AccueilExpressions par MontaigneVivatech : l’UE sur le front des technologies disruptives La plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Technologies12/06/2025ImprimerPARTAGERVivatech : l’UE sur le front des technologies disruptives Auteur Charleyne Biondi Experte Associée - Numérique Viva Tech, le grand salon français des nouvelles technologies, se tiendra du 11 au 14 juin avec comme thèmes principaux l’intelligence artificielle et les industries créatives et devrait être l’occasion de l’annonce par le Forum économique mondial de l’ouverture à Paris d’un Centre européen pour l'excellence en IA (CAIE), après les annonces faites par Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen afin de développer des centres de données français et européens. Sur la frontière des technologies disruptives, l’Union européenne a-t-elle les moyens d’assurer sa souveraineté ? Charleyne Biondi répond à nos questions.Le CAIE est l’initiative d’une entreprise privée (VivaTech) et non d’un gouvernement : qu’en retenir ? Quelle est la place des décisionnaires publics dans la dynamique d'innovation, par rapport aux acteurs privés ? Comment favoriser les liens entre entreprises, chercheurs et décideurs politiques ?Ce qu’il faut retenir d’abord, c’est un paradoxe : les annonces les plus emblématiques sur la souveraineté technologique européenne sont désormais portées par des structures privées ou para-publiques, souvent en marge des circuits institutionnels classiques. L’ouverture à Paris d’un Centre européen pour l’excellence en IA (CAIE), annoncée à VivaTech par le Forum économique mondial (WEF), en est un exemple frappant. Ce n’est ni une initiative gouvernementale française, ni une agence européenne qui en est à l’origine, mais une organisation internationale non élue, financée majoritairement par des entreprises privées, et pilotée depuis Genève. Cela en dit long sur l’asymétrie d’influence entre sphère publique et acteurs privés dans le champ de l’innovation. Depuis plusieurs années, les plateformes technologiques, les laboratoires de recherche industrielle et les grandes fondations internationales jouent un rôle croissant dans l’orientation des priorités de recherche, dans la structuration des écosystèmes, voire dans la définition des normes et standards de l’intelligence artificielle. Ce déplacement du centre de gravité soulève une question démocratique fondamentale : qui décide de ce que l’on finance, de ce que l’on construit, et au nom de quoi ? Pour autant, il ne s’agit pas d’opposer frontalement public et privé. L’enjeu est de retrouver une capacité de pilotage stratégique, au sein des institutions publiques, pour faire levier sur ces dynamiques. Cela suppose de renforcer l’interface entre science, industrie et politique. Nous avons besoin de structures pérennes de dialogue et de codécision, capables d’aligner les investissements privés sur des objectifs publics clairs. Ce que propose l’Allemagne avec son agence SPRIND ou, dans une moindre mesure, ce que tente la France avec le Conseil de l’innovation, va dans cette direction.Il faut accepter que la politique industrielle européenne ne se limite pas à la régulation, et se dote aussi d’une véritable stratégie technologique offensive. Enfin, cette dynamique ne peut être purement nationale. L’Union européenne reste l’échelle pertinente pour articuler ces efforts : mutualiser les risques, garantir une continuité de financement, coordonner les agendas de recherche et les infrastructures critiques. Mais pour cela, il faut accepter que la politique industrielle européenne ne se limite pas à la régulation, et se dote aussi d’une véritable stratégie technologique offensive.Infrastructure numérique (centres de données), Cloud : quelles sont les priorités pour la recherche européenne ? A-t-elle les moyens de se positionner simultanément dans les champs de la blockchain, du quantique ou de l’IA ? Quels axes ou usages privilégier ?L’Europe est aujourd’hui confrontée à un dilemme stratégique : comment rattraper un retard devenu structurel sur certaines briques technologiques essentielles, tout en capitalisant sur ses points de force pour construire une innovation propre, crédible et souveraine ? Ce dilemme est d’abord le fruit d’un retard massif en matière d’infrastructures numériques, et notamment sur deux fronts critiques : les semi-conducteurs et le cloud. Ce sont les fondations matérielles de toute transformation numérique. Et ce sont aussi les plus longues et les plus coûteuses à reconstruire.Ce retard d’infrastructure est d’autant plus préoccupant qu’il compromet une dimension cruciale de la souveraineté, comme l’Institut Montaigne l’a souligné dans son rapport sur les infrastructures numériques. Il ne s’agit pas seulement de maîtriser ses outils, mais de pouvoir faire des choix technologiques en toute indépendance, sans dépendre de capacités de calcul, de stockage ou de fabrication détenues à l’étranger.Les économies les plus avancées ont compris que l’innovation ne repose pas sur une seule brique technologique, mais sur l’orchestration de briques complémentaires, parfois issues de domaines très différents : IA, blockchain, quantique, edge computing…Ce constat invite à des arbitrages intelligents. Il est irréaliste de prétendre rattraper les États-Unis ou la Chine sur tous les fronts. Mais cela ne veut pas dire renoncer à l’ambition — bien au contraire. Les économies les plus avancées ont compris que l’innovation ne repose pas sur une seule brique technologique, mais sur l’orchestration de briques complémentaires, parfois issues de domaines très différents : IA, blockchain, quantique, edge computing… Ce sont ces effets de convergence qui ouvrent des perspectives inédites. Et c’est dans cette vision systémique que l’Europe doit inscrire son effort de recherche.Cela implique de raisonner par cas d’usage, et non par secteur. Prenons deux exemples. La blockchain : l’Europe dispose d’un savoir-faire réglementaire, institutionnel et technique qui pourrait faire de l’infrastructure décentralisée un pilier de l’IA “de confiance” que nous appelons de nos vœux. Le quantique : nous avons des laboratoires d’excellence et des start-up reconnues mondialement, à condition de sécuriser les financements et d’accélérer les partenariats public-privé. Ces technologies peuvent devenir des leviers différenciants dans le développement de solutions d’IA souveraines — pas en parallèle, mais en interaction.Bref, il faut investir là où l’Europe peut faire la différence, sans renoncer à bâtir, sur le temps long, une infrastructure souveraine. La stratégie industrielle européenne ne doit pas être celle du repli, mais celle de l’interopérabilité maîtrisée. Ce n’est pas une question de prestige. C’est une condition de résilience stratégique.Comment jugez-vous le dynamisme des start-up en France et en Europe ? Un DeepSeek européen est-il susceptible d’émerger et comment favoriser les passages à l’échelle ?Le dynamisme des start-up européennes est réel, particulièrement en France, qui a su faire émerger un écosystème fertile — grâce notamment à une mobilisation publique-privée inédite et à une excellence académique incontestable. La qualité des profils techniques, l’accès aux financements publics, et la multiplication d’initiatives sectorielles structurantes en témoignent. Il ne manque pas de talents en Europe — ce qui manque, ce sont les conditions d’un passage à l’échelle crédible.si l’on prend au sérieux l’hypothèse d’un DeepSeek européen, il faut reconnaître qu’un modèle fondé sur l’intégration verticale — de la puce au produit — suppose des moyens et des alliances qui dépassent le cadre national.Car si l’on prend au sérieux l’hypothèse d’un DeepSeek européen, il faut reconnaître qu’un modèle fondé sur l’intégration verticale — de la puce au produit — suppose des moyens et des alliances qui dépassent le cadre national. Cela suppose des ressources financières et computationnelles massives, mais aussi une forme de coordination industrielle et politique à l’échelle du continent. Or, sur ce terrain, l’Europe reste fragmentée. Et puis il y a une différence de fond, d’ordre culturel, qui me semble structurante : ce qui frappe lorsqu’on revient des États-Unis, c’est le contraste d’état d’esprit. Là-bas, la foi en l’avenir est palpable, et la technologie, le progrès sont vécus comme une promesse. Ici, nous sommes plus prudents. Plus sceptiques. Peut-être (sans doute) plus réalistes. Mais ce décalage d’optimisme a un effet direct sur l’ambition des projets, la prise de risque des investisseurs, et la vitesse d’exécution des stratégies. C’est un différentiel de projection collective — presque de narration civilisationnelle.Quels sont les principaux goulets d’étranglement pour les technologies européennes ?Le triptyque est connu : capital, calcul, cadre.Capital : les financements ne manquent pas en amont, mais le passage à l’industrialisation reste sous-financé. Le soutien à l’IA générative doit s’étendre aux modèles intermédiaires et aux infrastructures critiques.Calcul : l’accès aux capacités de calcul reste une contrainte majeure. L’Europe dépend encore massivement de Nvidia et d’infrastructures extra-continentales.Cadre : la régulation peut devenir un levier de souveraineté si elle s’accompagne d’un soutien concret aux acteurs européens pour y répondre, voire d’une véritable stratégie protectionniste. Mais paradoxalement, l’Europe reste toujours plus libérale que les États-Unis en la matière.Quelles sont les grandes échéances et les principaux arbitrages qui se présentent à l’Europe et à la France ?Les prochaines années seront décisives pour ne pas figer un rôle d’importateur technologique. Trois échéances clés se dessinent :L’implémentation du règlement IA (AI Act) : elle devra s’accompagner de moyens opérationnels — financiers, humains, techniques — sans quoi elle risque de pénaliser les PME, les laboratoires et les start-up européennes, qui ne disposent ni de capacités d’audit interne, ni de marges pour absorber les coûts de conformité.La stratégie pour l’infrastructure cloud et edge : il faut passer d’une logique de soutien fragmenté à des solutions labellisées à une véritable politique industrielle intégrée, alignée sur les besoins de souveraineté, de sécurité d’autonomie, et de compétitivité. Cela implique des choix clairs, notamment en matière de standardisation, d’interopérabilité et de financement.L’adoption des technologies par les services publics : l’État doit jouer un rôle moteur, non seulement comme prescripteur de normes, mais comme acheteur stratégique capable de soutenir la montée en puissance d’acteurs européens à travers la commande publique.Mais aucun de ces leviers ne sera efficace sans une politique industrielle coordonnée. Il est crucial de structurer un écosystème cohérent autour de ces technologies : favoriser des chaînes d’approvisionnement locales, articuler la recherche et la production, anticiper les besoins industriels. Il ne suffit pas de bâtir des data centers européens — encore faut-il qu’ils soient utilisés. Et pour cela, il faut faire émerger une demande soutenue et crédible pour des solutions souveraines, notamment en incitant les grandes entreprises européennes à intégrer ces offres dans leurs choix stratégiques. L’arbitrage majeur est donc le suivant : voulons-nous un marché européen ouvert mais dominé, régi par des standards venus d’ailleurs, ou un marché structuré, exigeant, à même de faire émerger une innovation européenne autonome ? Ce choix déterminera non seulement notre capacité à rester compétitifs, mais aussi notre souveraineté technologique à long terme.Comment faciliter le drainage des investissements publics et privés ? Dans quelle mesure les investissements étrangers, notamment en provenance des Émirats arabes unis représentent-ils un problème selon vous ?Le financement de l’innovation en Europe repose sur un équilibre instable : d’un côté, des subventions publiques massives qui peinent à être stratégiquement ciblées ; de l’autre, des capitaux privés plus rares, plus frileux, et souvent plus lents qu’aux États-Unis ou dans le Golfe. Les investisseurs étrangers, notamment issus des Émirats, représentent une opportunité pour certaines entreprises, mais ils soulèvent aussi une question de contrôle stratégique des actifs technologiques clés. Les infrastructures critiques de demain — centres de données, puces, modèles d’IA — risquent de dépendre de capitaux extérieurs dont les logiques d’influence sont aussi politiques. Il faut se demander si ces investissements sont purement financiers, ou s’ils cherchent à positionner leurs pays comme des hubs incontournables du pouvoir numérique mondial, en captant des parts d’écosystèmes technologiques européens. Par ailleurs, le vrai sujet, c’est la rentabilité. Du point de vue d’un investisseur privé, la seule métrique qui compte est le retour sur investissement (ROI). Aujourd’hui, un data center soutenu ou utilisé par AWS ou Microsoft garantit une décennie d’hyperutilisation. À l’inverse, en Europe, la demande reste trop fragmentée, trop académique, trop incertaine. Il ne suffit pas d’afficher des ambitions de souveraineté : il faut démontrer que les infrastructures seront massivement utilisées, pas uniquement par les chercheurs, mais par l’industrie, les services publics, les institutions financières, les entreprises de santé, etc.Pour attirer les capitaux privés, les acteurs européens doivent convaincre qu’ils peuvent faire émerger une demande réelle et stable.Pour attirer les capitaux privés, les acteurs européens doivent convaincre qu’ils peuvent faire émerger une demande réelle et stable. Cela suppose de coordonner la commande publique, d’accompagner les entreprises utilisatrices, et de donner des signaux clairs sur la trajectoire d’usage et d’adoption des capacités européennes. Tant que cette dynamique ne sera pas visible, le risque est que les investisseurs jugent les data centers européens comme des paris trop risqués, face à l’hyper-rentabilité des hubs américains ou chinois.Les centres de données appartiennent en grande partie aux entreprises américaines : dans quelle mesure cela représente-t-il un défi pour notre souveraineté ? Les plans d'investissement de 109 milliards d’euros (France) et de 200 milliards d’euros (UE) peuvent-ils y répondre ?Avoir des centres de données sur le territoire européen n’est pas suffisant pour garantir la souveraineté numérique. La localisation physique ne protège pas contre la dépendance stratégique, car le véritable pouvoir réside dans le contrôle opérationnel des infrastructures, des logiciels et des services cloud associés.Aujourd’hui, la majorité des data centers en Europe sont opérés par des acteurs extra-européens, notamment américains. Ce fait crée une illusion de souveraineté, alors même que les données hébergées dans ces centres restent juridiquement accessibles aux autorités américaines via le Cloud Act, qui s’inscrit dans une tradition plus ancienne du droit extraterritorial américain. En clair : si une entreprise est de droit américain, elle peut être contrainte de fournir des données hébergées n’importe où dans le monde.Mais la question va au-delà du droit : même si les données sont localisées en Europe, les entreprises et les gouvernements restent tributaires des services, des architectures logicielles, des mises à jour et des politiques commerciales des big tech étrangères. Ils ne gagnent pas en autonomie, ni technique ni stratégique.Dans ce contexte, lesplans d’investissement massifs annoncés par la France (109 milliards d’euros) et l’UE (200 milliards d’euros) ne pourront contribuer à la souveraineté européenne que s’ils s’accompagnent de deux évolutions structurelles :Un soutien massif aux solutions cloud européennes, qui passe par des commandes publiques, des projets communs, et une stratégie industrielle structurante, à la fois au niveau national et européen. Ce soutien ne doit pas se limiter à la certification ou à la régulation — il doit financer l’émergence d’acteurs capables de rivaliser en performance, sécurité et interopérabilité.Le développement de hubs technologiques locaux, où les capacités computationnelles sont accessibles directement — sans passer par un cloud externalisé. Ces centres pourraient accueillir des start-up, des laboratoires de recherche, des entreprises industrielles, qui se brancheraient en direct sur les serveurs, permettant une utilisation plus fine, plus sobre et plus maîtrisée des ressources numériques. Cette approche contribuerait à créer des usages différenciés, à haute valeur ajoutée, tout en renforçant la résilience de notre tissu technologique.La souveraineté ne se construit pas par la seule localisation — elle se construit par l’indépendance fonctionnelle. Et cela suppose de reprendre la main non seulement sur les câbles, mais sur les codes.Comment s’assurer que les dépenses européennes en matière d’infrastructures numériques aillent aux entreprises européennes ?L’enjeu principal est de faire en sorte que les dépenses engagées par l’Europe pour ses infrastructures numériques contribuent à renforcer notre autonomie stratégique, et non à reproduire des formes de dépendance vis-à-vis des géants extra-européens.Cela passe par trois leviers :Un fléchage plus précis des financements publics, conditionné à l’utilisation ou au développement de solutions européennes. Cela suppose un changement de philosophie : au lieu de viser une neutralité technologique de principe, il faut assumer une forme de préférence stratégique pour les acteurs européens, comme le font d’ailleurs d’autres puissances.Une logique de “soutien par la demande” : c’est en créant des débouchés solides — via des marchés publics, des consortiums industriels ou des hubs de calcul mutualisés — que les solutions européennes pourront se développer à l’échelle. La souveraineté ne se décrète pas, elle se construit aussi par les usages.Des mécanismes de transparence et de traçabilité des chaînes de valeur : il faut pouvoir suivre la manière dont les infrastructures sont opérées, les technologies utilisées, les clauses d’extraterritorialité auxquelles elles sont soumises. Car la simple territorialisation physique des données ou des serveurs ne suffit pas à garantir leur souveraineté si le droit applicable reste celui des États-Unis ou si l’opérateur est un acteur étranger dominant. En somme, il ne suffit pas de dépenser massivement : encore faut-il que ces dépenses structurent un écosystème européen, soutenable, compétitif et autonome.Copyright Sarah Meyssonnier / POOL / AFPLe fondateur de Mistral AI, Arthur Mensch, le directeur de Nvidia, Jensen Huang, et Emmanuel Macron au salon VivaTech à Paris, le 11 juin 2025 ImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneMars 2025Infrastructures numériques : un plan décisifLes infrastructures numériques sont cruciales pour la souveraineté et la compétitivité française, face à la domination américaine et chinoise. L'Institut Montaigne propose 9 recommandations stratégiques pour structurer le cloud, la 5G et le traitement des données, en misant sur l’énergie, les talents et des financements ciblés.Consultez le Rapport