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29/07/2025
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Trois questions à Jeremy Chang : le modèle taiwanais de la "danse avec les clients"

Trois questions à Jeremy Chang : le modèle taiwanais de la
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Pour résister aux chocs géopolitiques, une industrie doit-elle chercher à être stratégiquement autonome (réduire ses dépendances extérieures excessives) ou indispensable (s’assurer une position incontournable et ainsi une capacité de pression et de riposte) ? Taiwan ne pose pas le dilemme en ces termes. Alors qu'on appréhende souvent l'industrie taiwanaise des semi-conducteurs en tant qu'elle est incontournable par nature, comment l'île considère-t-elle sa place dans les chaînes de valeur mondiales ? Que recouvre le modèle de "danse avec les clients" ? Trois questions à Jeremy Chang, directeur général du Research Institute for Democracy, Society, and Emerging Technology (DSET).

Comment les concepts d’autonomie stratégique et d’indispensabilité sont-ils compris à Taiwan ? Ces deux visions ont-elles une influence sur les politiques menées par l’île en matière de semi-conducteurs ?

Taiwan accueille l’écosystème d’industrie technologique le plus complet au monde, fait de milliers d’entreprises B2B (business-to-business) opérant sur un éventail industriel très large, de la production de semi-conducteurs à l’ensemble des segments propres au secteur manufacturier des technologies de l’information et de la communication. Taiwan se voit comme un écosystème se définissant principalement en tant que sous-traitant de la production mondiale de matériel informatique (production sous contrat).

L’écosystème taiwanais est le fruit de plus d’un demi-siècle de développement industriel. Il est né de l’essor, dans les années 1970, de ce phénomène de sous-traitance de la production des technologies de l’information. Historiquement, les entreprises taiwanaises n’ont pas cherché à établir leurs propres marques informatiques : elles ont au contraire misé sur le développement d’un modèle B2B solide, fondé sur la mise à disposition de services de production industrielle les plus efficaces, fiables, résilients et rentables possible auprès de clients positionnés en amont des chaînes d’approvisionnement mondiales de l’électronique - et de marques utilisatrices finales. 

Comme les Taiwanais sont pleinement conscients du fait que leur industrie des semi-conducteurs doit tout à ses clients, la stratégie taiwanaise de développement ne répond pas aux logiques de politique industrielle que sous-tendent les notions américaine et européenne d’"America First" ou de "souveraineté européenne".

Comme les Taiwanais sont pleinement conscients du fait que leur industrie des semi-conducteurs doit tout à ses clients, la stratégie taiwanaise de développement ne répond pas aux logiques de politique industrielle que sous-tendent les notions américaine et européenne d’"America First" ou de "souveraineté européenne". La stratégie taiwanaise repose au contraire sur un consensus partagé entre la sphère publique et les acteurs économiques autour d’un modèle économique qui entend, avant toute autre considération, servir les intérêts de ses clients. 

Du point de vue de Taiwan, cet écosystème ne se définit pas nécessairement par la recherche d’une domination technologique ou par celle d’une capacité d’innovation de rupture. La position centrale de Taiwan tient avant tout à ce modèle particulier : comme formulé par Morris Chang, le fondateur de TSMC, il s’agit pour Taiwan de "danser avec ses clients", autrement dit d’accorder une grande attention à leurs besoins, d’apporter des réponses à leurs défis, et de leur proposer à la fois des prix compétitifs et une production de haute qualité.

C’est pourquoi, à un moment où des acteurs comme l’Europe ou le Japon entendent faire revenir sur leur sol une partie de la production de semi-conducteurs (souvent à travers les politiques industrielles qu'ils poursuivent au nom de leur autonomie stratégique ou de leur indispensabilité), Taiwan adopte une logique résolument différente. Le concept d’autonomie stratégique y trouve peu d’écho car notre capacité de production n’a jamais été adossée à l’existence de marques taiwanaises de l’électronique. Dès le départ, notre stratégie a été de nous intégrer aux chaînes de valeur en tant que partenaire industriel de clients à l’empreinte mondiale, à l’image d’Apple ou de Nvidia, dans l’objectif de contribuer à leur développement. De même, Taiwan ne voit pas son indispensabilité comme une fin en soi : pour les entreprises taiwanaises, ce n’est que si la valeur des services qu’elles proposent devient réellement indispensable à leurs clients que l’écosystème peut légitimement se penser comme indispensable dans son ensemble.

Si les concepts d’autonomie et d’indispensabilité ont longtemps été absents des débats à Taiwan, l’ère de la techno-géopolitique, au sein de laquelle les États entendent désormais reprendre le contrôle de leurs chaînes d’approvisionnement au nom de leur sécurité économique, doit inviter Taiwan à formuler une stratégie actualisée pour guider sa politique en matière de semi-conducteurs. L’industrie taiwanaise sait qu’il lui faut aujourd’hui davantage mettre à profit son rôle dans les chaînes d'approvisionnement mondiales et proposer une autre définition de l’autonomie et de l’indispensabilité, qui soit celle d’une approche nouvelle, différente de celle des pays du Nord global, mais enracinée dans sa propre culture industrielle.

Comment l’industrie taiwanaise des semi-conducteurs se positionne-t-elle pour rester centrale dans les chaînes d’approvisionnement mondiales de l’intelligence artificielle ?

Dans une nation qui se définit par ce modèle économique spécifique, les dirigeants économiques taiwanais se sont toujours posé les mêmes questions : "qui sera notre client ? Qui achètera nos produits ? Avec quels clients travailler pour maximiser notre part de marché et notre rentabilité ?".

L’émergence de Taiwan en tant qu’acteur des semi-conducteurs a pris racine dans la production de circuits intégrés destinés aux montres électroniques. Puis, avec l’avènement de l’ère du PC, Taiwan est devenu un pôle incontournable de production de semi-conducteurs destinés aux ordinateurs, toujours en tant que sous-traitant. L’industrie taiwanaise a toujours su se montrer innovante pour suivre les dernières avancées technologiques. Il y a trois ans à peine, TSMC et la majorité des fournisseurs taiwanais gravitaient encore essentiellement autour de l’écosystème de l’iPhone produit par Apple. Mais avec l’explosion de l’intelligence artificielle, l’écosystème dans son ensemble, de TSMC aux petites et moyennes entreprises, s’est rapidement réorienté pour répondre aux besoins en matériel informatique des géants de l’IA, à l’image de NVIDIA.

Avec l’explosion de l’intelligence artificielle, l’écosystème dans son ensemble, de TSMC aux petites et moyennes entreprises, s’est rapidement réorienté pour répondre aux besoins en matériel informatique des géants de l’IA

Les fournisseurs taiwanais de semi-conducteurs ont toujours fait preuve d’une grande agilité et ont toujours choisi de travailler avec les clients les plus influents à l’échelle mondiale. Les décideurs politiques et les experts en stratégie d’entreprise savent pertinemment qu’en l’absence de clients finaux de rang mondial et dont les applications industrielles sont à forte valeur ajoutée, l’industrie taiwanaise perdrait son avantage compétitif.

À l’avenir, au fil de l’accélération des cycles technologiques, les marques de l’électronique naîtront et disparaîtront de plus en plus vite. Mais les sous-traitants, eux, seront toujours là pour répondre au mieux aux besoins des champions mondiaux. Le choix fait par Taiwan de se spécialiser en tant que sous-traitant industriel constitue ainsi la trajectoire la plus viable. 

Quelles complémentarités identifiez-vous entre l’écosystème industriel taiwanais et l’industrie européenne ?

Du fait du caractère unique de sa position dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, Taiwan ne se contente pas de saluer les efforts de réindustrialisation menés en Europe mais souhaite activement y contribuer, à travers un rôle de "catalyseur de silicium" qui aidera directement l’Europe à atteindre ses objectifs de réindustrialisation.

Depuis deux décennies, l’Europe peine à faire émerger en son sein des innovations de rupture telles que celles qui ont permis aux États-Unis de se hisser au rang d’acteur redéfinissant constamment les marchés et la création de valeur à l’échelle mondiale. Que ce soit dans la révolution internet puis la digitalisation de nos économies, ou l’iPhone puis l’actuelle révolution de l’IA, toutes ces transformations ne viennent pas d’Europe. Les chaînes d’approvisionnement taiwanaises s’adressaient initialement à l’ensemble des clients occidentaux, qu’ils soient américains, japonais ou européens. Taiwan garde vivement en mémoire l’importance des investissements de Philips (et des transferts de technologie qui les ont accompagnés) dans la genèse du modèle de "fonderie" qui distingue aujourd’hui TSMC.

Mais aujourd’hui, Taiwan donne de plus en plus la priorité à ses clients américains, ce pour deux raisons : d’abord, ce sont ceux qui dominent l’innovation technologique et redéfinissent les marchés mondiaux ; ensuite, ce sont ceux qui sont à la fois désireux et capables d’acheter les semi-conducteurs les plus avancés et les plus onéreux. Cette complémentarité entre conception (américaine) et fabrication (taiwanaise) a permis aux deux écosystèmes de croître ensemble. Malgré cela, aux yeux de Taiwan, cette dépendance croissante à l’égard des États-Unis et la perte de clients européens ou japonais sont susceptibles de soulever à long terme des risques de sécurité économique.

Le retour en Europe de la production de technologies avancées dépendra avant tout de la capacité européenne à maîtriser l’écosystème industriel et à s’appuyer sur les bonnes compétences et les talents. Le Chips Act européen ou les subventions allemandes accordées à TSMC vont dans ce sens, en cela qu’elles sont conçues pour attirer un écosystème de production en Europe. Mais à l’heure où la Commission européenne travaille à la rédaction d’un Chips Act 2.0, l’Europe gagnerait à mettre en place des incitations plus efficaces pour convaincre des entreprises étrangères à investir davantage en Europe. Si les subventions constituent une incitation ponctuelle, des déductions fiscales plus ambitieuses pourraient avoir un effet incitatif plus pérenne en facilitant une implication de long terme des grands industriels internationaux dans la réindustrialisation européenne.

L’Europe gagnerait à mettre en place des incitations plus efficaces pour convaincre des entreprises étrangères à investir davantage en Europe.

Sur le volet des compétences, la "circulation des cerveaux" entre Taiwan et les États-Unis a permis de forger un fort degré d’interdépendance entre les deux écosystèmes. Ce n’est pas le cas entre Taiwan et l’Europe, qui ne parviennent pas à encourager cette mobilité des talents.

À Taiwan, les acteurs privés et les institutions académiques soutenues par le gouvernement forment des talents hautement qualifiés pour la production industrielle. Il est essentiel que l’Europe envoie davantage de jeunes professionnels sur l’île, où ils pourront acquérir non seulement des compétences industrielles ou académiques mais aussi culturelles et linguistiques. Ces futurs talents seront des leviers essentiels pour la mise en œuvre des investissements taiwanais en Europe grâce à leur double ancrage. Enfin, de retour en Europe, ces jeunes professionnels pourront s’inspirer de leur expérience taiwanaise pour contribuer à refaçonner les normes et la culture industrielles de l’écosystème européen - et peut-être est-ce ainsi que l’Europe réussira sa réindustrialisation technologique, en adéquation avec son identité et son environnement. 

Copyright I-Hwa Cheng / AFP
Le salon des nouveautés informatiques Computex à Taipei, le 20 mai 2025.

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