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09/06/2020

Les relations civilo-militaires en toile de fond des manifestations aux États-Unis

Les relations civilo-militaires en toile de fond des manifestations aux États-Unis
 Olivier-Rémy Bel
Auteur
Visiting Fellow à l'Atlantic Council

En ce lundi 1er juin, Donald Trump prend formellement la parole pour la première fois sur les manifestations faisant suite à la mort de George Floyd. S'adressant depuis le Rose Garden de la Maison Blanche, face à des journalistes "socialement distancés", il indique un programme clair :

"Je suis votre président de l'ordre public et un allié de tous les manifestants pacifiques, (...) J'ai fortement recommandé à chaque gouverneur de déployer la Garde nationale en nombre suffisant pour que nous dominions les rues (...). Si une ville ou un État refuse de prendre les mesures nécessaires pour défendre la vie et les biens de ses habitants, je déploierai alors les forces militaires américaines et résoudrai rapidement le problème à leur place."

"I am your President of law and order and an ally of all peaceful protesters, (...) I have strongly recommended to every governor to deploy the National Guard in sufficient numbers that we dominate the streets (...). If a city or state refuses to take the actions that are necessary to defend the life and property of their residents, then I will deploy the United States military and quickly solve the problem for them."

Cette menace d'un recours aux forces militaires a provoqué un intense débat et de vives réactions aux États-Unis. En toile de fond des manifestations, se trouve la question des relations civilo-militaires outre-Atlantique. On ne parle pas ici de la militarisation de la police, autre débat épineux mais du rapport entre les Américains et leur Armée et, plus spécifiquement, de la question du recours aux forces armées sur le territoire national, question qui s'enracine dans une tradition politique marquée par l'affirmation forte du contrôle civil et la crainte d'un dévoiement par le gouvernement fédéral.

Garde nationale, armée régulière et Insurrection Act

Pour bien saisir les enjeux du débat de ces derniers jours, quelques clarifications sont nécessaires.

La Garde nationale est, aux États-Unis, une forme de réserve, levée par chacun des États fédérés et placée sous l'autorité du gouverneur mais pouvant passer sous contrôle fédéral. Comme l'explique Michael Shurkin de la RAND Corporation (à lire !), la Garde nationale, si elle n'apparaît sous sa forme actuelle qu'au XXe siècle, a ses racines dans la volonté de professionnaliser les milices coloniales sans pour autant constituer une armée professionnelle permanente. 

En l'absence d'adversaire terrestre majeur, les États-Unis ont historiquement davantage craint le dévoiement de leur propre armée qu'une invasion. La constitution d'un système composé d'une armée fédérale relativement restreinte renforcée par des milices - et plus tard des gardes nationales - formées par les gouverneurs était alors apparue comme uncompromis garantissant une certaine professionnalisation tout en évitant la concentration des pouvoirs.

Les États-Unis ont historiquement davantage craint le dévoiement de leur propre armée qu'une invasion.

La Garde nationale peut être mobilisée pour des missions intérieures alors que l'usage de forces actives sur le territoire national est fortement encadré par le Posse Comitatus Act de 1878 (la date n'est pas anodine : il s'agit en grande partie d'une réaction au recours à l'armée fédérale dans le Sud des États-Unis lors de la Reconstruction, notamment pour garantir le droit de vote des afro-américains). Il existe toutefois un certain nombre de cas où cela est possible.

Le Président Eisenhower a ainsi utilisé l'armée fédérale pour faire respecter la décision de justice ordonnant de dé-ségréguer l'école Little Rock Central High School en 1957.

Le cas particulier qui anime le débat aujourd'hui est l'Insurrection Act de 1807. Il permet le recours à la Garde nationale "fédéralisée" et aux forces régulières à la demande de la législature d'un État fédéré ou de son gouverneur débordés par une insurrection (§251), à l'appréciation du Président lorsqu'une insurrection ne permet pas de faire appliquer la loi (§252) ou lorsqu'une insurrection ou des troubles intérieurs menacent des droits constitutionnellement garantis et que l'État fédéré ne peut, ou ne veut, les faire respecter (§253).

Au sein de la capitale fédérale, le District of Columbia, les choses sont un peu différentes. Washington D.C. n'est pas un État mais une entité sui generis prévue par la Constitution. Malgré ses 700 000 habitants, elle n'a ainsi ni gouverneur ni sénateur, et n'envoie qu'un délégué à voix consultative à la Chambre des représentants (d'où les très nombreuses plaques d'immatriculation washingtoniennes portant le slogan "End Taxation without Representation"). 

En l'absence de gouverneur, la Garde nationale de Washington D.C. est ainsi toujours "fédéralisée" et placée sous l'autorité du Président des États-Unis, via le secrétaire à la Défense. Il peut également, en cas d'urgence, et pour 48h, prendre le contrôle de la police du District.

C'est à l'aune de ces précisions qu'il faut comprendre les déclarations du Président Trump dans le Rose Garden : il demande aux gouverneurs d'employer leur Garde nationale, placée sous leur autorité, à défaut de quoi il enverra l'armée d'active, placée sous son autorité (sous-entendu en activant l'Insurrection Act). Mettant en œuvre ce qu'il prêche, il déploie la Garde nationale à Washington D.C., dont il a déjà le contrôle, ainsi que les forces de sécurité des différents départements fédéraux, comme les douanes ou l'administration pénitentiaire (dont l'absence d'identification agite certains manifestants qui croient voir des mercenaires ou des "petits hommes verts"). 

Des réactions inquiètes face au risque de militarisation du maintien de l'ordre, mais aussi de politisation de l'armée

Si la Garde nationale a de plus en plus été mobilisée sur des théâtres extérieurs, elle peut être employée par les gouverneurs pour des opérations de maintien de l'ordre ou d'appui aux forces de l'ordre. Cela n'efface pas moins, pour un manifestant, la charge symbolique de voir dans les rues des convois de véhicules blindés couleur sable ou d'être survolé par un hélicoptère effectuant un show of force(un survol à basse altitude visant à impressionner).

Au-delà de cette mobilisation de la Garde nationale, c'est l'usage de symboles militaires qui inquiète. Le 1er juin, dans une visioconférence avec les gouverneurs, le Secrétaire à la Défense Mark Esper rappelle la nécessité de "dominer le champ de bataille" ("dominate the battlespace") en parlant des rues américaines. Dans cette même visioconférence, le Président Trump indique mettre aux commandes le Général Milley, Chairman of the Joint Chiefs of Staff (CJCS), l'équivalent du chef d'etat-major des Armées ("General Milley is here (...) And I’ve just put him in charge"). Le même soir, peu après la conférence de presse au Rose Garden, ce même Général Milley accompagne, en treillis, Donald Trump, dans une image frappante, à travers un parc Lafayette vidé de ses manifestants avant d'inspecter les troupes en ville. 

Trump demande aux gouverneurs d'employer leur Garde nationale, placée sous leur autorité, à défaut de quoi il enverra l'armée d'active, placée sous son autorité. 

La conjonction de ces éléments provoque une lecture inquiète de l'actualité par de nombreux commentateurs

Elle engendre surtout une vague de réactions d'anciens haut-gradés : deux anciens Chefs d'état-major des armées, l'Amiral Mullen (2007-2011) et le Général Martin Dempsey (2011-2015), James Miller, ancien sous-secrétaire à la Défense pour les politiques, le Général John Allen, ancien envoyé présidentiel spécial pour la Coalition contre Daech, l'Amiral James Stavridis, ancien commandant suprême des forces alliées en Europe, ou encore le Général John Kelly, directeur de cabinet de la Maison Blanche de 2017 à 2019. Le 6 juin, le Washington Post publie même une lettre de 89 anciens officiels de la défense - dont plusieurs anciens secrétaires à la Défense comme Ashton Carter ou Leon Panetta - exprimant leur inquiétude.

Enfin, Jim Mattis, véritable légende du corps des Marines, ancien secrétaire à la Défense de Donald Trump, sort de son silence le 3 juin. C'est un moment important car, depuis sa démission en décembre 2018, il avait indiqué qu'il ne sortirait de sa réserve que si les circonstances l'exigeaient. Il condamne clairement les divisions créées ou amplifiées par Donald Trump. Il souligne également le risque qu'une militarisation de la réponse ne creuse un fossé entre la société américaine et son armée ("Militarizing our response, as we witnessed in Washington, D.C., sets up a conflict—a false conflict—between the military and civilian society.")

Au-delà de la parole d'anciens membres du Pentagone, on perçoit également au sein même de l'institution militaire une certaine gêne face à l'instrumentalisation politique, voire une certaine résistance. 

Des unités de la 82ème division aéroportée ont ainsi été déployées à proximité de Washington D.C. avant d'être renvoyées dans leurs quartiers le 3 juin, redéployées autour de Washington le jour-même puis rappelées le 4 juin. Plus intéressant, Mark Esper, lors de sa conférence de presse du 3 juin, dit clairement ne pas être favorable à l'invocation de l'Insurrection Act. Le Sénateur Tom Cotton, un temps pressenti comme potentiel secrétaire à la Défense, lui répond sans équivoque : "Envoyez les troupes". 

A leur tour, tant le CJCS Milley que les différents Services - armée de Terre, armée de l'Air, Marine, corps des Marines et même la toute récente Space Force - soulignent leur sensibilité aux questions de discrimination raciale tout en marquant, implicitement, leur désaccord avec le Président quant à la militarisation du maintien de l'ordre. L'armée de l'Air se distingue en particulier par l'organisation d'un dialogue passionnant entre son chef d'état major et le Chief Master Sergeant, le représentant des militaires du rang et sous-officiers, lui-même afro-américain. 

Ces réactions internes et externes, ainsi que les médiatiques déclarations de la maire de Washington, Muriel Bowser, ne sont sans doute pas étrangères à la décision de Donald Trump, annoncée le 7 juin, de retirer la garde nationale de Washington, alors que les manifestations se poursuivent dans le calme.

Relations entre le politique et le militaire outre-Altantique

L'ampleur des réactions, notamment venant de l'institution militaire elle-même, s'explique par la place particulière qu'occupent les relations civilo-militaires dans la culture politique américaine. 

Les Pères Fondateurs craignaient une autonomisation du pouvoir militaire (c'est un des griefs que la Déclaration d'Indépendance adresse au souverain britannique : "[he] has affected to render the Military independent of and superior to the Civil power") tout en s'inquiétant du pouvoir que l'exécutif peut tirer d'une maîtrise des forces armées (voir par exemple le Federalist Paper n°8).

L'ampleur des réactions, notamment venant de l'institution militaire elle-même, s'explique par la place particulière qu'occupent les relations civilo-militaires dans la culture politique américaine. 

Il en découle ainsi des normes fortes sur l'usage des forces armées sur le territoire national, un système limitant la concentration des pouvoirs (cf. les gardes nationales des États fédérés) et une tradition bien ancrée de contrôle civil des forces armées. À ce titre, le statut du CJCS est parlant : poste créé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il ne fait pas partie de la chaîne de commandement. C'est un primus inter pares et, depuis 1986, le conseiller militaire principal du Président, précisément car le modèle américain cherche à éviter la concentration des pouvoirs militaires en une seule main.
 

À ce titre, les prises de parole de l'establishement de défense, aujourd'hui saluées, engendrent à leur tour des interrogations sur le poids particulier des voix militaires : est-ce une bonne chose que la parole la plus écoutée aujourd'hui soit celle des généraux ?

Ces interrogations ne sont pas nouvelles au vu du prestige particulier dont jouissent les forces armées aux États-Unis. Elles bénéficient d'une confiance nettement supérieure à la plupart des autres institutions. De George Washington à Dwight Eisenhower en passant par Andrew Jackson et Ulysses S. Grant, douze présidents ont capitalisé sur leurs succès militaires pour accéder à la Maison Blanche - ce qui explique en partie les préventions sur la concentration des pouvoirs. 

Les relations civilo-militaires ont toutefois pris une tournure différente ces dernières années, notamment au vu de la propension de l'Administration Trump à s'appuyer sur des généraux, d'active ou à la retraite, dans des postes politiques au cœur de la machinerie de l'État, faisant craindre une politisation de l'armée et entraînant de nombreuses discussions. Dernier épisode en date : le limogeage du Capitaine de vaisseau Crozier, commandant du porte-avion USS Theodore Roosevelt ayant alerté sur l'insuffisante réponse au Covid-19 sur son navire, que de nombreux observateurs ont perçu comme politique.

Au-delà des très importantes dimensions raciales, la toile de fond des manifestations en cours aux États-Unis est composée d'une conception particulière des relations civilo-militaires aux États-Unis, reflétée dans l'organisation des forces et les pouvoirs accordés au Président, et des relations particulières qu'entretient l'administration Trump avec l'institution militaire. 

Alors que les manifestations continuent et que les déploiements se poursuivent, on serait tenté de relire Hannah Arendt et sa distinction entre violence, force et pouvoir.

 

Copyright : JIM WATSON / AFP

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