants de la société civile. Ces échanges pourraient s'inscrire dans le cadre du dialogue bilatéral UE-Inde sur les droits de l'Homme ou se tenir séparément.

La préoccupation partagée qu’expriment l’Europe et l’Inde à l’égard du changement climatique doit se traduire par des efforts conjoints allant au-delà des transferts de technologie ou de l'aide financière : des experts environnementaux des deux parties pourraient être invités à sensibiliser les citoyens aux défis environnementaux et à leurs solutions. Là encore, la société civile a un rôle clé à jouer. 

L'Union européenne et l'Inde doivent explorer différentes formes de partenariat afin d'exploiter leurs complémentarités. Si l'Inde peut être un partenaire stratégique de l'UE pour faire face à la Chine, elle peut également l’aider à diversifier ses sources d’approvisionnement et contribuer à des formes alternatives de diplomatie. L'industrie pharmaceutique est à cet égard un domaine dans lequel l'Inde et l'Europe pourraient coopérer pour réduire la dépendance de leur chaîne d'approvisionnement vis-à-vis de la Chine voire introduire une division du travail similaire à celle du Quad, dans laquelle l'Inde produirait les vaccins que les pays européens pourraient ensuite distribuer à travers les pays du Sud.

Si l'Union européenne est l’interlocuteur le plus adapté pour toute discussion sur les chaînes d'approvisionnement, pour les négociations commerciales et la diplomatie des vaccins, les États membres ont leur propre marge de manœuvre pour développer avec l’Inde des relations à géométrie variable. Ils peuvent en particulier se rapprocher des pays avec lesquels l'Inde entretient de bonnes relations dans la région Indo-Pacifique, d’autres membres du Quad et le Royaume-Uni, avec lequel la plupart des pays européens ont encore des affinités. Un format "Quad+" où des pays de l'UE seraient représentés pourrait envoyer à l’Inde un signal de convergence parmi certains de ses partenaires clés.

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