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11/03/2021

Vers une réforme des politiques économiques de l’UE ? - Partie 2

Entretien avec Eric Chaney

Vers une réforme des politiques économiques de l’UE ? - Partie 2
 Eric Chaney
Expert Associé - Économie

La crise du Covid-19 a mis en lumière les failles des politiques économiques de l’Union européenne. Face à l'impératif d’une relance coordonnée entre les États membres, une refonte des politiques économiques européennes permettrait de répondre à ces enjeux. Quelle forme prendrait ce nouveau cadre ? Quelles devraient être les priorités de ces réformes ? Nous avons demandé à deux économistes, Olivier Marty, professeur à Sciences Po et à l’ENS, et Eric Chaney, notre conseiller économique, de nous livrer leurs réflexions. Nouveaux éléments de réflexion avec Eric Chaney.

Olivier Marty remarque fort justement que les principes fondateurs des politiques économiques de l’Union Européenne, forgés au gré de l’évolution des Traités, ont été soumis à rude épreuve par le passage du temps et l’épreuve des deux grandes crises récentes, la crise financière et celle de la pandémie. Il ajoute avec raison que les mondes d’avant 2008 et d’aujourd’hui diffèrent structurellement en raison du pouvoir économique acquis par la Chine. J’ajouterai que la prise de conscience mondiale que le changement climatique est déjà en cours et qu’il serait moralement inacceptable et économiquement suicidaire de ne pas aligner les politiques économiques sur l’objectif "net zéro" de nos économies d’ici 2050 et si possible bien avant.
 
Ces points de départ étant acquis, que faudrait-il réformer, que peut-on réformer, et comment le faire, par des ruptures ou des réformes incrémentales, comme le suggère Marty ? Je distinguerai quatre chapitres. Trois sont évoqués par Marty, la politique monétaire, la politique de la concurrence et la coordination des politiques budgétaires. J’y ajouterai la politique climatique.

Le cadre de la politique monétaire a bien passé les épreuves, mais on peut mieux faire

Commençons par la politique monétaire. Le Traité de Maastricht ("le Traité", par la suite), fruit d’un compromis durement négocié entre les positions divergentes de la France et de l’Allemagne l’encadre de façon claire. L’objectif est la stabilité des prix, définie par la BCE comme "le maintien de l’inflation à un niveau inférieur à, mais proche de 2 % à moyen terme", l’objectif d’un taux inférieur à 2 % ayant été adopté en octobre 1998, juste avant le lancement de l’euro. Sans préjudice de cet objectif principal, la BCE doit "soutenir les politiques générales de l’UE", celles-ci comprenant le plein emploi, le progrès social, la compétitivité, la protection de l’environnement… Soyons clairs, ce n’est pas le mandat dual de la Réserve fédérale américaine, même si la BCE a tenté d’argumenter qu’en atteignant le premier objectif, on atteindrait sans coup férir le second.
 
Notons que la BCE s’est montrée bien plus réactive et flexible que ce que le cadre rigide du Traité pouvait faire craindre. Qui aurait pu imaginer en 1999 qu’une banque centrale conçue sur le modèle couronné de succès de la Bundesbank, finirait par baisser son taux de refinancement des banques en dessous de zéro (- 0,50 %), ferait passer la taille de son bilan de 12,5 % du PIB de la zone euro en 1999 à 68,5 % en 2020, et que celui-ci inclurait des titres de dette de la zone euro, principalement de ses États, à hauteur de 3 700 Mds d’euros ?

La BCE s’est montrée bien plus réactive et flexible que ce que le cadre rigide du Traité [de Maastricht] pouvait faire craindre.

Si la BCE a pu et su se montrer, après parfois quelques hésitations, à la hauteur de défis économiques que ni les pères de l’euro ni les négociateurs des Traités ne pouvaient imaginer, pourquoi vouloir changer un système qui a fait ses preuves ?

Il y a pourtant de la marge pour son amélioration. En adoptant un objectif d’inflation à 2 % en moyenne sur une période, il est vrai indéterminée, la Réserve Fédérale a introduit un standard de stabilité des prix plus explicite et mieux adapté à un monde où, pour le moment, le risque de déflation continue à paraître plus inquiétant que son opposé. Souhaitons que la revue stratégique de la BCE aille dans le même sens, de façon à ne pas importer le risque de déflation exporté par les États-Unis via le taux de change. Par ailleurs, la BCE devra éclaircir les principes de sa politique de bilan, dite "quantitative". Du fait d’un cadre institutionnel intrinsèquement différent de celui des États-Unis ou du Royaume-Uni - la réunion des États de la zone euro ne forme pas une entité juridique, encore moins démocratique - la BCE est placée dans une situation délicate, où la dimension "bilan" de sa politique monétaire anesthésie le risque de crédit lié à la soutenabilité de la dette que pourraient exprimer les marchés. On peut s’en réjouir - c’est évidemment le cas des États à moindre crédibilité budgétaire comme l’Italie ou la France, comme des partisans d’une Europe fédérale - mais on peut également y voir un risque de glissement vers le financement monétaire des déficits budgétaires, dont l’interdiction était la pierre angulaire de l’abandon par l’Allemagne de sa propre monnaie au profit de l’euro. Souhaitons que la BCE parvienne à dégager des principes plus clairs concernant la gestion de son bilan. Par exemple, si l’inflation revenait de façon persistante au-dessus de 2 %, la BCE réduirait-elle la taille de son bilan et, si oui, comment le fera-t-elle et selon quelle métrique ?

Une politique de la concurrence injustement attaquée

Passons à la politique de la concurrence. Durement attaquée par la classe politique française et, de façon plus nuancée par les grandes entreprises et le gouvernement fédéral allemands, la politique de la concurrence, second domaine où les États ont en grande partie accepté le transfert de souveraineté, est accusée d’empêcher la création d’entreprises de taille mondiale, l’opposition à la fusion Alstom-Siemens, pour ses partisans du moins, représentant la preuve tangible de ce supposé vice de construction. Il s’agit d’un bien mauvais procès de mon point de vue. Il y a des champions mondiaux en Europe, et on ne les trouvera pas dans le who’s who du DAX : les dix plus grosses capitalisations boursières en Europe sont, dans l’ordre, LVMH, Nestlé, Roche, ASML, Novartis, L’Oréal, Prosus, Novo-Nordisk, BHP et SAP. 

Toutes sont des multinationales, toutes font face à une rude concurrence mondiale, aucune n’a bénéficié de mansuétude de la part de la DG concurrence. La fusion Siemens-Alstom aurait créé un quasi-monopole de marché pour la signalisation ferroviaire, qui se serait traduit inévitablement par des hausses de prix, au détriment du transport ferroviaire qu’on souhaite développer. L’économiste Thomas Philippon va jusqu’à considérer que la politique concurrentielle de l’UE est un… avantage concurrentiel par rapport aux États-Unis, où sa faiblesse a laissé quartier libre à de très grosses entreprises au détriment de l’innovation et de la productivité.

L’économiste Thomas Philippon va jusqu’à considérer que la politique concurrentielle de l’UE est un… avantage concurrentiel par rapport aux États-Unis.

Mais, dira-t-on, la concurrence mondiale contre laquelle il faut s’armer, c’est la Chine ! C’est tout à fait juste, mais comment doit-on s’armer ? En réduisant la concurrence dans cet immense marché intérieur qu’est l’UE ? Ce serait se désarmer, car une moindre concurrence réduit l’incitation à innover et favorise la survie des entreprises moins productives. En réalité, la politique de la concurrence fait partie des armes offensives, y compris vis-à-vis des entreprises chinoises, dont la capacité à innover souffrira de l’interventionnisme de plus en plus pesant de l’administration Xi Jinping. Pour se défendre contre les pratiques anti-concurrentielles, chinoises ou autres, utilisons la politique commerciale, dont l’accès aux marchés publics fait partie. La réciprocité devrait ici être la règle.
 
On pourrait également faire remarquer qu’aucune entreprise européenne ne figure dans les 10 plus grandes capitalisations boursières mondiales, dont la liste comprend 7 américaines, 2 chinoises et une taiwanaise. Mais outre le fait que la taille peut être le symptôme d’une moindre compétitivité via l’affaiblissement de la concurrence, c’est plutôt l’incomplétude du marché unique européen qu’il faut incriminer : une start-up du plateau de Saclay pensera d’abord marché français et les capital-risqueurs qui miseront sur elle, tenant le même raisonnement, investiront moins. Dès le départ, la start-up, aussi innovatrice qu’elle soit, sera désavantagée par rapport à sa rivale de Boston qui ambitionne d’être dans le top 10 mondial d’ici 20 ans. La même carence s’applique à des entreprises déjà bien installées. Le seul concurrent crédible de Huawei pour les équipements 5G est Ericsson, entreprise qui semble être plus innovatrice dans le domaine mais qui ne bénéficie pas du soutien étatique et bancaire illimité dont peut se prévaloir Huawei. Or les politiques d’attribution des fréquences hertziennes sont nationales ainsi que, pour une large part, la réglementation des télécommunications, ce qui nuit à l’émergence d’un champion européen. L’exemple des équipementiers montre également que c’est du côté des politiques commerciales, en l’occurrence les appels d’offre qu’il faut s’armer : entre Ericsson et Huawei le terrain concurrentiel est tout sauf aplani.

Politiques budgétaires : une renégociation du Pacte de stabilité est inévitable 

Une fois revenu à une situation plus normale, ce qui, espérons-le se produira dans le courant de 2022, le réveil sera rude. 

Le cas de la coordination des politiques budgétaires est plus difficile et c’est probablement celui où la réforme incrémentale souhaitée par Olivier Marty est la moins praticable. Déjà, les règles du Traité de Maastricht, reformulées dans le Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC), sont devenues inapplicables. Ce fut évident lors des profondes récessions de 2009 et de 2020, et l’on doit se féliciter que la Commission Européenne ait immédiatement utilisé les marges offertes par les Traités pour ne pas entraver l’action des stabilisateurs fiscaux, c’est-à-dire le creusement naturel des déficits budgétaires. Signe que les temps ont changé, aucune voix crédible en Europe ne s’est levée contre cette flexibilité assumée.

Mais, une fois revenu à une situation plus normale, ce qui, espérons-le se produira dans le courant de 2022, le réveil sera rude : selon les prévisions du FMI d’octobre dernier, qui seront probablement révisées à la hausse, sept pays de la zone euro auront une dette publique excédant significativement 100 % du PIB (Grèce, Italie, Portugal, Espagne, France, Belgique, Chypre), l’Italie et la Grèce dépassant 150 % du PIB. Or le pacte prévoit que la réduction de la dette vers la norme de 60 % héritée du traité de Maastricht se fasse à un rythme annuel d’un vingtième de l’écart à la cible. Dans le cas de l’Italie, dont la dette publique avoisinerait 160 % du PIB en 2022, cela impliquerait une réduction de cinq points de PIB par an, ce qui est inconcevable.
 
Dans le cas de la France, dont la dette serait de 120 % du PIB, une baisse de 3 points de PIB par an serait nécessaire, ce qui est tout aussi inconcevable. Contrairement au cadre de la politique monétaire ou de la politique concurrentielle, le PSC n’a pas résisté à l’épreuve du feu des crises. Il devra donc être renégocié. Faudra-t-il conserver les normes de limites de déficit budgétaire (3 %) et de dette publique (60 %) ? Avec une croissance tendancielle plus faible que lorsque fut négocié le Traité, mais aussi avec des primes de risque obligataires bien plus faibles (du fait de l’engagement de la BCE) et un environnement mondial de taux bas, et donc des charges d’intérêt plus légères toutes choses égales d’ailleurs, cela paraît indispensable, d’un point de vue économique tout au moins. Mais il est à craindre que vouloir renégocier le traité fondateur soit politiquement très risqué. Une voie moins dangereuse serait de remettre à plat le PSC, de façon à le rendre à la fois plus flexible, plus transparent, et moins complexe. Ce serait une rupture, mais politiquement gérable car nul ne peut nier les faits.

La politique de décarbonation est partie sur de mauvais rails

Le Pacte Vert de la Commission Européenne a l‘avantage d’être soutenu par tous les pays, avec plus ou moins d’enthousiasme, mais sans dissension notoire. C’est qu’il s’agit avant tout d’impressionner par l’ampleur des dépenses publiques, dont chacun espère tirer un bénéfice. Mais permettra-t-il d’atteindre l’objectif de neutralité carbone (pour simplifier, on intégrera les autres gaz à effet de serre dans ce vocable) en 2050, au moindre coût économique et donc social possible ? Il est permis d’en douter sérieusement. Comme lors de la Conférence de Paris sur le climat, et alors que le cadre européen était bien plus propice, les États et la Commission n’ont pas voulu s’engager fermement vers une politique de prix du carbone, seule façon économiquement efficace d’aligner les intérêts publics et privés, et de coordonner les comportements des entreprises et des consommateurs de façon à réduire les émissions.

Le précédent des gilets jaunes semble dorénavant hanter les politiques, avec des conséquences absurdes comme d’octroyer des subventions à un coût bien supérieur à celui de la taxe carbone par tonne de CO2 évitée. Tout espoir n’est pas perdu : le Pacte mentionne le prix du carbone, le système d’échange de droits à émettre commence à bien fonctionner, avec un prix du CO2 atteignant 38 €/tCO2 (22 février), et les partis politiques allemands ont conclu un accord élargissant le prix du carbone à de plus nombreux secteurs.

Le précédent des gilets jaunes semble dorénavant hanter les politiques. 

Enfin, tous les États lorgnent sur le pactole fiscal que pourrait représenter une taxe à la frontière de l’UE, bien qu’il serait économiquement et politiquement bien plus rationnel de redistribuer son produit aux populations. Malgré ces motifs d’espoir, une politique cohérente de prix du carbone a peu de chances d’être négociée et appliquée aux consommateurs dans les deux à trois ans à venir.
 
Faut-il se résoudre à l’inefficacité et au gaspillage pour autant ? Pas si l’on utilise le prix du carbone comme étalon pour les décisions publiques et privées, renonçant temporairement à l’appliquer à tous les biens et services consommés dans l’UE. Le principe d’une politique de décarbonation rationalisée serait de déléguer à une autorité indépendante le soin de déterminer une trajectoire du prix du carbone compatible avec les objectifs de l’UE, et d’utiliser un tel prix pour arbitrer entre tel ou tel investissement décarbonant, qu’il soit public ou privé. Ainsi, on libérerait la politique verte de la pression des lobbies, que ce soit celui du gaz naturel ou de l’hydrogène pour prendre deux exemples d’actualité, et on aurait une garantie que les sommes vertigineuses que les États de l’UE sont prêts à dépenser le soient de façon efficace. S’agirait-il d’une réforme de rupture ou d’une amélioration incrémentale ? Probablement les deux. Remettre le prix du carbone au centre des politiques vertes serait une rupture, mais le faire sans généraliser les taxes carbone et mettre ce prix au service de la rationalisation des dépenses publiques serait plus aisé. L’important, au fond, est que cela marcherait !


Copyright : homer0922

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