Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
04/05/2021

Vivre au temps du télétravail : la nouvelle machine à café peut-elle être virtuelle ?

Vivre au temps du télétravail : la nouvelle machine à café peut-elle être virtuelle ?
 Laëtitia Vitaud
Auteur
Présidente de Cadre Noir Ltd

L’épidémie du Covid-19 a profondément transformé nos habitudes de travail. En février 2021, un sondage mené par Harris Interactive pour le ministère du travail montrait que 52 % des Français en situation de télétravail témoignaient d’un sentiment d’isolement, privés des échanges informels et des rencontres fortuites sur leur lieu de travail. L’Institut Montaigne lance une série de billets sur le télétravail au temps du Covid-19, avec Laëtitia Vitaud, auteure du livre Du Labeur à l'ouvrage (Calmann-Lévy, 2019), présidente de Cadre Noir Ltd et enseignante à Sciences Po et Paris Dauphine, pour analyser les enjeux soulevés par ce phénomène. Ce premier volet s'intéresse aux conséquences de la perte d'échanges informels entre salariés. 

La sérendipité, voilà l’un des concepts les plus discutés dans le contexte de télétravail forcé que nous vivons depuis plus d’une année. Peut-on se passer des échanges informels qui ont lieu au bureau et donnent naissance à de nouveaux projets et idées ? La "magie" qui opère entre collègues dans un espace partagé peut-elle être répliquée hors de cet espace commun ? Les contraintes sanitaires de la période de pandémie et la distance imposée entre collègues nous font valoriser davantage ces moments de hasard et de créativité dont nous sommes aujourd’hui privés.

Au sens large, le mot sérendipité renvoie à cette idée que beaucoup de grandes choses sont nées par hasard, d’une rencontre fortuite et fructueuse que personne ne pouvait planifier. Parmi les belles histoires de sérendipité, on cite souvent l’invention de la pénicilline par Alexander Fleming en 1928, les rayons X, le Viagra, ou encore la découverte de la radioactivité. L’histoire des sciences est riche d’exemples. Mais le mot est d’abord entré dans la langue anglaise (puis française) par la littérature. On le doit à l’écrivain Horace Walpole qui l’a introduit en 1754 dans le conte Voyages et aventures des trois princes de Serendip. En tant que notion littéraire, le concept a joué un rôle de moteur dans l’intrigue des romans policiers et de science-fiction.

La sérendipité influence l’organisation de l’espace au sein des entreprises numériques depuis des décennies. Dès les années 1960, les Bell Labs, le légendaire département de R&D d’AT&T, avaient conçu des bureaux horizontaux (par opposition aux grandes tours verticales des banques des centre-villes) pour que les rencontres fortuites entre les différents ingénieurs qui y travaillent engendrent des innovations inattendues. C’était la première fois qu’on défendait cette idée que l’aménagement de l’espace de travail jouait un rôle critique dans le développement d’une culture de l’innovation.

La sérendipité influence l’organisation de l’espace au sein des entreprises numériques depuis des décennies. [...] La Silicon Valley en a fait une religion.

La Silicon Valley en a fait une religion. Des campus de Facebook à ceux de Google, il s’agit d’un principe presque sacré de l’aménagement de l’espace de travail. De manière paradoxale, on a même cherché à "optimiser" les rencontres accidentelles entre collègues. Laszlo Bock, ancien DRH de Google et maître à penser de l’utilisation du big data en gestion des ressources humaines, avait publié en 2015 un ouvrage qui fait toujours référence en la matière, dans lequel il expliquait que "le principal moteur de performance dans les secteurs complexes tels que le logiciel est l’interaction fortuite".

Le campus de Google a donc été conçu pour que les échanges informels y soient les plus nombreux et riches possible. Dans un gigantesque complexe de plus de 100 000 mètres carrés, on a fait en sorte - données à l’appui - que chaque salarié soit situé tout au plus à deux minutes trente de marche de ses collègues, et que les équipes se trouvent toujours à portée de vue les unes des autres. Alors même que le télétravail est possible en pratique depuis des années, des entreprises comme Google y sont historiquement plutôt hostiles pour cette raison : elles tiennent absolument à cette sérendipité réputée favorisée par le fait de partager le même espace de travail.

Avant la pandémie, alors que la possibilité de travailler davantage à distance faisait déjà l’objet de nouvelles attentes de la part des salariés, il était devenu à la mode de critiquer le culte de la sérendipité de la Silicon Valley, et ses excès, comme une culture du présentéisme extrême qui poussait les salariés à passer soirs et week-ends au bureau pour profiter des repas gratuits et des tables de ping-pong. On a aussi critiqué l’open space et ses multiples distractions qui empêchent le travail concentré. L’immense succès du livre Deep Work en 2016 a sans doute marqué un tournant à cet égard : l’ingénieur Cal Newport y proposait de nouvelles règles pour apprendre à mieux se concentrer dans un monde où tout est fait pour nous distraire. Pour lui, la concentration a plus de valeur que les rencontres fortuites…

Dans une passionnante histoire des bureaux intitulée Cubed: A Secret History of the Workplace (2014), Nikil Saval tourne en dérision la "religion" de la sérendipité si courante dans la Silicon Valley : "À l'apogée de la culture.com, on a sacralisé l’idée selon laquelle deux personnes d’équipes ou de niveaux hiérarchiques différents pouvaient se croiser par hasard, et que la simple friction due à leur rencontre soudaine allait déclencher l’étincelle magique de l’innovation".Où en est-on aujourd’hui, après tant de mois de frustrations et de questionnements sur le travail ?

Il ne s’agit pas de se priver définitivement des possibilités offertes par les rencontres physiques, mais plutôt de repenser la sérendipité de manière "hybride". 

D’un côté, on comprend mieux qu’il est difficile de se passer des échanges informels pour cimenter la culture d’entreprise, aider les individus à se constituer des réseaux de travail et faire avancer les projets. De l’autre, on pressent qu’il sera de plus en plus difficile d’imposer aux salariés d’être présents au bureau toute la semaine pour forcer la sérendipité.

La période actuelle devrait nous inviter à pousser plus loin les réflexions sur la sérendipité au travail. Croire qu’elle n’est possible qu’au bureau, c’est la condamner au déclin car l’âge où tout le monde y était présent la majeure partie du temps est révolue. Il ne s’agit pas de se priver définitivement des possibilités offertes par les rencontres physiques, mais plutôt de repenser la sérendipité de manière "hybride". Voici quatre idées pour ce faire :

  1. La sérendipité est aussi une question d’algorithmes. On comptait autrefois sur les bars ou les fêtes de village pour faire des rencontres amoureuses ; aujourd’hui, les jeunes couples se rencontrent en ligne sur des applications de dating. Le pourcentage des rencontres amoureuses faites en ligne augmente d’année en année. Dans L’Amour sous algorithme (2019), Judith Duportail a cherché à comprendre ce qu’il y avait "sous le capot" de l’algorithme de Tinder, qui note les individus selon leur "désirabilité" (Duportail s’est demandé selon quels critères). Entre matching aléatoire et conception savante de l’appariement, il existe toute une palette de choix d’efficacité et de questions éthiques à se poser pour comprendre ce qu’est la sérendipité qui se joue sur les applications numériques. Ce qui est vrai en amour est vrai en travail : de plus en plus, c’est dans les algorithmes que ça se passe. Le choix des applications professionnelles et des usages qu’on en fait sont donc déterminants.
     
  2. Les gamers le savent bien : la nouvelle machine à café peut être virtuelle. Au cours des derniers mois, des centaines de millions de joueurs ont fait des rencontres fortuites et fructueuses sur Discord ou sur Twitch. Souvent, ces rencontres ne sont en rien "inférieures" à celles qui pourraient être faites dans un espace physique. Les meilleurs jeux vidéo sont des espaces de sérendipité dont il serait dommage que l’entreprise se prive. D’ailleurs, pourquoi les outils de travail sont-ils tellement inférieurs aux jeux vidéo en ce qui concerne les possibilités de rencontres spontanées ? Un récent épisode du podcast a16z (animé par Andreessen Horowitz) était consacré à la sérendipité sociale des jeux en ligne ("The social serendipity of cloud gaming"). Qu’ils soient "virtuels" ou "augmentés", les bureaux du futur ne pourront plus ignorer la forme de sérendipité inhérente aux jeux vidéo dans le cloud.
     
  3. Une partie des relations fortuites et informelles pourraient être formalisées. À force de ne valoriser que les rencontres spontanées, on a longtemps ignoré les personnes plus introverties ou celles qui ne peuvent pas être autant présentes au bureau parce qu’elles ont des responsabilités familiales. La construction d’un réseau "au hasard" des rencontres dans le couloir ou à la machine à café prend du temps et laisse parfois les plus timides et les plus occupés de côté. La période de pandémie a tout particulièrement posé problème pour ces personnes qui n’ont pas du tout de réseau dans l’entreprise : les stagiaires, les alternants et les nouvelles recrues. Or certaines entreprises sans bureau ont apporté des réponses originales à la question de l’intégration des jeunes en entreprise. La startup Buffer, par exemple, a popularisé un système de parrainage/mentorat multiple (les "trois buddies") qui s’est révélé efficace pour l’intégration des nouveaux. On peut formaliser une partie de ce qui était informel !
     
  4. Dans un contexte hybride, il faut se poser de nouvelles questions sur l’organisation du travail. Comment organiser de meilleures réunions (moins nombreuses) pour que les individus aient plus de maîtrise de leur emploi du temps et davantage de temps de sérendipité ? Comment tirer le meilleur de moments de sociabilité plus rares (retraites d’équipe, jours au bureau "optimisés") ? Comment permettre un meilleur accès à l’information (wiki d’entreprise, Who’s Who) ? Quelles règles mettre en place concernant la communication sur les réseaux d’entreprises pour qu’ils soient plus inclusifs (par exemple, le mansplaining ne disparaît pas avec la distance) ? La sérendipité à distance ne devrait pas être vue comme concurrente de celle du bureau. Il est probable qu’il en va de la sérendipité comme du networking : le virtuel et le réel se complètent bien plus qu’ils se font concurrence.

 

Copyright : JONATHAN NACKSTRAND / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne