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12/04/2023

Macron et la Chine : les périls du "en même temps"

Macron et la Chine : les périls du
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Un désastre de communication, sauf bien sûr pour la Chine qui exulte : c’est ainsi que s’est terminée la visite d’État d’Emmanuel Macron en Chine. Les dégâts sont aggravés par les différences entre différentes versions de l’interview donné à des journalistes sur le chemin du retour. Le Président a-t-il parlé de l’Europe comme "un troisième pôle", une "troisième puissance" ou même de "l’Europe puissance" ? A-t-il critiqué "le rythme américain", "l’agenda américain" ou "l’action américaine" qui aurait suscité "une surréaction chinoise" ? En tous cas, de cet interview, de précédents propos tenus sur le sol chinois et d’un intarissable communiqué conjoint avec Xi Jinping, on est bien obligé de tirer certaines conclusions.

D’abord, un irrésistible penchant pour le "en même temps" et pour des mises en scène héritées du passé. Délégation massive d’hommes d’affaires alors que l’Ukraine était annoncée comme le sujet essentiel, longs moments "d’intimité" avec Xi Jinping sur fond de thé et de musique chinoise, bain de foule avec des étudiants apparemment aussi enthousiastes qu’en Corée du Nord : l’Élysée se trompe d’époque et de registre. "En même temps", l’association au voyage d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, avait d’autant plus de sens que la Chine se dérobe aux vraies négociations avec la Commission, et divise autant qu’elle le peut les États membres. Hélas, le fossé a semblé plus large entre l’analyse européenne et les ruminations personnelles d’un président qui cite les Stoïciens pour faire comprendre qu’il laisse Taiwan à la Chine populaire, et Gramsci pour prétendre qu’il a gagné "la bataille idéologique de l’autonomie stratégique européenne", rien de moins. L’idée séduira Xi et le PCC, adeptes depuis longtemps de la manipulation idéologique du langage et du droit.

Pseudo-réalisme atavique dans l’histoire française

Il affirme par avance qu’il ne fera rien sur Taiwan, taxant les autres de "belles âmes" : mais comment peut-on faire cadrer cela avec les péans à l’Europe puissance ?

En attendant, Mme von der Leyen, elle, a au moins rappelé l’opposition européenne à tout changement de statut par la force dans le détroit de Taiwan. La totalité des remarques diverses du président concernant Taiwan visait les États-Unis, et non la Chine : ce sont eux qui agissent, la Chine réagit. Ceci après une décennie, sous Xi Jinping, de pression militaire directe autour de l’île et de démonisation d’une présidente taïwanaise qui ne s’est pas une seule fois départie de son calme et de sa prudence.

Mais aussi parce que le président enchaîne en dénonçant les "sanctions" américaines et "l’extraterritorialité du dollar", qui sont jusqu’ici les meilleurs substituts à un conflit direct – que ce soit avec l’Iran, la Russie ou potentiellement la Chine. Il affirme par avance qu’il ne fera rien sur Taiwan, taxant les autres de "belles âmes" : un pseudo-réalisme atavique dans l’histoire française, mais comment peut-on faire cadrer cela avec les péans à l’Europe puissance ?

Il y a pire symbole dans le communiqué conjoint : le point 51, où les deux chefs d’État proclament l’importance de "la promotion et le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales". Là, nous ne sommes plus chez les Stoïciens, mais à l’école du cynisme. Macron ayant quitté l’espace aérien chinois, la Chine lançait un exercice d’intimidation militaire autour de Taiïwan, simulacre de blocus potentiel. Et deux avocats chinois des droits de l’homme, Xu Zhiyong et Ding Jiaxi, étaient condamnés à de lourdes peines de prison.

Dans les deux cas, la France a donné le coup de pied de l’âne. Car si le président désire si fort éviter un conflit effectivement catastrophique, faut-il vraiment donner par avance un blanc-seing à la Chine populaire, concentrer ses critiques contre les États-Unis sur le chemin du retour et s’afficher en chef d’une Europe "ni-ni" ? Faut-il proclamer cette "troisième voie" qui démange la France officielle depuis la perte du contrat des sous-marins australiens ? Dissuader la Chine populaire d’engager un conflit, n’est-ce pas d’abord faire comprendre à Xi Jinping qu’il y aurait dans ce cas une réaction politique conjointe des grandes démocraties – le terme semble tabou pour le président – au lieu de laisser entendre que l’Europe resterait aux abonnés absents ? Emmanuel Macron peut-il soutenir que les États-Unis promeuvent en Asie orientale un conflit dont les répercussions sur le reste du monde seraient immenses ?

Passons sur d’étranges contradictions : ainsi, dans l’avion, le président affirme avoir été "le seul", il y a cinq ans, à évoquer les dangers d’une présence étrangère trop forte dans les télécommunications, et avoir réduit effectivement cette présence. Mais le communiqué conjoint engage la France, dans l’économie digitale et la 5G, à "poursuivre le traitement équitable et non-discriminatoire des demandes de licence des entreprises chinoises". Double langage.

La propagande chinoise se réjouit

On touche ici à deux points essentiels. Emmanuel Macron abuse du "en même temps", et semble s’imaginer qu’il va diriger l’Europe et effectuer des virages bord sur bord sans dommage avec nos partenaires, européens, américain ou même chinois. C’est d’autant plus frappant que l’une des versions de son interview montre un président lucide sur "nos" limites, qu’elles soient françaises ou européennes. L’Élysée sous-entend que le président est allé plus loin dans ses observations et critiques avec Xi Jinping. Mais que ce soit sur l’Ukraine ou sur Taiwan, ce dernier a fermement rejeté toute variation sur sa ligne.

Emmanuel Macron abuse du "en même temps", et semble s’imaginer qu’il va diriger l’Europe et effectuer des virages bord sur bord sans dommage avec nos partenaires.

Et la propagande chinoise s’est déchaînée contre Mme von der Leyen, un agent américain, tout en célébrant ce qui est la résurrection gaullo-chevénementiste d’une France en réalité seule.

L’autre point, c’est le silence de la classe politique française (Fabien Roussel excepté, très critique du voyage !). On touche là une atrophie croissante du débat de politique étrangère en France. L’accumulation des crises intérieures et de notre dépendance, une vie politique dominée par des rancœurs et des phobies souvent xénophobes, l’attractivité politique de la non-intervention et du repli sur nous-mêmes font leur œuvre. Les deux extrêmes politiques feraient et diraient sans doute pire que le président. Et aussi : Pékin clame le "déclin" américain à venir, mais nous tremblons devant les avancées de la nouvelle économie américaine.   

Bien sûr, bien sûr, le chef de l’État changera de pied. C’est souvent le cas, et il serait étonnant que la Chine ne l’ait pas relevé. D’ailleurs, Mme von der Leyen a finalement aussi rencontré Xi Jinping seule à seul. La visite du président français constitue une importante victoire d’étape pour la Chine, qui ne s’arrêtera pas là. Il sera important de voir si elle élargit cette percée pour s’assurer d’une neutralité effective européenne, commodément abritée derrière la poursuite de l’autonomie stratégique. Ou si l’Union européenne – là aussi, le président a préféré citer le Conseil plutôt que la Commission – arrive à affirmer une voie exempte des dérapages présidentiels. 

 

Avec l'aimable contribution de l'Express, publié le 11/04/2023

 

Copyright Image : Thibault Camus / POOL / AFP

Le président chinois Xi Jinping (à droite) et le président français Emmanuel Macron assistent à une cérémonie du thé à la résidence du gouverneur de la province de Guandong à Guangzhou, le 7 avril 2023.

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