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14/05/2018

Quand l'Amérique se retire du monde

Quand l'Amérique se retire du monde
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Avec le retrait de l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien, comme avec ses propos indignes sur le Bataclan, Trump révèle sa vraie nature : à ses yeux, son narcissisme et sa volonté de rester au pouvoir valent plus que l'avenir du monde.

Le cimetière militaire américain de Colleville-sur-Mer, au-dessus d'Omaha Beach, n'est pas seulement un lieu de mémoire particulièrement beau et émouvant. C'est aussi, de manière symbolique, une sorte de baromètre, sinon de sismographe, permettant de juger de manière comparative le rapport de l'Amérique au monde, sinon à elle-même. Se recueillir en ces lieux, c'est prendre toute la mesure de ce qui sépare l'Amérique d'hier de celle d'aujourd'hui.

Mes amis américains me supplient de ne pas confondre l'Amérique avec l'homme qui occupe le pouvoir à la Maison-Blanche. La société américaine, me disent-ils, est porteuse d'espoir, elle est créatrice, ouverte. Elle n'a jamais été aussi forte. Ce qui se passe à Washington est un accident, fâcheux certes, déprimant, inquiétant, mais ce n'est pas l'Amérique.

On peut ne pas accepter cette interprétation. C'est une majorité d'États sinon d'électeurs qui ont porté Donald Trump à la Maison-Blanche et qui continuent de le soutenir fidèlement, non pas en dépit, mais largement du fait de son comportement imprévisible.

Les alliés de l'Amérique, de l'Europe à l'Asie, se trouvent, chaque jour davantage, confrontés à une réalité qu'il serait vain de nier et qu'il est impossible de contourner quels que soient son charme et son talent. Ce ne sont pas tant les choix de Donald Trump qui font peur. C'est avant tout ce qu'il est, c'est son essence au-delà de ses performances.

Des propos indignes

Trois exemples parmi d'autres en sont la traduction la plus choquante. En pleine campagne électorale, le candidat Trump s'en était pris à John McCain, allant jusqu'à dénoncer son statut de héros de la guerre du Vietnam. "Pour moi, un héros, ce n'est pas quelqu'un qui est fait prisonnier", disait-il avec cet aplomb, cette brutalité et cette vulgarité qui constituent sa marque de fabrique. Au moment où le sénateur de l'Arizona livre un combat qui sera peut-être son dernier contre la maladie, les propos de Donald Trump - un homme qui s'était fait réformer pour des raisons peu évidentes - paraissent tout simplement indignes.

Le deuxième incident, beaucoup plus récent celui-là, nous affecte directement nous, Français, et ne fait que confirmer l'inadéquation entre le personnage et la fonction qu'il occupe. Comment a-t-il osé, joignant le geste à la parole, de la manière la plus provocatrice et choquante, utiliser le drame du Bataclan devant la convention de la NRA (National Rifle Association) pour séduire son auditoire et ses futurs électeurs ?

Le troisième incident révélateur de la nature profonde du président américain est d'une tout autre nature et constitue un tournant majeur non seulement dans l'histoire du Moyen-Orient, mais aussi dans celle des relations de l'Amérique avec ses alliés.  En se retirant, sans surprise, de l'accord sur le nucléaire signé à Vienne en 2015 avec l'Iran, en réimposant de manière unilatérale des sanctions à Téhéran, l'Amérique ne passe-t-elle pas, aux yeux de ses alliés, du statut de principale assurance-vie à celui de principal risque ?

Deux poids, deux mesures

Les motivations narcissiques et de politique intérieure du président américain sont au moins aussi inquiétantes que ses décisions elles-mêmes. Le "deux poids, deux mesures" dans le comportement adopté par Washington à l'encontre de l'Iran et de la Corée du Nord constitue la meilleure illustration de ce phénomène. A six mois à peine des élections de mi-mandat pour le Congrès - qui seront décisives pour sa réélection éventuelle en 2020, sinon pour sa survie politique lors de son premier mandat -, Donald Trump entend consolider sa base électorale. Il le fait avec un message parfaitement explicite : "Moi, je ne suis pas Barack Obama : je déchire le mauvais accord signé avec l'Iran, et je trouve une percée audacieuse et originale avec la Corée du Nord."

On pourrait bien sûr soutenir, à l'inverse, que Washington fragilise une situation avec l'Iran qui, loin d'être parfaite, était la moins mauvaise possible. Et il prend un risque considérable non seulement avec une Corée du Nord qui ne renoncera jamais à son arme nucléaire, mais avec le statut de "puissance asiatique" de l'Amérique. Du Japon à la Corée du Sud, en passant par Singapour et l'Australie, les doutes grandissent en Asie sur la capacité des États-Unis à jouer un rôle de balancier dans la région face à la montée des capacités et des ambitions de la Chine.

A force d'admirer des régimes à poigne, comme celui de la Russie de Poutine, Donald Trump adopte des choix de politique étrangère de plus en plus motivés par la seule volonté de son maintien au pouvoir : la qualité et la cohérence de la vision stratégique en moins.

Les milliers de tombes du cimetière de Colleville invitent le promeneur à la nostalgie. Elles constituent comme autant d'interrogations, sinon de reproches. Comment trouver, en effet, la moindre cohérence entre les sacrifices héroïques du passé et les incohérences à tendance isolationniste du présent ? Pourquoi avoir sauvé l'Europe hier, si c'est pour mettre le monde en danger aujourd'hui ? Entre la simplicité et la droiture d'Eisenhower et les excès, de toutes sortes, de Trump, il existe comme un fossé qu'il est vain, sinon illusoire, de vouloir combler.

Se pourrait-il que le concept de "containment" (endiguement), forgé par George Kennan au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et qui servit de Bible aux États-Unis tout au long de la guerre froide, puisse par une ironie tragique de l'histoire s'appliquer aux relations du monde avec le pouvoir américain ? Kennan disait qu'il suffisait de tenir et que, victime de ses contradictions, l'URSS finirait par s'effondrer sur elle-même. Mais la solution ne peut être de contenir Washington aujourd'hui comme on le faisait de Moscou hier. Si Washington, à l'heure de Trump, constitue un risque grandissant pour la stabilité du monde, c'est parce qu'au-delà du "bruit et de la fureur" se cache une réalité plus profonde. Au moment où la Grande-Bretagne se retire de l'Europe, l'Amérique, elle, se retire du monde.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 11/05).

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