AccueilExpressions par Montaigne[Le Monde vu d’ailleurs] - "Daddy" Trump et les EuropéensLa plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne États-Unis et amériques03/07/2025ImprimerPARTAGER[Le Monde vu d’ailleurs] - "Daddy" Trump et les EuropéensAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Découvreznotre série Le monde vu d'ailleursSauver l'OTAN, sauver l'Europe ? Après le Sommet de la Haye et l'engagement des membres à hisser leurs dépenses de défense à 5 % de leur PIB, la menace qui pèse sur le Vieux Continent n'est pas levée. Les sujets de fond ont été éludés, la défection des États-Unis est toujours en suspens - comme l'a illustré la suspension le 1er juillet des aides américaines à Kiev - et il faut concilier les urgences contradictoires - pressions politiques domestiques, budgets contraints, réarmement. Pourtant, 81 % des Européens sont favorables à une politique de sécurité et de défense commune.Un effort en matière de défense inédit depuis la guerre froideEn se réunissant pour leur sommet annuel à la Haye, les 24 et 25 juin, les chefs d’État et de gouvernement des États membres de l’OTAN avaient pour objectif premier d’éviter que le Président Trump ne "torpille" la réunion et ne jette le doute sur l’engagement des États-Unis vis-à-vis de l’Alliance, explique Luigi Scazzieri, chercheur à l’Institut de l'UE pour les études de sécurité (EUISS). De ce point de vue, c’est un succès, puisque la déclaration adoptée réitère "l’engagement indéfectible en faveur de la défense collective, consacré par l’article 5 du traité de Washington". Toutefois, observe le Guardian, ce résultat a été acquis au prix d‘une "humiliation collective aux pieds de Donald Trump". Pour flatter son ego et retenir son attention, la réunion a été réduite à une matinée, tous les irritants possibles ont été éliminés de l’ordre du jour, afin d’éviter un nouveau choc comparable à celui que leur a administré J.D. Vance à la conférence de Munich. L’OTAN ressemble désormais à une "North Atlantic Trump Organization", selon la formule de Fiona Hill, ancienne conseillère du Président républicain, écrit le quotidien britannique. Les chefs d’État et de gouvernement ont pu rentrer chez eux soulagés, à l’issue d’un sommet dont l’ambition était très réduite, observent également Armida van Rij et Kajsa Ollongren, expertes de Chatham House. Le communiqué final a été limité à cinq paragraphes et l’Ukraine n’a pas figuré à l’agenda, relèvent-elles. Les Alliés ont donc payé un prix, politique et stratégique, illustré par "l’attitude servile" de Mark Rutte à l’égard de Donald Trump, qualifié de "daddy". Le Secrétaire général de l’OTAN est allé au-delà du "pragmanisme diplomatique", son comportement témoigne d’un "manque de respect de soi" sur le plan institutionnel, déplore Sophia Besch de la fondation Carnegie. Les chefs d’État et de gouvernement des États membres de l’OTAN avaient pour objectif premier d’éviter que le Président Trump ne "torpille" la réunion et ne jette le doute sur l’engagement des États-Unis vis-à-vis de l’Alliance.Donald Trump paraissait quant à lui plus préoccupé par les suites des frappes américaines sur l’Iran que par l’OTAN, relèvent Armida van Rij et Kajsa Ollongren. La réunion de la Haye a exposé un problème plus profond. L’OTAN a certes "surmonté le sommet, mais elle est entrée dans une ère d’ambitions limitées", estime Sophia Besch.Aucune nouvelle stratégie vis-à-vis de la Russie n’a été adoptée, la guerre en Ukraine a été peu abordée, "l’objectif premier était, non pas la dissuasion, mais la survie". De fait, relève Luigi Scazzieri, l’agenda de la réunion était entièrement centré sur la promesse des Européens d’augmenter massivement leur effort de défense et de le porter de 2 à 5 % du Produit intérieur en 2035 - 3,5 % étant consacrés à la défense proprement dite et 1,5 % aux dépenses d’infrastructures et de sécurité. Cet accord "5 pour 5" - réaffirmation de la validité de l’article 5 en contrepartie de dépenses de défense correspondant à 5 % du PIB - visait à amadouer Donald Trump, explique aussi Sophia Besch. Cependant, beaucoup vont s’interroger sur la réalité de l’engagement de Donald Trump, qui, en se rendant à la Haye, a évoqué les "nombreuses définitions de l’article 5", note Luigi Scazzieri. Une majorité relative (45 %) des Allemands ne croit pas que les États-Unis porteraient assistance à l’Europe en cas d’attaque russe, 41 % seulement sont convaincus du contraire, selon une enquête publiée par Stern. La catégorie des 1,5 % de dépenses alloués aux infrastructures et à la sécurité va vraisemblablement susciter une "comptabilité créatrice" de la part des gouvernements européens, qui seront tentés d’y faire figurer des projets d’infrastructure civile, s’inquiète Sophia Besch. Ainsi, rapporte Politico, l’Italie - qui n’a consacré l’an dernier que 1,5 % de son PIB à la défense - réfléchit-elle à y inclure un projet de pont reliant le continent à la Sicile d’un montant de 13,5 Mds€. La menace extérieure à laquelle l’Alliance fait face rend problématique ce manque d’ambitions, il était important pour les alliés de manifester une certaine unité, Vladimir Poutine n’aurait pas manqué d’exploiter leurs dissensions, soulignent Armida van Rij et Kajsa Ollongren.La place réduite accordée à l’Ukraine et à la RussieCommentant les discussions de la Haye, le Président russe a accusé "l’Occident collectif, si on peut aujourd’hui le qualifier de collectif, de mettre les choses sens dessus dessous" et de justifier la hausse de ses dépenses militaires par "l’agressivité de la Russie", alors que, selon lui, "c’est exactement le contraire". Trump n’a que faire de Zelensky, il veut rééquilibrer les dépenses au sein de l’Alliance, explique The International Affairs. Quant aux Européens, affirme cette revue proche du MID, ils ont besoin de Zelensky, de l’Ukraine et de la guerre pour "sortir de la crise économique par la militarisation de leur économie". Le déroulement du sommet de la Haye suscite aussi les sarcasmes des commentateurs russes. À tous égards, écrit le quotidien Kommersant, ce sommet a été le "plus imprévisible et le plus atypique de toute l’histoire de l’Alliance". Comme l’avait prévu Vladimir Poutine en début d’année, les Européens "remuent la queue devant leur maître", affirme la revue The International Affairs. "Il me semble que, même au sein du pacte de Varsovie à l’époque Brejnev, l’attitude à l’égard du grand partenaire était différente", ironise Fiodor Loukjanov, interrogé par le journal Vzgliad, qui note aussi que tous les sujets contentieuxont été évités à la Haye. Au demeurant, les tentatives des Européens de se concilier Donald Trump et de revenir à la situation antérieure au sein de l’Alliance seront, selon le politologue, vouées à l’échec, quel que soit son successeur. Pour beaucoup d’États membres de l’OTAN, la principale déception, c’est la formule utilisée dans le communiqué final qui évoque "la menace que la Russie fait peser pour le long terme sur la sécurité euro-atlantique", en retrait par rapport aux termes utilisés antérieurement, relève le site monocle.ru. Pour certains experts russes, comme Vladislav Maslennikov, cité par le quotidien Vedomosti, repousser à l’horizon 2035 la mise en œuvre de l’objectif de 5 % des dépenses de défense n’est pas cohérent avec la thèse d’une menace russe jugée immédiate. Spécialiste des questions européennes, Stanislav Tkatchenko doute pour sa part du respect de l’objectif des 5 %, qui excède les capacités financières des États-membres de l’OTAN ("не по карману").Les tentatives des Européens de se concilier Donald Trump et de revenir à la situation antérieure au sein de l’Alliance seront vouées à l’échec, quel que soit son successeur.Le réexamen de l’approche stratégique à l’égard de la Russie, décidé l’an dernier, n’a pas été évoqué à la Haye, cet exercice a été interrompu à la demande de l’administration américaine, indique Torrey Taussig dans une note de l’Atlantic Council.Obtenir l’accord des États-Unis pour que figure dans la déclaration "la menace que la Russie fait peser sur le long terme" s’est déjà avéré compliqué, indiquent Armida van Rij et Kajsa Ollongren, qui remarquent aussi que, comparé à l’expression employée l’an dernier au sommet de Washington, le langage sur l’Ukraine est en retrait. La déclaration ne mentionne ni la guerre qui y fait rage ni les attaques hybrides russes en Europe, observe Luigi Scazzieri. Les Alliés ne condamnent pas la Russie pour son agression de l’Ukraine, déplore le journal Kyiv Independent, certes ils "réaffirment qu’ils soutiendront ce pays dans la durée, ainsi qu’ils s’y sont engagés souverainement", mais ne font état d’aucun engagement nouveau en matière d’assistance et ne mentionnent pas l’aspiration de l’Ukraine à rejoindre l’OTAN, même si Mark Rutte a souligné que Kiev est "sur la voie irréversible" de l’adhésion. Le quotidien ukrainien se veut néanmoins positif et évoque les "gains modestes" et les "petites victoires" de Kiev. "Le Président Zelensky n’a pas quitté le sommet les mains vides", il a rencontré Donald Trump, qui a jugé "possible" que les ambitions territoriales de Vladimir Poutine aillent au-delà de l’Ukraine. Mark Rutte a d’autre part indiqué qu’au cours du premier semestre, l’enveloppe d’aides (35 Mds€) est supérieure de 10 Mds€ à celle de l’an dernier. Le Pentagone vient toutefois d’annoncer la suspension de la livraison à l’Ukraine de munitions et de missiles anti-aériens, rapporte le site Axios. Pour pallier l’arrêt probable cet été de l’assistance militaire américaine, les Européens investissent désormais dans l’industrie de défense ukrainienne (le "modèle danois"), notent Armida van Rij et Kajsa Ollongren, manière efficace de garantir ce soutien sur le long terme. Néanmoins, pour le Kyiv Independent, ces efforts ne peuvent dissiper l’impression que la période pendant laquelle le combat de l’Ukraine était au centre de l’agenda de l’OTAN est sur le point de s’achever.Les Européens face à un défi géopolitique majeurL’objectif symbolique des 5 % est important, mais, sans vouloir minorer l’effort des autres pays européens, l’engagement des grands États membres que sont l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie et la France est déterminant, souligne Sophia Besch. De ce point de vue, écrit-elle, les premières décisions prises par la nouvelle coalition berlinoise, consistant notamment à exempter du calcul du déficit les dépenses de défense, sont positives. La situation est plus complexe à Londres, souligne Nick Witney du think-tankECFR, compte tenu du niveau de l’endettement public, proche de 100 %, et d’un service de la dette supérieur à 100 Mds £ par an, situation qui pourrait contraindre le gouvernement britannique à des choix drastiques entre le budget social et les dépenses militaires. La situation n’est guère meilleure au sein de l’UE dans son ensemble, le niveau de la dette publique atteint en moyenne 87 % du PIB, ce qui a conduit la Commission européenne à remanier son plan ReArm Europe pour assouplir les règles fiscales et faciliter les investissements dans le domaine de la défense. Ce plan devait démontrer le sérieux des Européens qui, depuis 2021, ont augmenté de 30 % leurs budgets de défense, rappelle Kamil Zwolski sur le blog de la LSE. Porter à 5 % du PIB l’effort en matière de défense et de sécurité représente pour les États européens un volume de 900 Mds€, "tsunami" qui pourrait mettre en cause leur stabilité politique, s’inquiète Nick Witney. À la Haye, le chef du gouvernement espagnol a d’ailleurs marqué son refus de cet objectif, s’attirant les foudres du Président des États-Unis, note El Pais. "Si nous avions accepté les 5 %, nous aurions dû allouer d’ici 2035 un montant supplémentaire de 300 Mds€ à la défense", et ce "au détriment de la santé et de l’éducation", s’est justifié Pedro Sánchez.Porter à 5 % du PIB l’effort en matière de défense et de sécurité représente pour les États européens un volume de 900 Mds€, « tsunami » qui pourrait mettre en cause leur stabilité politique.Le problème de l’UE est inchangé, estime Kamil Zwolski, des objectifs financiers ambitieux ne peuvent se substituer à une vision stratégique. En 2024, les dépenses totales des États membres européens de l’OTAN ont atteint 326 Mds€ mais, comme le montre l’exemple de la Bundeswehr, une faible partie de leurs forces est opérationnelle.En outre, la crédibilité de l’UE en tant qu’acteur de sécurité dépend non seulement de la taille de ses armées, mais de sa capacité à formuler une stratégie cohérente à long terme. Aucun pays européen, estime Sophia Besch, n’est en mesure de se substituer aux États-Unis, les différents modèles de gouvernance - pilier européen de l’OTAN, coalitions ad hoc, défense européenne - ne peuvent à ce stade fournir la cohérence nécessaire dans un paysage stratégique fragmenté, constat dressé également par Kamil Zwolski, qui cite les exemples de la Hongrie et de la Slovaquie. La question des capacités militaires est aussi posée pour les Européens, qui se préparent à "endosser une part croissante du fardeau", mais qui continuent à recourir aux moyens américains (commandement et contrôle, renseignement). Les Européens vont-ils perpétuer cette dépendance ou bien allouer des ressources importantes pour dupliquer ces moyens, ce qui pourrait créer des frictions avec les États-Unis, s’interroge Luigi Scazzieri. Les conclusions de la revue de défense ("Global Posture Review") attendues cette année à Washington pourraient se traduire par une réduction significative des effectifs des troupes américaines stationnées en Europe au profit d’autres théâtres d’opération, analyse aussi Torrey Taussig. La guerre en Ukraine a démontré la nécessité pour l’UE de disposer de capacités industrielles et technologiques dans le secteur de la défense, en mesure d’innover rapidement, soulignent Armida van Rij et Kajsa Ollongren. Une fin des hostilités en Ukraine placerait les Européens face à un nouveau défi - fournir à Kiev des garanties de sécurité, puisque les États-Unis s’opposent présentement à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.Les peuples considèrent que c’est l’Europe qui est menacée et non les États membres individuellement, 81 % sont favorables à une politique de sécurité et de défense commune, le niveau le plus élevé depuis 2004. Leurs dirigeants s’avèrent néanmoins incapables de répondre à leur demande - fournir un effort commun pour défendre l’Europe.Plus de 80 % des Européens sont favorables à ce que la défense soit une responsabilité collective européenne, note Max Bergmann, directeur du programme Europe, Russie, Eurasie au CSIS dans une analyse intitulée "la mort cérébrale de l’OTAN à la Haye", en référence aux propos tenus par Emmanuel Macron en 2019. Comme le montre le dernier Eurobarometre, les peuples considèrent que c’est l’Europe qui est menacée et non les États membres individuellement, 81 % sont favorables à une politique de sécurité et de défense commune, le niveau le plus élevé depuis 2004. Leurs dirigeants s’avèrent néanmoins incapables de répondre à leur demande - fournir un effort commun pour défendre l’Europe.La "manière dégradante" par laquelle l’accord s’est conclu avec Donald Trump montre qu’il ne peut être question de souveraineté européenne, observe la FAZ dans un éditorial. La priorité pour les Européens, selon Gerald Braunberger, c’est d’identifier les armements dont ils ont un besoin urgent pour faire face à une possible agression russe dans les années à venir. "Les Européens doivent comprendre qu’ils sont désormais responsables de la défense de l’Ukraine comme de leur propre défense", écrit Tara Varma de la Brookings. Tout en dressant un bilan plutôt positif du sommet de la Haye, le FT avertit : "sans une augmentation de l’assistance militaire, la situation de l’Ukraine sur le champ de bataille pourrait se détériorer rapidement". Copyright image : NICOLAS TUCAT / AFP Donald Trump à la Haye, le 25 juin 2025.ImprimerPARTAGERcontenus associés 26/06/2025 La nouvelle ère de la Présidence Trump Amy Greene