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12/11/2025
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Politique étrangère américaine : la puissance à l’ère de l’IA

Politique étrangère américaine : la puissance à l’ère de l’IA
 Léonie Allard
Auteur
Visiting Fellow au Centre Europe de l'Atlantic Council
 Julian Blum
Auteur
Expert associé à l’observatoire international de la Fondation Jean Jaurès

Dans la rivalité entre la Chine et les États-Unis, l'IA est devenue un terrain de bataille qui met à l'épreuve la crédibilité de la posture américaine vis-à-vis de la Chine. ​Comment les​ États-Unis adaptent-ils leur stratégie de sécurité​ et de défense pour maintenir leur domination mondiale ? Quelle place est celle des acteurs privés dans le "tournant patriotique" en cours ? L'IA ouvre la voie à un nouveau complexe technologique-militaire dont Léonie Allard et Julian Blum analysent les enjeux et les objectifs.

Si l’intelligence artificielle (IA) se trouve depuis une dizaine d’années au cœur des préoccupations stratégiques américaines, l’administration Trump se considère aujourd’hui dans une "course existentielle contre la Chine" concernant l’IA (pour reprendre les mots de Sriram Krishnan, conseiller principal de la Maison-Blanche en matière de politique sur l'intelligence artificielle), avec une volonté assumée d’assurer leur domination sur les systèmes futurs. Ainsi la Maison Blanche déploie-t-elle un agenda bien plus ambitieux que ses prédécesseurs, reposant sur une collusion inédite entre les géants privés du secteur de la tech et l’État. Dans le même temps, la course sino-américaine à la domination technologique façonne la recomposition en cours de l’ordre mondial, accélérée par la réduction de l’empreinte militaire américaine hors de l’hémisphère ouest.

Si ce n’est une grande stratégie, l’on peut d’ores et déjà affirmer que les États-Unis font émerger dans ce contexte multipolaire un nouveau paradigme de compétition hors du droit international classique.

Plusieurs lignes stratégiques se dégagent actuellement aux États-Unis pour maintenir la domination dans ce domaine, qui se déclinent à trois niveaux  : la recherche fondamentale et le développement de "modèles de frontière" ; la diffusion générale de l’IA à l’échelle de l’économie américaine, dans la perspective d’une concurrence globale avec la Chine (qui depuis 2017 met en œuvre un plan de développement de l’IA bénéficiant de la stratégie nationale de fusion civilo-militaire) ; et, de manière plus circonscrite, l’adoption de l’IA au sein des forces armées américaines dans l’ensemble de ses fonctions.

L’IA pleinement intégrée dans la conception de la puissance américaine au XXIe siècle

L’agenda IA de l’administration a été accéléré après les progrès inattendus de l’entreprise chinoise DeepSeek, qualifiés par certains de nouveau "moment Sputnik" pour les États-Unis. La Chine, qui a pour objectif de devenir le leader mondial de l’IA en 2030, en fait aujourd’hui le pilier de sa planification économique et industrielle. Dans le même temps, l’Armée Populaire de Libération (APL) chinoise a adopté depuis plus d’une décennie une doctrine militaire "d’intelligentisation" de la guerre pour intégrer l’IA, le big data et le quantique. La stratégie nationale de "fusion civilo-militaire" vise à tirer profit des innovations dans le domaine civil au profit de la défense. La crédibilité de la posture américaine vis-à-vis de la Chine se joue donc désormais en grande partie dans le domaine de l’IA.

Dans ce contexte de jeu à somme nulle engagé avec la Chine et de l’avènement de l’agenda "America First", les priorités des États-Unis en la matière sont désormais claires : consolider leur souveraineté, sécuriser les ressources énergétiques et chaînes de valeur, obtenir le statut de primo-entrant dans les segments technologiques stratégiques et affaiblir la capacité de ses compétiteurs à leur faire concurrence. In fine, il s’agirait de diffuser les "puces et modèles" américains dans les domaines civil et militaire aux alliés comme aux compétiteurs de Washington. L’accent sur la diffusion des modèles open-source témoigne en réalité de cette volonté d’imposer les standards américains, y compris avec des modèles conformes à la ligne idéologique de l’administration (dénués de sujets de diversité, et d’inclusion, de climat, ou de lutte contre la désinformation).

Pour une nouvelle génération de stratèges réalistes ou "restrainer", le futur de la projection de puissance américaine doit reposer sur le redéveloppement d’un complexe technologique-industriel IA, plutôt que sur un système d’institutions internationales en plein effondrement.

La nouvelle donne de l’IA offre aussi des munitions supplémentaires aux théoriciens révisionnistes de la puissance américaine, favorables à un repli stratégique et une priorisation des intérêts exclusifs de Washington. Pour une nouvelle génération de stratèges réalistes ou "restrainer", le futur de la projection de puissance américaine doit reposer sur le redéveloppement d’un complexe technologique-industriel IA, plutôt que sur un système d’institutions internationales en plein effondrement.

Un récent papier du Stimson Center affirme que les États-Unis doivent aspirer à devenir un nouvel "hybride État-entreprise" imposant ses "normes physiques et numériques" pour remodeler les "hiérarchies de puissances". Il soulève toutefois des doutes sur la soutenabilité de la croissance des infrastructures de calcul, en termes d'approvisionnement en énergie et en eau.

Du point de vue de la posture militaire, les stratèges du repli comptent également sur le fait que l’IA permettra de changer les calculs stratégiques des États-Unis en réduisant son empreinte tout en maintenant une importante profondeur stratégique et l’ubiquité de sa force de frappe. Dans la lignée des idées autour de "l’hyperguerre" théorisée par John Allen, la mise en place d’une force non-humaine et ultra-réactive permettrait, dans l’idéal, de décourager l’adversaire, tout en réduisant les éléments de vulnérabilité - par exemple, des troupes à portée de frappe au Moyen-Orient.

Dans cette perspective où l’impératif du maintien d’un ordre libéral international s’efface, les États-Unis se dirigent vers un système où alliances et partenariats seraient dictés avant tout par des coalitions de chaînes de valeur et d’infrastructures autour de nouveaux points névralgiques ("choke points") que sont en particulier les semi-conducteurs, les centres de données, l’énergie et les minerais critiques. Le conditionnement de l’aide à l’Ukraine à la signature d’un "deal" sur les minéraux critiques, ou la fixation sur le Groenland sont des symptômes de cette réorientation des priorités de Washington vers de nouvelles considérations géoéconomiques. Tout aussi révélateur, le Development Finance Corporation (DFC), outil de mobilisation de fonds privés en direction de pays émergents créé sous le premier mandat Trump, pourrait être mis exclusivement au service d’une politique de sécurisation des chaînes de valeur et de promotion des exportations américaines. De manière frappante, la question du soutien à Taïwan tend également à être réduite à celle de la sécurisation de l’accès aux semi-conducteurs, comme le révèle la proposition faite par le secrétaire d’État au Commerce américain Lutnick de relocaliser 50 % de la production de puces aux États-Unis contre la levée de droits de douane contre l’île.

Le tournant "hamiltonien" : une collusion inédite entre secteurs public et privé

Pour mettre en œuvre cette stratégie de domination géo-économique, l’administration Trump mise sur une collusion inédite entre le gouvernement et les grands acteurs du privé. En échange d’un programme de déréglementation radical, d’accès inédits à des contrats publics et d’une promotion de leurs intérêts à l’étranger, les entreprises de la Tech ont désormais juré fidélité à la Maison Blanche, promettant de participer à son projet de réindustrialisation du pays par des projets d’investissements massifs.

Le Plan d’Action pour l’IA traduit notamment cette stratégie de laissez-faire et de complémentarité entre pouvoirs publics et privé, résumée par la formule "let them cook" que l’on doit à David Sacks, chargé par Donald Trump de l’IA et des crypto-monnaies. Derrière ce nouveau pacte public-privé se dessine un tournant stratégique "hamiltonien", dans la manière dont l’État américain arsenalise ces entreprises Tech au service de son projet géopolitique. Le concept, développé par le politiste Walter Russell Mead en référence au premier Secrétaire du Trésor du pays, Alexander Hamilton, désigne en l’occurrence le brouillage entre les intérêts des entreprises et celles de l’État.

Outre la protection offerte par la Maison Blanche contre leurs concurrents étrangers et les réglementations européennes, les grandes entreprises de la Tech peuvent aujourd’hui espérer décrocher certains des contrats publics les plus lucratifs du monde, à la faveur de leur intégration croissante au sein des fonctions du gouvernement. L’exemple de Palantir, qui a récemment signé un contrat de 10 milliards de dollars avec le département de la Guerre, promettant de restructurer l’intégralité des processus numérique internes grâce à l’IA, est en symptomatique. En échange, les entreprises de la Tech semblent accepter un certain degré d’interventionnisme, comme le montre la récente prise de participation par l’État de 10 % d’Intel.

Le rapprochement de la Tech avec l’État témoigne également d’un profond changement culturel au sein de la Silicon Valley, historiquement libertarienne et donc opposée à toute association directe avec l’État. Pour constater l’ampleur de ce changement récent, rappelons que la collaboration de Google au Projet Maven (à partir de 2017, recours à l’IA pour traiter les archives vidéo de drone) initié par le Pentagone avait suscité une opposition telle au sein de l’entreprise en 2018 que celle-ci avait dû interrompre sa collaboration avec le département. Le retournement actuel marque la victoire idéologique de certaines figures comme Peter Thiel et Alex Karp, longtemps minoritaires au sein du milieu de la Tech. Ces derniers appellent depuis des années le secteur à adopter un "tournant patriotique" afin de contribuer à la défense des États-Unis, et voient l’évolution actuelle comme un simple "retour aux origines" pour la Silicon Valley, née de l’union entre les mondes de la recherche et l’armée. Cette alliance nouvelle trouve sa concrétisation symbolique la plus aboutie dans la création, aussi controversée qu’inédite, d’un programme de réservistes composé de cadres de la Tech baptisé "Detachment 201".

Le rapprochement de la Tech avec l’État témoigne également d’un profond changement culturel au sein de la Silicon Valley, historiquement libertarienne et donc opposée à toute association directe avec l’État.

L’influence du secteur privé peut provoquer des contradictions avec la ligne officielle dans le cadre de la compétition avec la Chine et donc un certain flou stratégique. La politique hésitante de l’administration concernant les contrôles à l’export de semi-conducteurs en est le reflet.

Jensen Huang (PDG de Nvidia) et David Sacks (conseiller présidentiel en matière de nouvelles technologies), estiment que les restrictions à l’exportation auraient un effet profondément délétère sur la capacité américaine à dominer le marché. Si leur influence a permis une certaine ouverture à la suspension de contrôles à l’export venant de la Maison Blanche, Nvidia demeure actuellement exclue du marché chinois.

La tentation du "sprint" vers l’IAG et le problème de l’adoption à échelle

Cette dominance des acteurs du privé se traduit dans le domaine de la course vers l’Intelligence Artificielle Générale (IAG) ou la Superintelligence Artificielle (SA). De nombreuses grandes entreprises de la Tech sont aujourd’hui fortement animées par ce qui pourrait être qualifié d’une stratégie du "sprint", pariant que le statut de primo-entrant dans la course à l’IAG offrirait à l’économie américaine un avantage absolument décisif sur la Chine. Dans cette logique, l’investissement dans le développement vertical de superintelligences devrait être le principal objectif, une quasi-panacée pouvant répondre à tous les autres enjeux par la suite. Les Meta Superintelligence Labs confiés par Mark Zuckerberg à Alexandr Wang, présentés comme une sorte de "Projet Manhattan" de l’IAG, sont l’incarnation manifeste de ce pari. 

L’avènement de l’IAG et l’émergence d’une nouvelle stabilité stratégique en découlant sont désormais conçus comme une problématique à part entière. Les défenseurs les plus optimistes du "sprint" estiment qu’une fois l’IAG atteinte, le caractère exponentiel des avancées offrirait une puissance dissuasive suffisante vis-à-vis de la Chine pour mettre fin à la compétition stratégique. Une partie de la Tech va jusqu’à penser les contours d’une nouvelle forme de stabilité stratégique fondée sur l’IAG venant remplacer ou complémenter celui régi par l’arme nucléaire, du fait de nouveaux seuils de destruction massive. Selon cette vision, l’ère de l’IAG devra s’accompagner de nouveaux concepts géopolitiques inspirés de la destruction mutuelle assurée (MAD), pour une architecture de sécurité reposant sur le concept de "mutual assured AI malfunction" [assurance de défaillance réciproque des IA, MAIM] : par des actions d’espionnage, de sabotage, d’attaques cyber, kinétiques etc, le MAIM doit ainsi amener les États à restreindre leur volonté de détruire de manière préventive ou préemptive les projets de ses compétiteurs et pourrait s’accompagner d’un régime de contrôle des exportations et d’accords sur la sécurité de l’information et la souveraineté.

Face à la tentation du sprint, de plus en plus de voix soulignent le coût d’une stratégie visant à supplanter à tout prix Pékin dans la course des modèles frontières, en matière d’investissements, d’infrastructure, et d’énergie. Les partisans de l’approche dite "marathonienne" font davantage valoir l’importance de l’adoption horizontale de l’IA à travers la société. Or, c’est précisément dans le domaine d’adoption à échelle que les États-Unis risquent de marquer le pas face au concurrent chinois, qui investit davantage dans le déploiement applicatif dans les différents secteurs économiques plutôt que dans ses modèles-frontières. Faute de pouvoir rivaliser sur ces derniers, Pékin a décidé de tout miser sur la diffusion à marche forcée. Or, un récent rapport, très commenté, du MIT, met en avant que l’énorme défi dans l’adoption de l’IA reste le passage de projets pilote à une intégration réussie dans les organisations, soulignant que l’échelle du marché est la principale source de création de valeur. Or, l’adoption stagne dans les entreprises américaines.

Une partie de la Tech va jusqu’à penser les contours d’une nouvelle forme de stabilité stratégique fondée sur l’IAG venant remplacer ou complémenter celui régi par l’arme nucléaire, du fait de nouveaux seuils de destruction massive.

Privilégier cette course semble d’autant plus pertinent que le discours messianique sur l’avènement imminent de l’IAG, ayant culminé avant l’été, se voit de plus en plus supplanté par la crainte de l’éclatement d’une bulle spéculative. Les résultats décevants de GPT5 et les propos ambigus de la part de Sam Altman sur l’utilité même du concept d’IAG ont provoqué une certaine confusion autour d’une émergence imminente de ces modèles super-puissants, à rebours des discours euphoriques de la première moitié de l’année.

Du point de vue de la stratégie américaine, l’allocation des ressources dans une stratégie du sprint ou du marathon peut donc représenter un réel dilemme à long terme.

L’armée et l’IA : le défi organisationnel

Ces enjeux stratégiques prennent une dimension toute particulière dans le domaine de l’armée, où l’intégration de l’IA dans la conduite de la guerre est devenue une priorité croissante des administrations depuis le premier mandat Trump. Si les premières stratégies du Pentagone dans le domaine des technologies émergentes, y compris celle publiée en 2023, demeuraient assez conservatrices au sujet de l’IA, la guerre en Ukraine a incontestablement impulsé une nouvelle dynamique, agissant comme un premier laboratoire de la guerre de l’IA ("IA war lab"). 

Malgré l’impact réel de l’IA sur la conduite de la guerre et la montée en puissance d’un nouveau complexe technologique-militaire, le département de la Guerre américain se trouve néanmoins face à la même difficulté d’adoption à l’échelle que pour le reste de l’économie. Sur un budget de défense de près de mille milliards, la part allouée à l’IA est de 13,4 milliards pour l’exercice fiscal de 2026. S’il existe plus de 800 projets impliquant l’IA au Pentagone, le département n’en est encore qu’au début de la transformation d’un modèle d’armée. Pour l’instant, les principaux projets impliquant l’IA, dont un grand nombre constituent un renforcement de capacités déjà présentes dans le domaine de la planification (l’IA doit in fine permettre la création d’un système de gestion de champ de bataille permettant une vision opérationnelle totale grâce à la fusion des données tous les capteurs en temps réel - Combined Joint All Domain Command & Control, CJADC-2), du ciblage (des systèmes de gestion du champ de bataille existent déjà à des niveaux plus restreints mais, dans le domaine du ciblage, l’IA peut permettre aux forces armées d’identifier plus rapidement et précisément des cibles. Ainsi, le projet Maven est l’un des plus gros projets IA du Pentagone, qui a pour objectif de processer les données de drones dans une logique de préemption des cibles adverses) ou de la lutte cybernétique plutôt qu’une rupture réelle de la nature de la guerre. En termes de "structure et l’emploi des forces", le développement d’essaims de drones autonomes, incarné dans le projet Replicator destiné à produire à moindre coût de grandes quantités d'armes ou de systèmes de drones autonomes, demeure une des évolutions les plus attendues.

On note que la nouvelle administration, en particulier Pete Hegseth, a impulsé une accélération de l’application à l’échelle de ces solutions, pariant là encore sur une synergie fructueuse entre les secteurs public et privé. La porosité actuelle atteint de tels niveaux que l’on peut réellement évoquer l’avènement d’un nouveau complexe technologique-militaire issu de la Silicon Valley, encouragé par des acteurs venus du privé comme Steve Feinberg, ancien PDG de Cerberus Capital devenu Secrétaire adjoint à la Défense. Dans l’autre sens, le Vice-président américain J.D. Vance a travaillé chez Mirthil Capita, société de capital-risque de Peter Thiel. Convaincu que les États-Unis ne pourront "reconstituer leur avantage stratégique" dans le domaine de la défense que si le Département de la guerre devient un leader dans l’adoption de l’IA, celui-ci place la priorité sur l’adoption rapide de solutions d’IAG d’origine commerciale : "pour reprendre l'ascendant, il faut que le département de la Guerre se pense comme une entreprise prioritairement tournée vers l’IA, prête à adopter des technologies de rupture, à exploiter les données et les passer à l’échelle pour gagner des avantages opérationnels et ouvrir la voie à de nouvelles manières de combattre et de vaincre" ["rebuilding our advantage demands that the DOD become an AI-first enterprise ; one that rapidly adopts cutting-edge commercial AI technologies, exploits data at scale to generate operational advantage, and leads the discovery of new ways to fight and win"]. 

L’ouverture du Pentagone à adopter des modèles de LLMs commerciaux développés par les grandes sociétés de la Tech a été l’un des premiers gestes dans cette direction.

La porosité actuelle atteint de tels niveaux que l’on peut réellement évoquer l’avènement d’un nouveau complexe technologique-militaire issu de la Silicon Valley.

En témoignent les contrats signés depuis l’inauguration de Trump II entre le Pentagone et Palantir, Google, Anthropic, xAI, OpenAI et Meta qui vont au-delà des contrats flexibles habituels, capés à plusieurs dizaines de millions de dollars (OTAs) destinés à produire avant tout des projet pilotes.

Le fait que les contrats se comptent en centaines de millions, voire en milliards de dollars, montre qu’il y a une volonté de créer des solutions privées à échelle.

Comme projet-phare, l’on peut citer l’initiative Thunderforge à 3 milliards de dollars associant l’IA agentique proposée par ScaleAI aux systèmes d’Anduril pour faciliter la prise de décision sur les théâtres d’opérations, prévus pour INDOPACOMM et EUCOMM. 

Les nombreux remaniements bureaucratiques des derniers mois soulignent toutefois à quel point l’adaptation d’un mastodonte administratif à ces impératifs de changement reste une gageure importante et un problème dont le gouvernement actuel est bien conscient. L’incertitude plane encore sur la véritable stratégie globale du Pentagone s’adapter à la donne de l’IA. En effet, la crainte partagée par les observateurs est que les institutions ne parviennent pas à offrir une réponse qui soit à la hauteur des changements requis. 

L'un des principaux verrous administratifs, mais aussi culturels, au sein du Pentagone demeure la question des acquisitions, qui reste la clé pour transformer des projets pilotes en capacités réelles, comme le montrent la prépondérance dans l’OBBB [One Big Beautiful Bill Act, projet de loi budgétaire adopté en juillet 2025] de la dissuasion nucléaire ou celles des plateformes navales dans le budget de la défense qui met l’emphase sur l’industrie navale.

Or, dans le domaine des équipements, les processus sont extrêmement longs, au point que la période de latence entre la validation d’un projet et la commande est souvent surnommée la "vallée de la mort". Cette lenteur favorise les entreprises installées au détriment des startups comme Anduril qui fondent leur modèle sur la prise de risque en amont. Des figures issues du privé comme Shyam Sankar, le CTO de Palantir, ont fait de la réforme de l’acquisition un véritable cheval de bataille, en espérant produire une véritable "révolution" remplaçant les anciens acteurs industriels comme Lockheed, BAE ou RTX par les nouvelles startups adaptées à la guerre au XXIe siècle. Ainsi, là encore la question de l’allocation des ressources entre plateformes traditionnelles et nouvelles capacités produites par des startups pose un réel dilemme stratégique qui semble encore irrésolu, malgré une volonté claire de changer d’échelle. 

Bien qu’il n’existe pas encore de vision globale articulée par la nouvelle administration, une forme de "doctrine de puissance menée par l’IA" alignée sur l’agenda "America First" semble bel et bien émerger à Washington, créant un trait d’union entre entre les milieux de la tech et la conception réaliste de la politique étrangère qui domine au sein de l’administration. Pour autant, la rapidité des évolutions dans le domaine risque de prendre de court les tentatives d’élaborer une stratégie réellement tournée vers le long-terme. Dans ce nouveau mariage hamiltonien entre la Silicon Valley et le trumpisme, les intérêts du secteur privé risquent de prendre le dessus par rapport à ceux de l’État, comme en témoigne l’investissement colossal de ressources à la fois énergétiques et d’infrastructure dans la course vers l’IAG. On note également que la course à l’adoption à échelle de l’IA reste un défi considérable, dont les gagnants au plan économique et géostratégique sont encore inconnus. Or, faute de capacités comparables à celles des États-Unis et de la Chine, c’est sans doute dans cette course-là que l’Europe doit identifier des secteurs stratégiques et jouer la carte de la diversification afin de ne pas se retrouver dans un état de vassalisation irréversible


Copyright image : Roy Rochlin / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP
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