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06/11/2017

L'Europe face au défi du repli identitaire

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L'Europe face au défi du repli identitaire
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

La crise des démocraties européennes a conduit à un repli sur soi et à un réveil des cicatrices du passé, comme le prouve l'exemple de la Catalogne. Populisme et indépendantisme sont aujourd'hui les deux facettes d'un même malaise identitaire.

"Je me réveille comme un Ecossais, au son de la cornemuse et avec des odeurs de porridge ; je déjeune comme un Européen, alternant les plaisirs de la France et ceux de l'Italie ; je passe la soirée comme un Britannique, en regardant les séries de la BBC."

Mon interlocuteur, originaire d'Edimbourg, a adopté le ton de la plaisanterie. Mais sa formule humoristique traduit une réalité profonde. Il est à l'aise dans son monde d'identités multiples. Il y voit une source de richesses. La formule de Theresa May, "ceux qui se sentent citoyens du monde ne sont citoyens de nulle part", le choque. Il n'en comprend pas le sens.

Alors que l'Ecosse, presque autant que l'Espagne, attend avec impatience les résultats des élections anticipées du 21 décembre prochain en Catalogne, la décontraction identitaire de mon ami écossais me revient à l'esprit, et, avec elle, l'un des enjeux de l'élection présidentielle française. Le concept d'identités multiples présuppose en effet une identité heureuse. L'affirmation d'une identité exclusive accompagne souvent des identités malheureuses. Le sport est le miroir idéal des émotions identitaires. La majorité des Catalans peut souhaiter la victoire de l'équipe de football de Gérone sur celle du Real Madrid, souhaiterait-elle la défaite de l'équipe d'Espagne face à la France, l'Italie ou l'Allemagne ?

Identité étroite

La crise catalane a des sources historiques, politiques et sociales spécifiques. Elle ne s'inscrit pas moins dans un contexte plus global que l'on peut en Europe résumer ainsi. A l'heure de la mondialisation, comment concilier l'exigence rationnelle de souveraineté européenne et le rejet émotionnel d'une citoyenneté, plus seulement européenne mais désormais nationale ?

Notre sécurité ne peut être garantie que dans un cadre européen. Pour un continent comme l'Europe, compte tenu de sa démographie et de sa géographie, il n'existe pas de réponse exclusivement nationale. Le paradoxe est que certains, par un mélange de ressentiment et d'aveuglement, se lancent dans la quête chimérique et anachronique d'une identité toujours plus étroite.

Processus de fragmentation

Le concept de souveraineté européenne nécessite l'existence de nations fortes, unies et confiantes en elles-mêmes. Des nations dont les citoyens soient à l'aise avec le concept - et la réalité - d'identités multiples. Or, le dysfonctionnement des régimes démocratiques, la montée des inégalités sociales, l'éloignement toujours plus grand entre les "élites" nationales ou européennes et les "peuples", ont conduit à un repli identitaire sur soi-même qui se concentre désormais sur le "plus petit dénominateur commun". Au lendemain de la chute de l'URSS, on avait assisté, au sein de l'ancien bloc socialiste, à un processus de fragmentation qui allait du divorce pacifique entre la Slovaquie et la Tchéquie jusqu'à la séparation violente entre les différentes composantes de la Yougoslavie. Cette quête de la différence, parfois "marginale" en termes identitaires, était la réponse d'esprits désorientés face au processus de la mondialisation.

Les cicatrices de la Catalogne

Aujourd'hui, en Catalogne, les cicatrices du passé se réveillent d'autant plus facilement que la gestion du présent s'avère contestable. Et sur ce plan, quelle que puisse être la dérive dans l'irrationalité de certains dirigeants catalans, le pouvoir espagnol porte lui aussi sa part de responsabilité. Il n'a pas su incarner et donc défendre avec sérénité et fermeté l'unité de la nation. Une chose est certaine : supprimer l'autonomie, c'est encourager l'indépendantisme. La tentation est grande, chez certains Catalans, d'en appeler à la République contre la monarchie et d'établir une forme de continuité - qui est totalement injustifiée - entre Franco hier et Rajoy aujourd'hui.


Face à la montée des périls à ses frontières, l'Europe a plus que jamais besoin de nations suffisamment confiantes en elles-mêmes, pour avoir conscience de leurs limites. "Less is more" ("Moins c'est plus"). La formule s'applique parfaitement à l'avenir d'une union qui n'a pas besoin de nouvelles nations souveraines en son sein. Le problème est que, tout comme la confiance, l'identité ne se décrète pas. On ne peut prêcher le mérite des identités multiples à tous ceux qui les perçoivent non seulement comme un "embarras de richesses", mais comme une source profonde de déstabilisation. Plus le monde leur paraît complexe, plus ils sont tentés par des réponses simples, sinon simplistes.

La montée des populismes, tout comme celle des indépendantismes, correspond aux deux facettes d'un même malaise identitaire. Le problème, aujourd'hui, est que la revendication indépendantiste peut se répandre de la Catalogne jusqu'à l'Ecosse et les Flandres, sans oublier les pays d'ex-Yougoslavie qui n'ont pas su dépasser leurs traumatismes récents. Et cela au moment ou la tentation populiste peut progresser de la Hongrie et la Pologne jusqu'à l'Italie et la Grèce. L'Europe peut certes constituer la réponse ultime à ces dérives, en liant souveraineté et identité. Mais ne nous voilons pas la face, elle fait aussi partie du problème. Si l'union ne s'était pas aliénée les sympathies d'une grande partie des opinions publiques, populisme et indépendantisme n'auraient pas trouvé le terreau nécessaire à leurs croissances respectives.

Je demeure pourtant persuadé que mon ami, qui se sent harmonieusement écossais, britannique et européen tout à la fois, est l'avenir et non le passé.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 3 novembre).

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