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05/06/2019

Game of Thrones : Hobbes au Pays des Dragons ?

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Game of Thrones : Hobbes au Pays des Dragons ?
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Attention, cet article divulgue des éléments clefs de la saison finale de la série Game of Thrones

Game of Thrones continue à demeurer une référence incontournable dans le monde politique. L’un des candidats à la succession de Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission européenne, le Néerlandais Frans Timmermans ne déclarait-il pas récemment que le processus de sélection lui évoquait irrésistiblement Game of Thrones ? La comparaison est amusante, elle est peut-être plus juste qu’il n’y paraît, surtout si l’on a à l’esprit, non pas la série elle-même dans son ensemble, mais la conclusion finale de la saga, c’est à dire l’épisode 6 de la huitième et dernière saison. Une dernière saison qui a déçu de nombreux "fans", sans que l’on sache très bien si leur frustration traduisait leur désespoir de voir leur série préférée se conclure, ou s’ils étaient simplement restés sur leur faim, face à une saison qui donnait l’impression d’être une version accélérée des autres.  
 
Après avoir vu la première saison de Game of Thrones, la référence qui m’était spontanément venue à l’esprit était la suivante : "Hobbes au Pays des Dragons". L’homme est un loup pour l’homme au royaume de Westeros et les dragons sont la version "fantastique" des armes contemporaines de destruction massive.

Dans la saison 8, le nombre de dragons va s’amenuisant, mais surtout toute référence à Hobbes a disparu. Les dialogues sophistiqués, l’étude fouillée des caractères a laissé place à l’action pure et simple. Tout comme la psychologie, le sexe a disparu ou presque. Seule la violence est toujours présente. Elle est même - dans les grandes scènes de bataille qui constituent l’essentiel de la saison 8 - omniprésente et spectaculaire.

Machiavel, Shakespeare ou Hobbes ne sont plus présents. Thucydide par contre est toujours bien là.

Avec des références historiques et esthétiques qui évoquent un mélange d’Hiroshima et des derniers jours de Pompéi. Mais en cette saison ultime, la violence n’est pas exaltée comme elle pouvait l’être dans les saisons précédentes. Elle est clairement dénoncée comme pouvait le faire Goya dans "Les Misères et les Malheurs de la guerre" ou Picasso dans "Guernica". Machiavel, Shakespeare ou Hobbes ne sont plus présents. Thucydide par contre est toujours bien là.

Le royaume de Westeros a connu l’équivalent des guerres du Péloponnèse. Dans leurs rivalités suicidaires, Athènes et Sparte préparaient la Grèce à l’invasion de forces extérieures, la Perse d’abord, les Romains ensuite. Il y a une autre référence plus directe encore : les cités italiennes du Moyen-Âge et du début de la Renaissance qui vont, de par leurs rivalités, ouvrir la voie aux ambitions externes des Habsbourg d’un côté, des Valois de l’autre. Mais qui, face à l’autodestruction du royaume de Westeros, va prendre la place d’Athènes ou Sparte, de Florence, Milan ou Gênes ? Il n’y a pas de candidats extérieurs : on est plus proche sur ce plan de la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine aujourd’hui.
 
Mais au-delà de la référence à Thucydide, peut-on percevoir dans les scènes finales de la série, comme un appel à la modération et à l’humanisme ? L’ennemi est devenu la guerre elle-même, le déchainement des passions produit de l’instinct du mal, ou de la volonté d’imposer le bien à tout prix dans une fuite en avant totalitaire qui évoque certaines figures de la révolution française comme celle de Robespierre. Un Robespierre au féminin doté de l’arme suprême, qui n’est pas l’arme nucléaire, mais le "napalm" du dragon. Un Robespierre en jupons qu’il faut à tout prix "neutraliser" avant qu’il ne soit trop tard.
 
Si le déroulé qui mène à la conclusion de la série est décevant - comme pourrait l’être la version accélérée d’un film, dont on ne verrait, après coupures au montage, que les scènes déterminantes pour comprendre l’évolution de l’intrigue -, la conclusion elle-même est sophistiquée et intellectuellement et visuellement satisfaisante. Son objectif n’est pas de surprendre à tout prix le public par le scénario le plus improbable, mais de poursuivre une réflexion sur la nature du pouvoir, dans ce qu’il peut avoir de mystérieux et d’éternel.

En apparence, le trône de fer ayant été calciné par le feu du dragon - qui voit en lui l’objet qui a entraîné sa reine vers l’ambition qui lui a coûté la vie - on pourrait s’attendre à plusieurs solutions. L’avenir du parti Les Républicains en France après son échec cuisant aux élections européennes en fournit l’illustration immédiate. Faut-il privilégier un pouvoir collectif, sous la forme d’une direction collégiale ? Ou sélectionner le plus raisonnable et/ou le plus charismatique ?

Mais au-delà de la référence à Thucydide, peut-on percevoir dans les scènes finales de la série, comme un appel à la modération et à l’humanisme ?

Dans la série, le héros le plus fort, le plus pur, pourrait-il accéder au trône après le meurtre qu’il a commis au nom du bien commun ? Jon Snow va poursuivre son destin dans des contrées reculées et sauvages. Au Moyen-Âge, Chrétien ne se serait-il pas retiré dans un couvent pour expier son crime commis au nom du bien commun ?
 
Le pouvoir suprême va revenir à celui qui en apparence est le plus faible. Le trône de fer cède la place au fauteuil roulant d’un infirme - qui l’est devenu pour avoir été témoin de la scène d’inceste, qui se déroule dans le premier épisode de la saison 1. Resté paralysé, après une tentative de meurtre, il compense sa faiblesse physique par son pouvoir de divination du monde qui vient. Dans une série qui, tout au long de ses huit saisons, a mis en avant la force brute, ce retournement spectaculaire, cette prime à l’intelligence, est comme une forme de "pied de nez suprême", d’autant plus que l’infirme fait le choix du "nain" comme chef de ses conseillers. Ce n’est plus la fable de "l’aveugle guidé par le paralytique" comme dans le tableau célèbre de Brueghel, mais "l’infirme conseillé par le nain". Bref, vous l’aurez compris, en dépit de ses limites certaines, j’ai aimé la conclusion de Game of Thrones. Elle ne dénature pas l’ensemble de la série, bien au contraire, lui ajoutant une note plus réflexive, sur fond d’images crépusculaires. Après l’hiver viendra le Printemps, un Printemps nostalgique.

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