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29/06/2020

Racisme et violences policières : la France n'est pas l'Amérique

Racisme et violences policières : la France n'est pas l'Amérique
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

En 2019 aux États-Unis, plus de mille personnes sont mortes du fait des forces de sécurité contre vingt en France. Le bilan de notre pays est certes loin d'être exemplaire. mais il n'est en rien comparable à celui de l'Amérique. On ne combattra pas les crimes d'hier par les excès et les simplifications d'aujourd'hui. On ne le fera pas non plus par le silence

Révolution américaine ou Révolution française, laquelle a précédé l'autre, laquelle a exercé le plus d'influence sur l'autre ? Depuis quelques jours, la compétition entre les deux seuls pays "universalistes" de la planète a pris un tour infiniment plus tragique. On est brutalement passé des Lumières aux Ombres, des origines de l'esprit révolutionnaire à la réalité du racisme et des violences policières.

L'exercice de comparaison/compétition a été pour des décennies, sinon des siècles, une source de fierté des deux côtés de l'Atlantique. La Statue de la Liberté, cadeau de la France à l'Amérique, à l'occasion du centième anniversaire de la Révolution française, symbolise dans la pierre cette réalité. Aux funérailles de la reine Victoria en 1901, les présidents français et américain fermaient le cortège : ils n'étaient pas nobles. N'étions-nous pas avant tout unis dans un même combat pour les valeurs démocratiques et contre les totalitarismes ?

Certes cet exercice de comparaison/compétition est devenu plus difficile pour la France. À partir de 1941, aux portes de son statut de superpuissance, l'Amérique ne joue plus dans la même ligue que le pays des droits de l'homme, défait en 1940.

Comparaison humiliante

Reconnaître l'écart en termes de puissance et d'influence qui existe entre nos deux pays est une évidence. Accepter que la France puisse être comparée à l'Amérique dans ce qu'elle a de pire - le racisme et les violences policières - est une humiliation : surtout au moment où les États-Unis s'éloignent de l'universalisme et du multilatéralisme.

En 2019 aux États-Unis, plus de mille personnes sont mortes du fait des forces de sécurité.

La simple comparaison entre les deux pays, sur les questions du racisme et des violences policières, est devenue, en France, une évidence pour certains (très minoritaires) et une source d'indignation pour la grande majorité. Pour ces derniers, la France n'est pas et ne peut pas être les États-Unis. Et il ne devrait pas être permis de se livrer à de tels exercices d'autoflagellation. Pour le camp des accusateurs, à l'inverse, la France n'est peut-être pas l'Amérique, mais elle est en train de s'en rapprocher.

Se contenter de nier la possibilité d'une comparaison entre les deux pays ne suffira pas à répondre au ressenti et au malaise grandissant d'une partie de la population française, qui se sent victime du racisme et de la discrimination. Bien sûr les chiffres ne justifient guère la comparaison. En 2019 aux États-Unis, plus de mille personnes sont mortes du fait des forces de sécurité. La même année leur nombre a été de vingt en France, de trois en Grande-Bretagne, de zéro au Japon. La France n'a rien à voir avec les États-Unis, mais son bilan n'est pas exemplaire, en comparaison à ceux d'autres pays démocratiques en Europe et dans le monde.

Éduquer la police

Au-delà des chiffres et de leur objective froideur, il y a une réalité historique et culturelle. La situation des "Noirs" aux États-Unis est le produit d'une longue histoire que les Américains n'ont jamais su dépasser, en dépit de tentatives réelles par des présidents aussi divers qu'Abraham Lincoln et Lyndon Johnson. Le racisme au sein de la police aux États-Unis est profond, produit d'une culture qui mêle sentiments de supériorité et de peur, au sein d'un pays toujours plus violent et surarmé. La police allemande a été complètement rééduquée au lendemain du nazisme : son comportement est devenu exemplaire. La comparaison entre l'Amérique et l'Allemagne nazie n'a bien sûr pas de sens. Mais la police américaine doit elle aussi, être profondément rééduquée, ou tout simplement éduquée.

S'il existe du racisme dans la police en France, il n'est pas le produit d'une culture, mais de dérapages dans une société, toujours plus polarisée, plus intolérante et plus violente. Si, dans un pays démocratique, les citoyens commencent à perdre confiance en leur police ou, pire encore, éprouvent un réflexe de peur face à elle, c'est tout l'équilibre de la société qui se trouve remis en cause. Sur ce plan encore, la France est loin de devenir les États-Unis. Mais, après avoir perdu le contrôle sur des territoires de la République, des membres des forces de l'ordre perdraient-ils le contrôle sur eux-mêmes ?

"Freedom Fighters" ("les combattants de la liberté") : c'est le nom d'une milice armée qui s'est autoconstituée à Minneapolis, après les émeutes qui ont suivi le meurtre de George Floyd. Leur fonction - ils le disent ouvertement - est d'encadrer et de protéger les manifestants, y compris des dérapages éventuels de la police de la ville. Des analystes américains, généralement prudents et modérés, considèrent que les semaines qui vont suivre l'élection de novembre 2020 aux États-Unis seront potentiellement les plus dangereuses de l'histoire de la démocratie en Amérique, surtout si l'éventuelle victoire de Joe Biden n'est pas décisive et laisse comme en 2000 la place à la contestation. Des soutiens furieux du candidat battu, pourraient descendre en armes dans la rue pour contester le résultat du scrutin.

Si, dans un pays démocratique, les citoyens commencent à perdre confiance en leur police ou, pire encore, éprouvent un réflexe de peur face à elle, c'est tout l'équilibre de la société qui se trouve remis en cause.

Tragédie incommensurable

Au-delà des différences considérables et des similitudes qui existent à la marge, il existe, de manière plus fondamentale, une tragédie incommensurable qui continue de hanter - même si c'est à des degrés divers - les États-Unis et la France. Il s'agit bien sûr de l'esclavage et de ses conséquences humaines et psychologiques à long terme.

On ne combattra certes pas les crimes d'hier par les simplifications et les excès d'aujourd'hui. Mais on ne le fera pas non plus, par le silence et la stricte préservation du statu quo. Il n'y a d'histoire que contemporaine, écrivait le philosophe italien Benedetto Croce. Les sculptures des personnalités qui se sont enrichies par "le commerce triangulaire" ou qui, aux États-Unis, se sont battues pour maintenir l'institution de l'esclavage ne doivent pas être brutalement déboulonnées ou détruites. Mais elles ne peuvent pas non plus demeurer au cœur des villes où par leur simple présence elles bénéficient d'une légitimité symbolique.

Les y maintenir serait manquer de compréhension historique et de compassion humaine. La place de ces sculptures est, aux États-Unis comme en France, dans les musées. Elles font partie de l'histoire, mais pas nécessairement des épisodes les plus glorieux de celle-ci. Il nous faut prendre une distance, physique et symbolique, avec elles.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 26/06/2020)

Copyright : Alain JOCARD / AFP

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