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09/03/2020

Moyen-Orient, la dangereuse dérive d'une région sans maître

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Moyen-Orient, la dangereuse dérive d'une région sans maître
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Dans un contexte de désordre et d'impuissance généralisée, le Moyen-Orient est de plus en plus seul face à lui-même et à ses responsabilités. Les nations s'y affrontent, mais aucune n'est capable de prendre le leadership pour sortir du chaos. Et si cette région était la préfiguration de notre futur ?

"Le Marteau sans maître" : c'est en 1954 que Pierre Boulez composa cette œuvre pour voix et six instruments d'après un recueil de poèmes de René Char. La "région sans maître" : c'est en ces termes que l'on pourrait décrire le Moyen-Orient d'aujourd'hui. Et cette absence de maître(s), au singulier ou au pluriel, explique le désordre, sinon le chaos, qui s'étend dans la région. Les populations civiles locales en sont les premières victimes, mais pas nécessairement les seules. L'Union européenne fait face de nouveau à un potentiel afflux de réfugiés, lié à la dégradation de la situation dans la province syrienne d'Idlib. Tout se passe dans ce conflit syrien, qui dure depuis neuf ans, comme si l'on avait en quelque sorte "gardé le pire pour la fin". En pleine épidémie de coronavirus, cette "deuxième vague" de réfugiés risque d'entraîner des réactions plus négatives encore qu'en 2015. L'Histoire nous apprend que les épidémies suscitent trop souvent des réactions de xénophobie et de rejet de l'autre. L'enchaînement négatif qui nous menace a un point de départ simple et tragique, l'évolution géopolitique de la région.

Spectateur engagé

L'Amérique se retire à grands pas. Les pays qu'elle a choisis comme relais de sécurité, l'Arabie saoudite et Israël, sont structurellement incapables de jouer ce rôle. Riyad n'est déjà pas en mesure de se sortir du conflit yéménite. Jérusalem s'enferme dans une politique d'annexions qui l'isole toujours davantage au moment où son système politique est devenu dysfonctionnel. L'Égypte est hors jeu depuis plus d'une décennie, son régime consacrant toutes ses énergies à survivre. En dépit d'efforts louables - comme le processus de Berlin sur la Libye -, l'Europe est plus divisée que jamais. Elle est plus un spectateur engagé, sinon un simple objet de chantage de la part des Turcs, qu'un acteur à part entière. Le statut de l'ONU, découragée et humiliée, est moins enviable encore que celui de l'Europe, comme l'illustre la démission récente de son envoyé spécial en Libye. La Turquie et l'Iran, héritières des Empires ottoman et perse, sont confrontés, la première plus encore que le second, aux contradictions et échecs de leurs ambitions néo-impériales. Ankara et Moscou jouent à se faire peur en Syrie, même si le risque de guerre directe entre les deux pays demeure faible.

Dans ce contexte de désordre et d'impuissance généralisée, le Moyen-Orient est, de plus en plus, seul face à lui-même et à ses responsabilités.

La Chine peut être attendue comme le Messie par certains, comme la peste par d'autres, elle est loin encore d'avoir l'envie et les moyens de jouer un rôle géopolitique de premier plan dans la région. Seule la Russie tire son épingle du jeu, mais sans aucune considération du coût pour les civils de ses interventions militaires, aussi cyniques que brutales. Surtout, Moscou n'a pas les moyens économiques et financiers de ses ambitions.

Impuissance généralisée

Dans ce contexte de désordre et d'impuissance généralisée, le Moyen-Orient est, de plus en plus, seul face à lui-même et à ses responsabilités. Il lui sera plus difficile de continuer à blâmer les autres pour ses échecs et ses contradictions.

Le Moyen-Orient est sans doute la seule partie du monde qui connaisse, tout à la fois, un processus d'élargissement géographique, de régression politique- à l'exception de "confettis d'espoir" comme le Qatar - et, plus encore, de fragmentation territoriale.

Pièce rapportée

Stricto sensu, l'Afghanistan n'est géographiquement pas au Moyen-Orient, mais son histoire récente en fait une pièce rapportée. L'accord de paix signé à Doha il y a quelques jours entre les États-Unis et les Talibans est-il un pas dans la bonne direction ? Ou bien restera-t-il aux yeux de l'Histoire comme une simple trêve, analogue à celle obtenue au Vietnam avec les accords de Paris de 1973 ? Une trêve recherchée pour les mêmes causes - faciliter la réélection du président américain (Nixon hier, Trump aujourd'hui) - et produisant les mêmes résultats : l'effondrement rapide des régimes en place de Saïgon à Kaboul ? On peut s'en inquiéter, d'autant plus que les talibans n'ont rien perdu de leur rigidité religieuse et culturelle, et que l'Afghanistan contrairement au Vietnam ne sera pas poussé vers le haut, économiquement, par le contexte régional asiatique, mais tiré vers le bas par les risques régionaux d'extension du domaine du chaos.

"Game of Thrones"

Dans un chapitre sur Game of Thrones de La Géopolitique des Séries, un essai écrit en 2016, j'établissais une comparaison entre le Moyen Age de fiction recréé par la série et le Moyen-Orient contemporain. Une autre interprétation, nettement plus troublante, me vient à l'esprit aujourd'hui. Et si le Moyen-Orient, loin d'être une évocation de notre passé, était en passe de devenir une préfiguration de notre futur, sur les plans géopolitiques tout autant et, c'est nouveau, que climatique ?

Et si le Moyen-Orient, loin d'être une évocation de notre passé, était en passe de devenir une préfiguration de notre futur, sur les plans géopolitiques tout autant que climatique ?

Le désordre qui s'étend dans cette "région sans maître" ne risque-t-il pas - toutes proportions gardées bien sûr - de gagner "notre" rive de la Méditerranée ? Hier, nous rêvions d'étendre notre modèle de paix et de prospérité au monde euroméditerranéen. L'ancien président israélien Shimon Peres, bâtissait déjà en imagination des ponts qui, comme dans les cités italiennes de la Renaissance, allaient relier par le commerce, la technologie et la culture des civilisations très différentes, unies par la modernité, l'espoir et le seul idéal du progrès. Aujourd'hui à l'inverse, il existe comme l'ombre d'un doute, que l'on pourrait formuler ainsi : les désordres du Moyen-Orient risquent-ils, comme par capillarité, de s'étendre, faisant fi des frontières terrestres ou maritimes, au gré des calculs des uns et des peurs des autres ? Une vision trop radicalement noire, mais qui devrait pousser les Européens, si proches géographiquement, à se poser des questions fondamentales. Ils ne peuvent, face aux bouleversements du Moyen-Orient, avoir pour seule ambition de protéger la frontière grecque. On ne peut traiter les symptômes sans confronter les causes.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 06/03/2020)

 

Copyright : Delil SOULEIMAN / AFP

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