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28/09/2020

Chine, Turquie, Russie : trois prédateurs pour nos démocraties

Chine, Turquie, Russie : trois prédateurs pour nos démocraties
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

La Turquie est notre alliée dans l'Otan, mais achète des avions pour nous combattre. La Russie de Poutine veut la mort de la démocratie libérale. La Chine nous impose sa puissance. Voici trois pays contre lesquels nous, Européens et Occidentaux, devons plus que jamais afficher notre fermeté. En sommes-nous capables ?

Turquie, Russie, Chine : la comparaison entre ces trois pays paraît artificielle. Pourtant, ils sont, chacun à leur manière, des "prédateurs". Et, comme tels, ils doivent être contenus.

Officiellement, la Turquie est notre alliée au sein de l'Otan. Mais un allié pour le moins atypique, qui achète à la Russie des avions capables d'abattre ceux de l'Otan. Au Moyen-Orient, la Turquie parraine politiquement les Frères musulmans, privilégie ses liens avec le Hamas et est intervenue de manière décisive en Syrie et, plus encore peut-être, en Libye, où elle achemine des armes et des mercenaires syriens. Dans les Balkans, elle promeut de manière active l'islam politique.

Comment la Turquie peut-elle concilier son comportement révisionniste, avec son maintien au sein d'une alliance dont l'ambition première est de défendre la démocratie et le statu quo territorial ? Une organisation, même et surtout "en état de mort cérébrale", pour reprendre la formule provocatrice et discutable d'Emmanuel Macron, n'a vraiment pas besoin d'un éléphant à l'intérieur de son magasin de porcelaine.

Connivence et rivalité

Symbole de la nouveauté des temps, on peut désormais légitimement comparer les comportements d'Ankara et de Moscou, deux puissances qui se rapprochent en maintenant entre elles une relation faite de connivence et de rivalité. Certes, la Russie, contrairement à la Turquie, n'est pas un allié. Elle est un adversaire, sinon une menace. La disparition de l'URSS, il y a près de vingt ans, a bien failli porter un coup fatal à l'Otan, qui s'est trouvée brutalement orpheline de sa "raison d'être" : contenir l'URSS. Ce qui est "rassurant" avec la Russie de Poutine, c'est qu'il n'y a pas d'ambiguïté avec elle. De l'usage du poison à celui d'Internet, le pouvoir russe entend éliminer ses opposants à l'intérieur, et déstabiliser ses rivaux à l'extérieur.

De fait, les similitudes entre la Turquie et la Russie semblent toujours plus grandes. Ce sont des régimes autoritaires, qui ont un agenda idéologique, sinon de "civilisation". Le projet n'est plus communiste en Russie et devient islamiste en Turquie. Mais l'adversaire principal est le même : le modèle sur le déclin - à leurs yeux au moins - de la démocratie libérale à l'occidentale.

Si cette analyse est exacte, une conclusion s'impose. Il faut contenir la Turquie, comme on l'a fait (et continue de le faire) de la Russie.

Pour aboutir à la désescalade, la fermeté est la condition du dialogue.

Mais comment contenir un allié, membre de la même organisation de sécurité et de défense que vous ?

Pour aboutir à la désescalade, la fermeté est la condition du dialogue. Sans fermeté, la désescalade s'apparenterait à de la soumission.

Au-delà de la Turquie et de la Russie, le pays, qui doit être contenu, plus encore que tous les autres peut-être, est la Chine. Elle n'est pas dans la même catégorie que la Turquie et la Russie. Elle s'est installée seule, dans sa catégorie de puissance au côté des États-Unis. Contenir la Chine suppose des politiques d'une tout autre ampleur et, sans doute, d'une tout autre nature, car nous dépendons d'elle, infiniment plus que de la Turquie ou de la Russie. Elle est un géant, dont les choix et les actions ne sont pas toujours respectables, mais dont la taille impose le respect. Il est intéressant de noter, sur ce point, que la Turquie d'Erdogan, si prompte à défendre la cause des musulmans dans le monde, fait preuve d'une discrétion remarquable sur la question du traitement de la minorité Ouïghours par la Chine. Il est plus facile de prendre les pays européens pour cible - la France, en particulier - que la Chine. De plus, dans sa version actuelle, mélange d'autoritarisme et de nationalisme religieux, la Turquie voit dans la France laïque et libérale, un contre-modèle dangereux, pour une société civile turque qui - au moins en milieu urbain - est majoritairement nostalgique d'une Turquie démocratique, respectueuse des droits de l'homme. Ce qui n'empêche pas une majorité de la société civile turque de suivre Erdogan, dans ses ambitions en Méditerranée orientale.

Funambule sur un fil

Contenir un pays prédateur s'apparente souvent à la démarche d'un funambule sur un fil. Il ne faut pas favoriser l'union sacrée d'un peuple derrière un régime à même (grâce à vous) de faire vibrer la carte nationaliste pour emporter l'adhésion vacillante de sa population. Tomber dans ce piège, c'est s'exposer à devoir répondre à la question classique : "Qui a perdu la Russie, ou la Chine, ou désormais la Turquie ?" Mais si ne pas "perdre" un pays prédateur signifie céder à ses ambitions et ses caprices, et ne pas réagir à ses attaques verbales ou physiques, au mépris de la défense de nos valeurs, alors il vaut mieux "perdre" la Russie, la Turquie ou la Chine, que de se perdre soi-même.

En réalité, contenir l'autre présuppose une juste connaissance des forces et des faiblesses internes autant qu'externes, du pays auquel on s'oppose. Jouer la population contre le régime n'a pas de sens en Chine. En Turquie, qui n'est pas un État totalitaire, ou même en Russie, alors que les cotes de popularité d'Erdogan et de Poutine ne sont plus ce qu'elles étaient, les démocraties, au-delà des politiques de sanctions, disposent de leviers plus importants pour peu qu'ils soient utilisés avec détermination, intelligence et tact. Ainsi, la guerre de l'information ne doit pas être le seul apanage des régimes autoritaires.

Contenir l'autre présuppose une juste connaissance des forces et des faiblesses internes autant qu'externes, du pays auquel on s'oppose.

Les démocraties doivent aussi être pleinement conscientes des différences de sensibilité qui existent entre elles. Ainsi, sur la "question turque", la France et l'Allemagne ont plus que des nuances entre elles. Dans la "modération extrême" de Berlin face à Ankara, au-delà du poids de la communauté turque en Allemagne, quelle est la part de réticence à utiliser le langage de la force, de reste de mépris à l'égard de la Grèce quasiment en faillite hier, ou plus encore de crainte d'ouvrir la boîte de Pandore, sur la question de l'islam, avec le risque de donner des cartes à l'extrême droite ?

Reste que l'on n'apaise pas les prédateurs en leur donnant à manger. On ne fait que renforcer leur appétit.

 

 

Copyright : Pavel Golovkin / POOL / AFP

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 28/09/2020)

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