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07/02/2024

[Le monde vu d'ailleurs] - Colère des agriculteurs : tiraillements stratégiques au sein de l’UE

[Le monde vu d'ailleurs] - Colère des agriculteurs : tiraillements stratégiques au sein de l’UE
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Partie des Pays-Bas en juin 2022, la colère des agriculteurs a essaimé partout en Europe et a gagné en octobre la France qui est, avec l’Espagne et la Pologne, l’une des principales puissances agricoles européennes. Le Salon de l'Agriculture, qui s'est clos le 3 mars, n'a pas permis de dégager de voie de sortie claire. Objectifs environnementaux, guerre en Ukraine, PAC ou Pacte vert : les défis sont nombreux. Comment comprendre la divergence dans les réponses des gouvernements européens, notamment entre Paris et Berlin, face à des revendications qui sont plutôt convergentes de la part des agriculteurs ? Quelles hiérarchies pèsent sur les agendas politiques domestiques et européens des États membres, entre les importations ukrainiennes, la négociation de l’accord de libre-échange avec les pays du Mercosur et les échéances électorales ? Quel regard pose Moscou sur les remous qui agitent ses adversaires ?

Concilier l’exigence écologique, le soutien aux agriculteurs et la lutte contre l’inflation

La Politique agricole commune (PAC) représente toujours la partie la plus importante du budget communautaire, souligne le Guardian, alors que le nombre d'exploitations agricoles a baissé de plus d'un tiers depuis 2005, que beaucoup sont endettées et peu compétitives et que leur rentabilité est souvent faible. Les 60 Mds € alloués annuellement au titre de la PAC aux agriculteurs européens seront de plus en plus conditionnés aux ambitions du "pacte vert" et à la stratégie "de la ferme à la table" afin de parvenir à la "neutralité carbone" en 2050. Parmi les objectifs figurent une réduction de l'utilisation des engrais (- 20 %) et des pesticides (- 50 %) et l'extension des terres mises en jachère. La manière dont la PAC est mise en œuvre suscite les protestations des agriculteurs européens, souligne Jon Henley, qui jugent ces règles "injustes, irréalistes, non viables économiquement". La vague de contestation n'a cessé de monter ces derniers mois et a touché des pays producteurs importants. Les revendications peuvent varier d'un pays à l'autre, aux Pays-Bas, les agriculteurs ont protesté contre la réduction de l’utilisation des engrais azotés, en Allemagne, ils ont rejeté l'alourdissement de la fiscalité sur le gazole, mais beaucoup de doléances sont communes. Les agriculteurs remettent en cause une bureaucratie européenne peu au fait des problèmes réels du monde agricole, des contrôles jugés tatillons, la puissance des réseaux de distribution de leurs produits, ainsi que des importations à bon marché ne respectant pas les normes auxquelles eux-mêmes sont tenus. Les difficultés se sont accrues ces dernières années : du fait des conséquences de la guerre en Ukraine, qui a renchéri les coûts de l'énergie, des engrais et des transports, les gouvernements devant concilier le soutien aux revenus des agriculteurs et la lutte contre l'inflation. À quelques mois de l'élection du Parlement européen, le risque existe que, non seulement les agriculteurs, mais le monde rural dans son ensemble soient séduits par le discours europhobe et climatosceptique, s’inquiète l’agence Reuters, d'où la nécessité, souligne une analyse du think-tank Chatham House, de promouvoir une "transition équitable" prenant en compte les intérêts des agriculteurs et des communautés rurales.

Spécificités nationales et préoccupations communes du monde agricole

La France est la première puissance agricole de l'UE, principale bénéficiaire de la PAC (9,4 Mds €), le secteur emploie 2,6 % des actifs, l'agriculture et la pêche représentent environ 2 % de la valeur ajoutée produite en France. L'Allemagne est, après l'Espagne (6,9 Mds €), le troisième récipiendaire des aides de la PAC (6,3 Mds €), 1,2 % des actifs travaille dans ce secteur qui contribue pour environ 1 % à la production de valeur ajoutée. Le soutien des Français aux revendications des agriculteurs a été massif. Au-delà des attaches partisanes, près de 9 personnes interrogées sur 10 déclarent approuver leur mouvement. L’appui des Allemands est moins net, les deux-tiers des personnes interrogées soutiennent les revendications des agriculteurs, mais une forte minorité de près de 30 % le désapprouve.

Le soutien des Français aux revendications des agriculteurs a été massif. Au-delà des attaches partisanes, près de 9 personnes interrogées sur 10 déclarent approuver leur mouvement.

Un clivage ville/campagne se fait jour, les ruraux leur étant plus favorables. Les électeurs des partis de gauche (SPD, Verts, die Linke) marquent plus de réserves que les sympathisants des formations conservatrices (CDU/CSU, FDP, AFD).  Le Tagesspiegel relève les interactions entre le mouvement de contestation des agriculteurs des deux pays, qui a débuté en France avec le retournement des panneaux indicateurs ("on marche sur la tête"), initiative symbolique reprise en décembre outre-Rhin.

C'est la décision du gouvernement fédéral de supprimer les avantages fiscaux sur le carburant qui a suscité de grandes manifestations d'agriculteurs, y compris à Berlin. Le mouvement a gagné la France en janvier et l'une des revendications était le maintien de la défiscalisation du gazole non routier. Tandis que le gouvernement de G. Attal a rapidement donné satisfaction sur ce point aux agriculteurs français, à Berlin, la coalition dirigée par O. Scholz s'est contentée d'étaler jusqu'en 2026 la hausse des taxes sur le gazole utilisé dans l'agriculture. Les agriculteurs français entendaient aussi voir reportée une mesure décidée par l’UE - la mise en jachère de 4 % de leurs surfaces d'exploitation.

Sur fond de manifestations à Bruxelles, la question agricole s'est donc invitée, le 1er février, à l'ordre du jour du Conseil européen extraordinaire, qui devait au départ être essentiellement consacré à l'assistance à l'Ukraine. E. Macron et d'autres chefs de gouvernement ont obtenu une discussion sur ce sujet. Le premier ministre irlandais a marqué sa compréhension des difficultés que rencontrent les agriculteurs, qu'il s'agisse des coûts de l'énergie, des engrais et des nouvelles normes environnementales. Autant de charges qui s'additionnent, a noté Leo Varadkar, aussi "la priorité, pour les prochaines années, est-elle de mettre en œuvre les règles existantes et certainement pas d'en ajouter de nouvelles". La présidente du Conseil italien s'est montrée tout aussi sévère en rappelant que, dans l'opposition, elle était à la tête d'un parti qui partageait les critiques faites aujourd'hui par les agriculteurs. "En Italie, nous avons fait tout notre possible, mais la politique européenne doit être modifiée", a poursuivi G. Meloni, qui a espéré qu'à l'issue des élections de juin prochain, "une approche différente prévaudra, moins idéologique que celle suivie actuellement". O. Scholz n'a quant à lui pas évoqué les problèmes agricoles lors de sa conférence de presse. Sur un point notamment, Paris s'est imposé, relève la FAZ, soutenue par beaucoup d'autres capitales, la France a obtenu le maintien de la suspension de la mise en jachères d'une partie des terres agricoles. La présidente de la Commission a marqué la nécessité de conjuguer la compétitivité sur les marchés internationaux et des standards élevés en matière de protection du climat et de l'environnement, "entreprise difficile", a-t-elle admis. Geste en direction des agriculteurs, U. von der Leyen vient d’annoncer qu’elle allait proposer à la Commission de revenir sur l’objectif de réduction de moitié de l’usage des pesticides d’ici 2030.

Les enjeux extérieurs (Ukraine, Mercosur) – des pommes de discorde

Mises en œuvre pour venir en aide à Kiev, victime de l'agression russe, qui se traduit notamment par un blocus de ses exportations par la mer Noire, les "mesures commerciales autonomes" décidées par Bruxelles début juin 2022 ont stabilisé les échanges entre l'UE et l'Ukraine. Dans les dix premiers mois de 2023, ce pays a livré 12,8 Mds € de produits agricoles au marché européen (16,7 Mds € en 2022 et 11,9 Mds € en 2021).

L'Ukraine demeure le troisième fournisseur de produits agricoles à l'UE après le Royaume-Uni et le Brésil, note le Kiyv Independent. Néanmoins, la concurrence jugée déloyale des producteurs ukrainiens (coûts de production plus bas, normes moins strictes) fait partie des griefs des agriculteurs européens, à l’origine de manifestations, notamment dans les pays voisins de l'Ukraine.

Les "mesures commerciales autonomes" décidées par Bruxelles début juin 2022 ont stabilisé les échanges entre l'UE et l'Ukraine.

Lors du Conseil européen du 1er février, la Commission a reconduit la suspension des droits de douane dont bénéficient les exportations ukrainiennes, assortissant cette décision d'un mécanisme de sauvegarde (quotas pour les volailles, les œufs et le sucre). Estimant insuffisantes ces mesures, des syndicats agricoles en Pologne et en Hongrie ont annoncé de nouvelles actions. Compte tenu du poids du secteur agricole ukrainien, l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'UE, décidée le 14 décembre 2023, suscite des inquiétudes, pour autant, fait valoir le European policy center, l'adhésion de l'Ukraine, grande puissance agricole, peut aussi contribuer à la sécurité économique et alimentaire de l'UE, renforcer sensiblement ses capacités exportatrices et l’aider à faire face aux conséquences du dérèglement climatique (sécheresse en Catalogne, incendies en Grèce).

L'accord politique conclu en 2019 entre la Commission européenne et les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) ouvre la voie à la négociation d'un accord commercial, qui supprimerait plus de 90 % des droits de douane et créerait la plus importante zone de libre-échange au monde (120 Mds $ en 2022) et un marché de plus de 700 millions de consommateurs, souligne Oliver Stuenkel, universitaire brésilien. Cet accord pourrait permettre d'inverser la tendance à l'effritement de ces relations (en 2000, l'UE absorbait 28 % des exportations brésiliennes et 19 % en 2019), la part de la Chine dans le commerce extérieur de ces quatre pays ne cessant de croître. En outre, les pays membres du Mercosur disposent de métaux rares (l'Argentine produit du lithium) et peuvent contribuer à la sécurité économique de l'UE. Mais l'absence de règles de réciprocité ("clauses-miroir") en matière environnementale et agricole demeure une pierre d'achoppement dans ces négociations engagées depuis plus de vingt ans. À Bruxelles le 1er février, soutenu notamment par le premier ministre irlandais, E. Macron a jugé inacceptable, en l'état, le projet d'accord. A contrario, le chancelier Scholz a déclaré que la conclusion des discussions serait un "grand progrès". C’est en effet un enjeu majeur pour l'industrie allemande, note la FAZ. Une scission du texte avancée par les constructeurs automobiles allemands, dont fait état Euractiv, est écartée à Paris. Des responsables de la Commission soulignent que les discussions vont se poursuivre, au-delà probablement de l'échéance des élections européennes de juin, pour permettre au climat politique de s'apaiser, écrit le FT. Alors qu'elle souhaite être reconduite à la tête de la Commission, Ursula von der Leyen peut difficilement s'aliéner un des dirigeants européens les plus puissants, observe Politico.

Des débats suivis de près à Moscou

La Russie est aussi un pays affecté par une forte inflation des prix des denrées alimentaires, Vladimir Poutine avait d’ailleurs été interpellé sur le prix des œufs lors de sa conférence de presse annuelle. Les experts analysent avec attention les discussions européennes et leurs effets sur la cohésion de l’UE. En conclusion d'une étude comparative des mouvements sociaux en France et en Allemagne, deux chercheurs de l’IMEMO expliquent que les dirigeants des deux pays sont confrontés à des choix délicats, la coalition allemande entend en effet respecter le "frein à la dette" et limiter le déficit à 0,35 % du PIB et le gouvernement français veut économiser 12 Mds € pour maîtriser un déficit budgétaire qui atteint 4,9 % du PIB. Bien organisés, les agriculteurs sont en mesure d'obtenir des concessions de leurs gouvernements qui les conduisent à rechercher ailleurs des économies, notent-ils. Un journal pro-gouvernemental comme Vzgliad affirme que "les agriculteurs ont contraint l'UE à réexaminer ses relations avec l'Ukraine". Selon ce quotidien, le projet de zone de libre-échange "fait naufrage sous nos yeux", en effet "les dirigeants européens admettent ouvertement que les intérêts de leurs agriculteurs leur tiennent beaucoup plus à cœur que l'Ukraine" et le Président Macron est lui aussi contraint de reconnaître que les importations agricoles ukrainiennes déstabilisent le marché européen. Tant que l'UE est gagnante, elle promet à l'Ukraine l'adhésion et toutes sortes de préférences, mais, à en croire Vzgliad, dès qu'elle se juge perdante, elle "trouve des dizaines de bonnes raisons pour faire marche arrière" Bien que "partisan d'une approche libérale et mondialiste, E. Macron appuie cette fois les revendications de ses agriculteurs", relèvent les Izvestia.

Bien que "partisan d'une approche libérale et mondialiste, E. Macron appuie cette fois les revendications de ses agriculteurs" les Izvestia.

"Les agriculteurs européens ont trouvé un allié inattendu en la personne d'E. Macron", note aussi Kommersant. Quant au politologue Fiodor Loukjanov, il voit dans les manifestations du monde agricole l’expression d’un divorce croissant entre les peuples et les élites, les citoyens sont, selon lui, avant tout soucieux du maintien de leur niveau de vie, alors que les élites européennes sont préoccupées par l’Ukraine et par les enjeux géopolitiques, ce qui contribue à les maintenir dans un lien de subordination par rapport à Washington.

Copyright image : Bertrand GUAY / AFP

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