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08/06/2020

L'Amérique et ses démons

L'Amérique et ses démons
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

L'Amérique, depuis sa fondation, n'a jamais réussi à résoudre le problème du racisme qui mine sa société. Du traitement des Indiens à celui des Noirs, le pays vit à épisodes réguliers des drames d'une injustice qui révolte. Cette fois, encore plus que d'habitude, parce que le drame se double d'une gestion politique cynique et volontairement clivante de la part d'un président hors de tout contrôle.

"Scène de chasse en Afrique" ou scène de racisme ordinaire en Amérique ? Le regard du policier qui est en train d'étouffer sa "proie" par la pression de son genou sur sa nuque est délibérément provocateur. C'est un être humain désarmé qui expire à ses pieds et non un lion.

Au mouvement du genou qui tue répond celui du genou qui proteste ou s'excuse par la génuflexion. En décembre 1970, en s'agenouillant spontanément devant le monument en mémoire des héros du ghetto de Varsovie, le chancelier allemand Willy Brandt avait contribué à transformer l'image de son pays et à consolider l'unité de l'Europe. La repentance - contrairement à ce que pensent certains - n'est pas un signe de faiblesse. Elle grandit ceux qui en font le choix et constitue la condition de la réconciliation entre les peuples, tout comme entre les communautés au sein d'une même nation.

Déshumanisation de l'autre

Le racisme culmine avec la déshumanisation de l'autre. Celui que l'on tue sans hésitation et sans remords n'est plus un être humain, mais une bête nuisible et dangereuse, quelle que puisse être son apparence : un géant noir aux États-Unis ou un enfant juif dans le ghetto de Varsovie. Il suffit qu'un être humain s'arroge - par sa simple force physique, ou par un principe ou une situation d'autorité -, les pleins pouvoirs sur un autre pour que tout l'équilibre social soit en péril. Et ce, qu'il s'agisse de la violence exercée par un homme sur une femme ou un policier sur un noir. L'abus de pouvoir des uns crée le profond sentiment d'injustice des autres.

Il suffit qu'un être humain s'arroge les pleins pouvoirs sur un autre pour que tout l'équilibre social soit en péril.

Capté par la vidéo pendant plus de huit minutes, le meurtre de George Floyd constituera-t-il le "crime de trop" dans l'histoire des États-Unis ? La Shoah aurait-elle pu se produire pendant des années si ses images insoutenables avaient fait le tour du monde grâce aux réseaux sociaux ?

"This time it's different". Combien de fois après une tuerie dans une école ou un collège, ou l'homicide d'un "Noir" par un policier blanc, a-t-on entendu : "Cette fois ce sera différent" ? Et chaque fois - l'émotion dissipée, la tension retombée -, tout a recommencé comme avant, facilité par la vente libre d'armes - qui seraient considérées comme des armes de guerre ailleurs qu'aux États-Unis - ou par une culture fondamentalement raciste présente au sein de la police américaine.

Solitude intérieure

Pourquoi en serait-il autrement aujourd'hui ? La bêtise (on serait tenté d'utiliser un mot plus fort) et l'inculture sont toujours présentes. On ne change pas la nature humaine par un coup de baguette magique. Comment résoudre en 2020 un "problème noir" auquel l'Amérique ne s'est jamais véritablement confrontée depuis sa création ? Ce sont les "fondations de la Maison Amérique" qui sont branlantes, du traitement des Indiens à celui des Noirs, depuis la création de la République. Le contraste entre les principes universalistes de la Déclaration d'indépendance, qui s'ouvre sur la proclamation de l'égalité absolue entre les hommes, et la réalité de la condition faite aux Noirs - avant et après la suppression de l'esclavage - est tout simplement, aujourd'hui comme hier, trop grand. Thomas Jefferson, le troisième président des États-Unis, l'homme des Lumières, n'a jamais libéré ses propres esclaves.

Étudiant à Harvard au début des années 1970, j'avais été témoin du "problème". Dans l'Adams House, maison à laquelle j'étais rattaché, il y avait une "table noire" autoconstituée à laquelle les étudiants blancs n'étaient pas conviés. Mon statut de Français - et les positions critiques du général de Gaulle sur la guerre du Vietnam - m'avait valu un traitement d'exception. Je pouvais à l'occasion me joindre à leurs repas et partager leur solitude intérieure.

Reconnaître la profondeur et la spécificité historique et culturelle du problème éviterait sans doute de grossières erreurs d'interprétation. Comparer les "gilets jaunes" en France avec la communauté afro-américaine aux États-Unis, comme le font certains, n'est pas simplement une démonstration d'ignorance, sinon de mauvaise foi, c'est une insulte faite à la situation spécifique de la communauté noire en Amérique en dépit des conquêtes fragiles et toujours remises en question qui ont été les siennes.

Explosion de colère

Pourquoi serait-ce différent cette fois-ci ? Parce que l'explosion de colère coïncide avec une crise sanitaire et une crise économique qui comme les "dérapages systématiques" de la police affectent la communauté afro-américaine de façon disproportionnelle ? Parce que le choc des images est exceptionnel et a ému le monde entier ? Parce que l'homme qui est à la tête des États-Unis concentre par sa nature profonde et ses dérapages calculés toutes les indignations, donnant un visage au mal ?

Le cynisme de l'exploitation politicienne du drame, l'appel aux forces armées, le détournement de l'usage de la Bible, l'absence totale d'empathie pour les victimes : Donald Trump a brisé tous les tabous.

Un peu pour toutes ces raisons sans doute. Le cynisme de l'exploitation politicienne du drame, l'appel aux forces armées - dénoncé jusque dans son propre camp par l'ex-secrétaire à la Défense James Mattis et critiqué par l'actuel ministre de la Défense -, le détournement de l'usage de la Bible, l'absence totale d'empathie pour les victimes : Donald Trump a brisé tous les tabous, renversé toutes les barrières de la décence. Comment réagir autrement que par le vote - le calendrier y est propice - lorsque le plus grand obstacle à la sécurité des États-Unis et à l'unité des Américains est le Président lui-même ?

"Levez-vous vite, orages désirés." Ce passage de René, de Chateaubriand, semble résumer la pensée politique de Donald Trump, de la menace de la Chine à l'extérieur à l'explosion de la violence à l'intérieur. Et si les "orages" n'éclatent pas assez vite, pourquoi ne pas leur donner un "petit coup de pouce" ? Donald Trump joue délibérément avec le feu, persuadé que plus les "indignés" basculeront dans la violence, plus ses chances de réélection seront grandes. Pourtant, à en juger par les résultats des scrutins locaux intervenus il y a quelques jours, la mobilisation anti-Trump est en marche. L'appel à l'unité et à la dignité peut l'emporter sur la division et le mensonge.

Cette fois ce sera différent. (Peut-être.)

 

 

 

Copyright : Olivier DOULIERY / AFP

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 08/06/2020)

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