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11/10/2023

Scénarios pour une rentrée syndicale : entretien avec Franck Morel

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Scénarios pour une rentrée syndicale : entretien avec Franck Morel
 Franck Morel
Auteur
Expert Associé - Travail et Dialogue Social

Grève à l’appel de l’intersyndicale le vendredi 13 octobre, conférence sociale sur les salaires le 16, première rentrée pour Marylise Léon de la CFDT, Sophie Binet à la CGT et le nouveau président du MEDEF… L’actualité syndicale, toujours marquée par la réforme des retraites, est particulièrement dense en cette rentrée. 

Que reste-t-il de la situation éruptive du printemps dernier, lors de la réforme des retraites ? 

La situation au printemps dernier, lors des manifestations et des grèves contre la réforme des retraites, était particulièrement tendue. On peut la comparer avec celle connue au moment de la réforme des retraites de 2010, qui avait aussi relevé l’âge minimum de liquidation de la pension (âge d’ouverture des droits), à l’époque de 60 à 62 ans : dans les deux cas, on a pu observer le même nombre de manifestations, soit 14, selon un mouvement qui suivait le rythme des débats parlementaires. Cependant, le nombre de participants lors des manifestations de 2023 est resté inégalé, avec un pic à un million trois cent mille manifestants le 7 mars, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur (3,5 millions selon la CGT) : un record jamais atteint pour une manifestation dans le domaine social. Les tensions avaient alors atteint un niveau paroxystique, sur le fond des tensions sociales déjà très fortes héritées des manifestations de 2020. 

Aujourd’hui, on peut se féliciter que les tensions soient moins exacerbées qu’au cœur de la contestation de la réforme : les priorités se sont légèrement déplacées, face à une situation internationale anxiogène et à un contexte renouvelé qui entraîne d’autres revendications liées à l’inflation et à la cherté de la vie. 

Nous entrons dans une nouvelle séquence, que l’on peut aussi mettre en lien avec les changements survenus à la tête des organisations syndicales et patronales. Il convient néanmoins de rester vigilant face à une tension latente, à un abattement sourd voire à un ressentiment au sein d’une fraction de la population. Bien qu’on ne puisse sans doute pas encore parler de paupérisation, la pression sur le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires est préoccupante. En somme, la situation est différente mais reste critique et la vigilance s’impose. 

Les syndicats avaient été invités à Matignon les 16 et 17 mai par Élisabeth Borne : quelles conséquences sont ressorties de ces rencontres ? Le climat est-il plus apaisé ? 

Le climat est plus apaisé par rapport au printemps mais on observe toujours une grande amertume chez nombre de nos compatriotes ainsi que des revendications fortes face à l’inflation. Or, quand elle refluera, il ne sera plus possible de satisfaire de la même manière les revendications salariales, ce qui peut attiser les tensions dans les entreprises. 

Toutefois, les changements à la tête des organisations salariales et la volonté de l’exécutif de vite passer à autre chose après la réforme des retraites ont conduit au désir commun d’initier une nouvelle dynamique

Le climat est plus apaisé mais on observe toujours une grande amertume ainsi que des revendications fortes face à l'inflation.

Cette séquence, si ce n’est apaisée, du moins nouvelle, a commencé cet été par l’agenda social autonome des partenaires sociaux. Un certain nombre de chantiers ont été initiés (la négociation Agirc-Arrco, la caisse de retraites complémentaires du privé cogérée par les partenaires sociaux, qui a conduit à un résultat satisfaisant, puisque les partenaires sociaux sont parvenus à un accord le 5 octobre ou encore la négociation sur l’assurance chômage, pour n’en citer que quelques-uns.). Tous les acteurs tiennent à marquer leur présence et leur capacité d’action à travers ces nouveaux rendez-vous. 

Les mobilisations massives contre la réforme des retraites se sont traduites par un regain du nombre des adhésions. Cette dynamique haussière est-elle durable ou circonstancielle ? 

Il est trop tôt pour le dire. En tout cas, le taux de syndicalisation stagne depuis des années, et il faut le déplorer : il a fortement baissé entre l’après-Guerre et les années 1990 pour se stabiliser, depuis, autour de 10 %, voire même seulement 8 % dans le privé. C’est une mauvaise nouvelle, d’autant plus quand on constate le vieillissement des cadres syndicaux dans les entreprises. Aujourd’hui, environ 6 salariés sur dix travaillent dans une entreprise où il existe au moins un délégué syndical : cela reste insuffisant si l’on veut résoudre le paradoxe entre d’une part le souhait des pouvoirs publics de donner plus d’espace à la négociation collective (en privilégiant, pour le gouvernement, l’échelle de l’entreprise, et, selon les partenaires sociaux, une échelle plus nationale) et, d’autre part, la stagnation des taux de syndicalisation et l’incapacité des acteurs à se renouveler. 

La bonne santé des syndicats nous est indispensable si l’on éviter d’avoir à faire face à des mouvements du genre de celui des Gilets jaunes : mouvements incontrôlables, sans réel mot d’ordre, qui ne peuvent aboutir qu’à une impasse étant donné qu’ils organisent eux-mêmes des conditions où toute discussion, toute négociation devient impossible et est vécue comme une compromission. Comment trouver un compromis collectif face à une optique de rupture quasi révolutionnaire ? 

On voit bien qu’il faut faire en sorte que les corps intermédiaires soient renforcés, par des politiques actives. Certes, le paritarisme et les systèmes syndicaux ont leurs défauts mais ils sont infiniment préférables ce que serait la situation sans eux ! Constater que la dynamique haussière évoquée risque de ne pas être durable est une chose, mais il reste à trouver les moyens de la renforcer.

Comment trouver un compromis collectif face à une optique de rupture quasi révolutionnaire ? 

Que réclament les syndicats à travers la grève qu’ils organisent ce vendredi 13 octobre ? Partagent-ils tous les mêmes diagnostics, notamment sur la question des salaires ?

Le contexte d’inflation a produit de très fortes tensions. Les revendications salariales et les demandes des organisations syndicales ne sont pas nouvelles : des augmentations de salaire et le conditionnement des aides publiques aux entreprises à des hausses de salaires consenties pour leurs salariés. Dans leur interview croisée à La Tribune Dimanche le 8 octobre, la CGT et la CFDT ont affirmé, par la voix de leurs représentantes Marylise Léon et Sophie Binet, qu’elles étaient plutôt en phase pour "demander des comptes" aux entreprises. 
 
Un autre sujet important est celui des minima salariaux de branche, qui revient souvent dans les contextes d’inflation. Au dernier comptage, le ministère du travail faisait état de 80 branches, sur les 170 qui emploient plus de 5000 salariés, dont les minima salariaux étaient en dessous du Smic. C’est presque la moitié ! Or, puisqu’on n'indexe pas les minima salariaux sur l’inflation - ce qui ne serait pas une bonne chose car ce serait un processus inflationniste en soi - on doit régulièrement faire face à un rattrapage des minima de branches pour prendre en compte l’évolution des prix à la consommation. 

Marylise Léon et Sophie Binet [ont affirmé] qu’elles étaient plutôt en phase pour "demander des comptes" aux entreprises. 

Les pouvoirs publics ont déployé plusieurs stratégies par le passé. En 2005, Gérard Larcher avait ainsi fait pression sur les branches pour qu’elles revalorisent leurs minima, via les réseaux de commissions mixtes paritaires. Les acteurs des négociations collectives devaient tenir indicateurs de suivi et faire en sorte que les minima soient réévalués. 

La loi du 3 décembre 2008 organisait, par son article 27, le lien entre allègements de charges et réévaluation des minima de branches. C’est un sujet délicat, constitutionnellement et juridiquement semé d’embûches : d’une part, il est interdit de fixer les salaires de manière contraignante, d’autre part, parler des salaires minima ne signifie pas que l’on parle des salaires réels. La loi du 3 décembre prévoyait des mécanismes de "sanctions" pour les entreprises appartenant à des branches où les minima n’avaient pas été réévalués, via un possible calcul des allègements bas salaires sur le minimum conventionnel de la branche et non le SMIC. Mais le risque est de se retrouver à sanctionner des entreprises aux politiques salariales pourtant actives pour fait d’autrui, c’est-à-dire pour des comportements dont elles ne sont aucunement responsables ….

Le choix qui a été fait par l’article 27 est celui d’un suivi collectif de réévaluation des minima de branche, en posant le principe, à échéance donnée, d’une réduction de moitié du nombre de branches de plus de 5000 salariés dont les minima n’étaient pas alignés sur le Smic. À défaut était prévu un décret pour calculer les allègements de charge non pas sur le smic mais sur le pied de grille de minimum conventionnel. Le décret contraignant n’est jamais intervenu car les objectifs ont été atteints mais ce dispositif était fragile juridiquement pour les raisons précédemment évoquées (en termes d’égalité de traitement, de sanction potentiellement pour fait d’autrui). Il a surtout marqué par la pression politique qu’il a fait peser sur les acteurs.

Aujourd’hui, comment agir sur les branches pour qu’elles réévaluent leurs minima ? C’est là l’enjeu de la conférence sociale à venir, le 16 octobre. La ligne de crête semble bien abrupte, entre un fort volontarisme politique et des instruments juridiques très complexes qui peuvent se révéler être des épées de bois.

La ligne de crête semble bien abrupte, entre un fort volontarisme politique et des instruments juridiques très complexes.

Plusieurs grands syndicats français ont connu des changements de dirigeant : en avril, l’agro-industriel Arnaud Rousseau a pris la suite de Christiane Lambert à la tête de la FNSEA, le 21 juin, Marylise Léon a succédé à Laurent Berger à la tête de la CFDT et, enfin, Patrick Martin a été élu en juillet nouveau président du MEDEF à l’issue du mandat de Geoffroy Roux de Bézieux. Cela induit-il des modifications d’agenda ou de vision ? 

Assurément. Ce sont des changements substantiels (on peut aussi ajouter l’arrivée de Frédéric Souillot à la tête de FO en juin 2022, succédant à Yves Veyrier). Les principales organisations patronales et syndicales ont changé de dirigeants et ceux-ci auront donc la volonté de prouver leurs capacités à agir pour faire en sorte que le dialogue social retrouve la place qui a pu être la sienne par le passé. Les grands rendez-vous de l’automne, à savoir l’agenda social autonome et les deux négociations autour de l’Agirc-Arrco et de l’assurance chômage, ont témoigné de la qualité des interactions avec les pouvoirs publics, même avec des désaccords forts. 
 
Dans ce climat de relatif optimisme, on pourrait donc s’attendre à ce que ces changements se traduisent par : 

  • La signature d’accords dans le cadre de l’agenda social autonome (emploi des seniors, compte épargne-temps universel, parcours professionnels …). Les partenaires sociaux feront tout pour signer un accord, qui sera, le cas échéant, religieusement respecté dans sa transposition législative par les pouvoirs publics, comme ils en ont pris l’engagement. 
  • Concernant l’Agirc-Arrco et l’assurance-chômage, le contexte est plus compliqué. Les partenaires sociaux sont parvenus entre eux à une position commune sur l’Agirc-Arrco mais rencontrent des difficultés à se mettre d’accord avec le gouvernement, compte-tenu des enjeux financiers que cela représente. Par ailleurs, de fortes divergences demeurent entre les partenaires sociaux concernant l’assurance chômage : les règles actuelles ne conviennent pas aux organisations salariales mais satisfont plutôt les organisations patronales. Pour l’instant, les partenaires sociaux réussissent à surmonter cette contradiction en faisant front contre les chiffrages de l’État et contre les efforts financiers demandés par les documents de cadrage. Ils remettent notamment en cause les hypothèses de taux de chômage à 4,5 %, au prétexte qu’elles ne leur semblent pas réalistes. Néanmoins, quand ces mêmes hypothèses avaient été retenues par le Conseil d’orientation de retraites pour chiffrer les effets de la réforme des retraites, personne n’avait rien trouvé à redire contre elles, au contraire, certaines organisations syndicales les avaient même prises à l’appui pour dire que la réforme des retraites n’était pas nécessaire. 

Quelles sont les marges de manœuvre du gouvernement et des entreprises face aux revendications des syndicats ? Et, du côté des syndicats, quels sont les points négociables et ceux sur lesquels aucune concession ne semble envisageable ?

Les marges de manœuvre existent surtout sur les chantiers du compte épargne-temps universel, des parcours professionnels et de l’emploi des seniors. Les négociations seront au contraire plus complexes, pour les raisons évoquées précédemment, sur les sujets des minima salariaux. 
 
Parmi les sujets au menu de la conférence sociale du 16 octobre, on trouvera aussi la question récurrente du sous-emploi et du temps partiel subi (qu’on estime, sur la base du témoignage des salariés, concerner environ 30 % des salariés à temps partiel). Pour répondre à cet enjeu, il faudra regarder du côté des négociations collectives plutôt que de chercher à mettre en place des instruments généraux car cette dernière approche ne fonctionne pas très bien ; le temps partiel est déjà très réglementé avec des durées minimales et des règles strictes sur les horaires de travail. Cela n’a pourtant pas empêché le maintien d’un fort taux de temps partiel subi. Il faut donc donner un maximum de souplesse. Par exemple, l’idée d’un temps partiel annualisé contractuel pourrait être très intéressant pour les seniors. 

Les négociations seront au contraire plus complexes sur les sujets des minima salariaux. 

Concernant le compte épargne-temps universel, les organisations patronales se montrent dubitatives : il peut s’avérer être une redoutable usine à gaz mais il peut aussi permettre de faire des ponts entre le temps dévolu à la formation et le pouvoir d’achat, en introduisant la possibilité de monétiser la 5e semaine de congés payés, dispositif qui a été mis en place lors de la crise du Covid et qui pourrait être pérennisé. Néanmoins, il faudra se prémunir contre les effets pervers possibles de ce compte épargne-temps universel sur le provisionnement des entreprises, le statut fiscal des sommes ou le recrutement des personnes.

Concernant les négociations de branche, la question de leur réduction reviendra sans doute sur la table. Beaucoup de chemin a déjà été fait, on en est à environ 200 branches, et l’objectif de cent branches a un temps été envisagé. Les branches apportent une forte valeur ajoutée dans certains domaines mais il faut veiller à ce que les acteurs de la négociation collective à ces niveaux aient une masse critique suffisante pour faire vivre un dialogue social de qualité qui produise des régulations intelligentes.

La question de l’égalité salariale entre hommes et femmes semble avoir été exclue des sujets de discussion inscrits à l’ordre du jour du 16 octobre. Quel rôle les syndicats peuvent-ils jouer dans cette perspective ? Le sujet est-il une préoccupation forte pour les dirigeants et les adhérents ? 

Bien sûr. Les deux principaux syndicats de France sont désormais dirigés par des femmes et Sophie Binet, ancienne référente du collectif "femmes mixité" à la CGT et membre du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, prend ce sujet particulièrement à cœur. 

On dispose d’outils pour avancer, à commencer par les instruments de la dernière réforme, l’index égalité homme-femme, qui a déjà produit des effets positifs : depuis quatre ans que l’on dispose de cet index, la note moyenne des entreprises progresse continûment. Néanmoins, seules 2 % des entreprises avaient la note maximale de 100 %. On peut donc voir le verre à moitié vide ou à moitié plein…

Les deux principaux syndicats de France sont désormais dirigés par des femmes.

Conclusion : quel est le rôle que les syndicats peuvent jouer vis-à-vis dans la vie politique française ? 

Le rôle des syndicats est crucial et nous avons besoin, après le climat d’urgence des mois passés, d’un environnement de négociation dynamique, intelligent et proactif, susceptible d’offrir des cadres de négociation équilibrés pour faire face aux nombreux enjeux actuels, parmi lesquels, pour donner un exemple, la gestion des seniors. Beaucoup d’instruments pourraient être mis en place pour gérer individuellement les salariés les plus âgés en les maintenant dans l’emploi : des conventions de fin de carrière pourraient permettre de mettre en place des compromis individuels intéressants entre salaire/emploi/temps de travail pour maintenir les seniors en activité. Des contrats senior revus de longue durée pourraient aussi être créés pour remplacer le vieux contrat CDD senior qui ne fonctionne pas, par exemple.

Copyright Image : Emmanuel DUNAND / POOL / AFP

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