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05/10/2020

Quand le réchauffement climatique s'invite dans la géopolitique

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Quand le réchauffement climatique s'invite dans la géopolitique
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Les analyses géopolitiques ne peuvent plus faire l'impasse sur la dimension écologique et les bouleversements que le réchauffement climatique - sécheresse, migrations pour cause environnementales - font peser sur les relations entre États et régions du monde. Pour Dominique Moïsi, cette dimension environnementale, qui accroît les risques de conflits, doit pousser les pays à davantage de coopération internationale.

Le réchauffement climatique - qui s'accélère sous nos yeux et qu'il n'est plus possible de nier - a des conséquences géopolitiques majeures. Une augmentation moyenne d'un demi-degré de la température sur la planète se traduirait par une augmentation de 10 à 20 % du risque de conflits meurtriers dans le monde.

Selon les projections de la Banque mondiale, si rien n'est fait, il y aura plus de 140 millions de migrants climatiques en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud et en Amérique latine d'ici à 2050. Ces données sont rapportées, dans sa livraison du 28 septembre 2020, par la très sérieuse revue américaine Foreign Affairs.

Risques de conflits violents

À l'heure du Covid-19 et du réchauffement de la planète, il convient d'élargir le champ de la géopolitique à l'étude des pandémies et du climat. Il faut nous ouvrir à une réalité qui dérange tous ceux qui ne veulent aborder la géopolitique qu'à travers l'angle des rivalités politiques entre les différents acteurs étatiques. La géopolitique est partout, même là où on ne l'attend pas. Du Sahel à l'Asie centrale, du Moyen-Orient à l'Amérique latine, l'impact du changement climatique sur les évolutions géopolitiques est non seulement indéniable, mais constitue une clé de lecture majeure.

Une augmentation moyenne d'un demi-degré de la température sur la planète se traduirait par une augmentation de 10 à 20 % du risque de conflits meurtriers dans le monde.

Dès le début des années 1970, le nord du Nigeria connaît des vagues de sécheresse récurrentes, liées au changement climatique. Elles se traduisent par une avancée du Sahara et une désertification des terres estimées à plus de 350.000 hectares par an. Ce processus intensifie les tensions déjà existantes entre bergers et fermiers à la recherche de terres qui puissent les faire vivre ou au moins survivre. La violence qui s'ensuivit a incontestablement favorisé l'implantation de groupes djihadistes comme Boko Haram.

Le réchauffement climatique, en démontrant l'inefficacité de l'action des gouvernements, augmente aussi les risques de conflits violents. Au Moyen-Orient, les cas de la Tunisie, de l'Égypte et de la Syrie en sont de parfaits exemples. De 2006 à 2011, le Nord syrien a connu une sécheresse extrême, aggravée dans ses conséquences par la gestion calamiteuse des autorités. Le "printemps syrien" a de nombreuses causes : avant tout l'extrême brutalité de la répression face aux protestations initiales. Mais la sécheresse a joué un rôle : le soulèvement populaire s'est manifesté dans les villes les plus affectées par la disette et l'afflux de centaines de milliers de Syriens, réfugiés climatiques dans leur propre pays. Toujours au Moyen-Orient, le changement climatique exacerbe les tensions entre des pays comme l'Égypte, le Soudan et l'Éthiopie à partir de la poursuite par ce dernier du projet de grand barrage sur le Nil.

Monde postcarbone

En Asie centrale, le réchauffement de la planète aggrave également les tensions autour de l'accès à l'eau, entre le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan. Sur le Mékong, la construction en amont d'un barrage par la Chine, combinée avec la sécheresse déjà existante, conduit à une détérioration des relations déjà difficiles entre Beijing et les pays en aval du fleuve. En Amérique centrale, le changement climatique associé à l'insécurité et à la stagnation économique, renforcées toutes deux par le poison de la corruption, a poussé des centaines de milliers de personnes sur les routes.

On pourrait multiplier ainsi le nombre des situations illustrant les conséquences géopolitiques du changement climatique et le lien entre l'augmentation de la température et la multiplication des conflits. Pour avoir une vision plus complète, il convient aussi de considérer l'impact des mesures prises pour lutter contre le réchauffement climatique sur l'équilibre géopolitique du monde. Des pays comme le Chili, qui dispose en grande quantité de lithium, indispensable aux batteries électriques, ou comme la République démocratique du Congo (RDC), qui contient 80 % des ingrédients nécessaires à la fabrication des téléphones portables, sans oublier bien sûr la Chine avec son quasi-monopole sur les terres rares, sont ou seront dans la catégorie des bénéficiaires du changement.

D'une manière ou d'une autre, l'objectif d'un monde postcarbone transforme les équilibres géopolitiques existants au détriment des pays producteurs des industries fossiles. En particulier ceux qui - comme la Russie - ne créent pas de richesses et se contentent, pour l'essentiel, de vivre de leur exploitation des hydrocarbures.

Le changement climatique ne modifie pas seulement les rapports de force dans le monde. Il devrait nous obliger à aborder le monde différemment. Tout comme le Covid-19, le réchauffement de la planète devrait nous pousser à plus de solidarité, de multilatéralisme, de justice. Nous devrions être persuadés que, face à des défis de cette ampleur, on ne peut se sauver seuls. "United we stand, divided we fall". La formule devrait s'imposer à nous de manière naturelle. Pourtant, face à la pandémie, tout comme face au changement climatique, la tentation est grande de s'enfermer dans un nationalisme étroit.

L'objectif d'un monde postcarbone transforme les équilibres géopolitiques existants au détriment des pays producteurs des industries fossiles.

Sur ce plan, comme sur beaucoup d'autres, l'Amérique de Donald Trump a constitué un parfait contre-modèle, de son retrait des Accords de Paris sur le climat à la fermeture de ses frontières aux réfugiés en provenance d'Amérique centrale et latine. Les États-Unis ont permis ainsi à la Chine de mettre en avant son soft power sur le plan de la lutte contre le réchauffement climatique.

Défense de la démocratie

Il est d'autant plus important pour les régimes démocratiques de s'investir dans la lutte contre le réchauffement climatique qu'il est dangereux de laisser ce combat aux seuls écologistes, et en particulier aux plus radicaux d'entre eux.

Il ne s'agit pas de sauver la planète de l'homme, mais de la sauver pour l'homme. Un nombre significatif de jeunes considère que la lutte contre le réchauffement climatique ou celle pour la préservation de la biodiversité sont à ce point importantes qu'elles dispenseraient de s'intéresser à d'autres causes, comme la défense de la démocratie.

Il faut, de manière passionnément modérée, protéger le monde de l'égoïsme et de l'aveuglement des uns, et de l'impérialisme idéologique des autres.

"La guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux seuls militaires", disait Georges Clemenceau. De la même manière, "le réchauffement climatique est une chose trop sérieuse pour être laissée aux seuls écologistes".

 

 

Copyright : Don MacKinnon / AFP

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 03/10/2020)

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