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Un an après la dissolution : enjeux d’un vote sans issue

Un an après la dissolution : enjeux d’un vote sans issue
 Bruno Cautrès
Auteur
Expert Associé - Sociologie politique et Institutions
 Anne Muxel
Auteur
Directrice déléguée du CEVIPOF et Directrice de recherches en sociologie et en science politique au CNRS
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Gouverner avec son opposant

“Clivé” en 2022, “disruptif” en 2017, “normal” en 2012, “de rupture” en 2007 : le vote aux élections européennes et législatives de 2024 est qualifié, dans la nouvelle chronique électorale du Cevipof, de “ sans issue”. Un an après une dissolution surprise mal comprise et qui s’est avérée contre-productive, comment comprendre cette séquence électorale inédite qui constitue un moment charnière pour la vie politique de la Ve République ? Le RN a-t-il atteint un plafond de verre ? Quel avenir pour le bloc central et la gauche ? Peut-on parler de crise de régime ? Bruno Cautrès et Anne Muxel, qui ont dirigé l’ouvrage qui vient de paraître, Le vote sans issue, chroniques électorales 2024, proposent leur analyse. 

Quel bilan peut-on dresser de la dissolution et de ses effets ?

Anne Muxel :La France a besoin d’une majorité claire pour agir dans la sérénité et la concorde” : quiconque se laisse aller au plaisir coupable de revoir l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, au soir du 9 juin et à l’issue des élections européennes, ne peut manquer d’être frappé par l’ironie (tragique) qui empreint des propos fort peu visionnaires.

La séquences électorale qui a vu se succéder un scrutin européen, le 9 juin 2024, et législatif, le 30 juin et le 7 juillet, reste inédite sous la Ve République : jamais encore ces élections ne s’étaient enchainées ainsi, tissant une nasse d’enjeux mêlés et de conséquences imbriquées dont, un an après, le pays ne s’est pas sorti. Le paysage politique a été bouleversé, mais pas clarifié ; le succès du Rassemblement national lors des européennes, loin d’être démenti, s’est confirmé ; la fragmentation s’est accentuée ; la gauche résiste mais seulement grâce à son bloc radical tandis que le centre ne se maintient, vaille que vaille, que par un front républicain clivé qui peine à se traduire en une proposition programmatique viable. La liste pourrait être continuée, on se contentera de la résumer par un constat : les repères se sont dissous dans un brouillard généralisé et nous sommes face à une crise politique d’ampleur.

Un an après, quelles perspectives se dégagent ?

Anne Muxel : Elles ne sont pas très nettes. Au contraire, les signes de chaos se sont multipliés : le temps nécessaire pour former un gouvernement s’est allongé, les majorités sont fragilisées, la France a eu à sa tête, plus de 100 jours durant, un gouvernement chargé d’expédier les affaires courantes, le président peine à exercer sa fonction d’arbitrage tandis que les appels à sa démission fusent de toutes parts, mettant en cause sa légitimité voire le consensus démocratique, la déception voire la désillusion de l’électorat va croissant…

 La dissolution a décorrélé le choix des électeurs et la composition des gouvernements.

Le constat peut paraître sombre, il n'est pas exagéré : la dissolution a décorrélé le choix des électeurs et la composition des gouvernements. Cette décorrélation, qui accrédite le thème du déni de démocratie toujours présent depuis 2005 et le “non” au référendum sur la Constitution européenne, se manifeste triplement.

Le Rassemblement national, tout d’abord, a été en tête des scrutins pour la 3e fois consécutive à des élections européennes et a gagné en voix aux deux tours des législatives - mais il ne gouverne pas.

Le Nouveau front populaire, qui a obtenu le plus grand nombre de sièges au second tour des législatives, ne figure pas non plus au gouvernement.

Le Front républicain, enfin, a atteint son objectif (bloquer l’élection des candidats du Rassemblement national), mais cela n’a débouché sur aucun programme viable ni sur aucune coalition. 

Bruno Cautrès : Un autre symptôme de cette crise politique est que la campagne électorale n’a pas permis d’ériger les préoccupations des Français en enjeux politiques dans le débat public. Pourtant, les sujets existaient : les questions migratoires et le pouvoir d’achat mobilisaient fortement les électeurs du RN tandis que le niveau du SMIC ou la réforme des retraites suscitaient l’intérêt des électeurs du NFP.

Les électeurs attendaient que les partis aient un positionnement clair traduit en actions politiques nettes : c’est d’ailleurs le sens même du vote, qui sert à réduire la distance entre les préférences des électeurs-citoyens et les propositions des candidats-gouvernants !

La majorité sortante a eu plus de difficultés à faire émerger des propositions claires : lors de la campagne des européennes, la candidate de LREM Valérie Hayer a construit un narratif autour de l’analogie avec 1938 et axé sa campagne sur la menace de la guerre, alors que l’électorat français est très nettement opposé à l'élargissement de l’Union européenne - sujet pourtant resté tout à fait marginal dans les débats.

Les électeurs attendaient que les partis aient un positionnement clair traduit en actions politiques nettes : c’est d’ailleurs le sens même du vote, qui sert à réduire la distance entre les préférences des électeurs-citoyens et les propositions des candidats-gouvernants !

Anne Muxel : C’est aussi pour cette raison que notre ouvrage s’intitule Le vote sans issue. Les politologues anglo-saxons ont construit la notion de “issue voting”, soit le vote en fonction d’enjeux programmatiques chers aux électeurs et en fonction desquels ils se déterminent - sans se contenter de voter “par principe” pour le candidat d’un parti auquel ils s’identifient.

Or, les sujets sur lesquels les électeurs voulaient se prononcer étaient bel et bien là, mais la rapidité de la campagne n’a permis ni d’organiser le débat ni de faire place aux préoccupations des électeurs. Le vote est donc resté sans “issue”, et a abouti à l’impasse que nous connaissons.

La Ve République traverse-t-elle une crise de régime ?

Anne Muxel : Non, jusqu’à présent le régime tient. Nous n’avons pas encore atteint une situation de chaos ou d'ingouvernabilité totale. La Constitution ne semble pas non plus remise en cause et offre encore des solutions. La dissolution, bien qu’elle ait fortement fragilisé Emmanuel Macron et se soit retournée contre lui, est d’ailleurs une arme redoutable fournie par la Constitution elle-même !

Les institutions tiennent encore malgré la tripartition, et si la figure présidentielle est rejetée, la défiance ne concerne pas la fonction présidentielle en tant que telle : les Français y demeurent attachés. Un sondage récent montre d’ailleurs que 59 % d’entre eux se disent “impatients” que se tienne l’élection présidentielle de 2027. On peut envisager des réformes qui, toutes choses égales par ailleurs, permettraient d’adapter le système actuel à la tripartition du champ politique : instaurer une part de scrutin proportionnel - la proportionnelle intégrale produirait des effets problématiques si l’on part du principe que les forces modérées sont préférables - répondrait à l’attente des Français et améliorerait la représentativité de l’Assemblée.

En revanche, la crise politique est incontestable. Les institutions sont bloquées dans une configuration tripartite que n’arrive pas à dépasser un système pensé pour faire émerger un phénomène majoritaire dans une organisation des préférences bi-dimensionnelle. Or, l’érection d’un barrage anti-RN a produit l’alternative entre le parti de Marine Le Pen d’une part, et l’ensemble des forces politiques d’autre part, lui-même divisé entre listes de gauche et listes de droite. Le système d’opposition s’est dédoublé, et débouche sur une impasse. Faire obstacle au RN n’est pas un programme de gouvernement.


Bruno Cautrès : Je nuancerais - ou durcirais - ce constat : nous sommes à la frontière de la crise de régime. Les tentatives de moderniser la vie démocratique, que ce soit grâce aux conventions citoyennes ou au grand débat national, n’ont pas dessiné de nouveau projet politique et le lien entre l'expression populaire et le gouvernement est endommagé : la gravité de ce que nous traversons ne doit pas être minimisée. La Constitution de 1958 a été révisée une vingtaine de fois mais sa souplesse n’est pas infinie.

On évoque l’instauration de la proportionnelle comme une solution souhaitable : cela paraît une bonne idée en principe mais si l’on ne retouche qu’au mode de scrutin sans réfléchir de manière plus globale au système politique et partisan, cela n'aura pas beaucoup d’effets. Rappelons que le Président est élu sur un programme et que la coalition au pouvoir à l’issue des législatives pourrait diverger quant au respect dû à ce programme. Comment organiser ce décalage institutionnel ? Les parlementaires de la coalition devront-ils négocier à l’intérieur du programme présidentiel ? Ou pourront-ils le contester alors même que les Français l’ont choisi ? Face à des pouvoirs rivaux qui peuvent également arguer de leur légitimité, les institutions pourraient être confrontées à un blocage supérieur encore à celui que nous traversons.

Le Rassemblement national a-t-il atteint un plafond de verre ?

Bruno Cautrès : Cela fait dix ans que le FN puis le RN est censé atteindre ce “plafond de verre”. Les études montrent au contraire que le parti gagne de nouveaux segments d’électeurs et que le vote en sa faveur n’est plus uniquement un vote de contestation mais aussi un vote d’adhésion qui souscrit à des propositions et à une vision précises : les électeurs font le choix politique du protectionnisme et du repli face aux menaces de guerres ou aux enjeux migratoire. En 2022, Marine le Pen a élargi son socle et elle est bien davantage qu’avant une candidate “attrape-tout”, séduisant des classes sociales d’origines diverses et dépassant le clivage droite-gauche. Malgré la situation judiciaire de Marine Le Pen, le niveau d’intention de vote en sa faveur ne descend pas. Jordan Bardella est crédité d’un niveau d’intention comparable, ce qui prouve aussi que l’adhésion au RN dépasse la seule personnalité des candidats.

Les chiffres sont éloquents : le Rassemblement national est passé de 18,7 % des voix au premier tour des élections législatives de 2022 à 29,3 % au premier tour des législatives 2024 et 32 % au second tour.

Le RN, dont il n’est pas exagéré de dire qu’il est désormais le premier parti de France, bute toujours sur le débouché naturel d’une telle position, la responsabilité de gouvernement.

 

Les sondages pour la présidentielle de 2027 tendent vers des chiffres similaires qu’il s’agisse de Marine Le Pen ou de Jordan Bardella.  Néanmoins, le RN, dont il n’est pas exagéré de dire qu’il est désormais le premier parti de France, bute toujours sur le débouché naturel d’une telle position, la responsabilité de gouvernement.

Le bloc central peut-il résister ?

Anne Muxel : En 2027, Emmanuel Macron ne pourra pas se représenter : cela enlèvera aux électeurs de presque tout le spectre politique - à l’exception de la majorité présidentielle - l’une des motivations qui déterminent leur vote, à savoir le rejet de la politique menée à l’Élysée. Or, entre 15 à 20 % des électeurs disent se situer au centre : si la fin du macronisme se confirmait, les partis de gouvernement, de gauche comme de droite, retrouveraient un socle électoral consolidé. 

En affaiblissant les forces de gouvernement tant à gauche qu'à droite, le macronisme a polarisé la vie politique aux extrêmes.

Bruno Cautrès : En affaiblissant les forces de gouvernement tant à gauche qu'à droite, le macronisme a en effet polarisé la vie politique aux extrêmes. Dès lors que les électeurs ne pourront plus voter “au centre”, ou que le bloc central se rétrécira, on peut s’attendre à cette revitalisation à condition que ces partis soient portés par des figures et des appareils capables de s'imposer et de convaincre.

Comment comprendre la situation à gauche ?

Anne Muxel : La gauche n’a pas retrouvé de force électorale pérenne, et il ne reste pas grand chose du NFP. La question d’une candidature unique pour les élections à venir demeure en suspens.

Bruno Cautrès : Le thème de l’unité dans la gauche française charrie une histoire politique ancienne et “sensible”. L’hebdomadaire du Parti socialiste, entre 1972 et 1986, s’appelait d’ailleurs L’Unité. Ce vieux rêve peut-il se concrétiser ? Malgré des différences significatives, les différentes tendances de la gauche sont assez unifiées en fonction des thèmes socio-économiques (justice sociale, égalité, éducation, santé), mais aussi en fonction de thèmes culturels (libéralisme culturel, promotion d’une société de la tolérance et de la diversité “généreuse”). En revanche, on constate depuis quelques années qu’au sein de cette vision d’une société de la tolérance, des différences s'accroissent à gauche sur les questions culturelles : une partie de la gauche (notamment les électeurs ou sympathisants LFI) souhaite davantage qu’une autre partie (notamment l’électorat et les sympathisants PS) une évolution du modèle français vers une prise en compte des différences et de ce que l’on appelle le “multiculturalisme”. Le 7 octobre a encore accentué ce clivage à gauche.

 Les candidats sont jugés crédibles selon deux dimensions : une dimension verticale - leur aptitude à être des chefs d’État - et une dimension horizontale - leur capacité à comprendre le pays et être empathique

Pour la présidentielle, les études du Cevipof montrent que les candidats sont jugés crédibles selon deux dimensions : une dimension verticale - leur aptitude à être des chefs d’État - et une dimension horizontale - leur capacité à comprendre le pays et être empathique. Si la gauche veut jouer un rôle dans l’élection présidentielle de 2027, il faudra qu’émerge un candidat qui convainque fortement sur au moins l’une de ces deux dimensions.

 

Propos recueillis par Hortense Miginiac

 

copyright Ludovic MARIN / AFP

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