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25/03/2024

Le massacre de Moscou : responsabilités et conséquences

Le massacre de Moscou : responsabilités et conséquences
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Le tragique attentat survenu vendredi 22 mars dans une salle de concert de la proche banlieue de Moscou ne peut susciter, par-delà les lignes de clivage entre belligérants, qu'un sentiment de solidarité à l’égard des victimes. Le deuil et la peine ont rapidement été suivis de questionnements sur les responsabilités et les conséquences. Comment le massacre commis au Crocus City Hall de Moscou est-il susceptible de se répercuter sur la guerre en Ukraine ? Le régime poutinien va-t-il exploiter à son avantage cet événement pour légitimer sa politique domestique, justifier sa stratégie militaire et affûter son argumentaire à l’encontre de ses ennemis désignés ? Après la réélection triomphale de Vladimir Poutine à la présidence,  Michel Duclos propose de premières pistes d’analyse, en se tenant à égale distance d’une lecture crédule et des théories du complot sans fondement.

Dans la banlieue de Moscou, ce 22 mars 2024, à l'intérieur d'une salle de concert, plus d’une centaine de personnes, venues écouter un groupe rock célèbre en Russie depuis l’époque soviétique, ont été tuées sous les balles d’une attaque terroriste. Autant de victimes dont on peut imaginer qu’elles appartiennent à cette classe moyenne urbaine russe qui tente le plus possible d’oublier les horreurs de la guerre.

On sait que le terrorisme est susceptible de surgir à tout moment et que des failles peuvent exister même au sein des services de sécurité les plus compétents. L’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre en a apporté une tragique démonstration. Il est vrai aussi que Moscou est l’une des villes les plus sécurisées du monde. Des exercices pour préparer les forces de l’ordre à un attentat de ce type avaient même eu lieu il y a peu de temps au Crocus Hall Center, le lieu du massacre du 22 mars.

C’est dans ce contexte que se pose la question : qui est derrière cette action sanglante ? Dans ce type de situation, la réponse la plus simple ne doit pas être écartée. En l’occurrence, l’État Islamique a revendiqué l’attentat, plus exactement sa branche afghane (État Islamique au Khorassan) ; les auteurs de la fusillade que les autorités russes exhibent paraissent être originaires du Tadjikistan, terre en effet fertile en cadres et en opérateurs de l’État Islamique. Si les terroristes arrêtés sont vraiment ceux qui ont commis ce forfait, ils semblent toutefois bien peu professionnels, ayant abandonné leurs armes sur place pour filer en voiture sur des routes étroitement surveillées, invoquant des motifs d’intérêt financier et non religieux pour leurs actes odieux. Tout cela reste cohérent cependant avec l’hypothèse d’un groupe terroriste affaibli, recrutant des seconds couteaux peu aguerris - mais ayant compris que l’actuelle polarisation des services de sécurité russes sur l’Ukraine et sur la poursuite des opposants (ainsi que l’illustrent les suites de la mort de Navalny) offrait une opportunité.

Alors pourquoi un doute existe-t-il chez certains observateurs, les incitant à évoquer une "opération sous faux drapeau", c’est-à-dire conçue par les services russes eux-mêmes ?

Alors pourquoi un doute existe-t-il chez certains observateurs, les incitant à évoquer une "opération sous faux drapeau", c’est-à-dire conçue par les services russes eux-mêmes ?  On peut avancer trois raisons principales. D’abord, la mémoire de telles opérations, pratiquées selon toute vraisemblance à la fin des années 90 et au début des années 2000 pour propulser la popularité de Vladimir Poutine et mobiliser l’opinion autour de la guerre en Tchétchénie.

On se souvient en particulier de la prise d’otages dans le théâtre Nord-Ost en 2002 et celui de l’école de Beslan en 2004. Ensuite, la lenteur suspecte mise par les forces spéciales russes à intervenir (environ une heure), alors même que les Américains avaient fait savoir depuis plusieurs semaines qu’un attentat dans un lieu de rassemblement était en préparation. Enfin, la mise en cause quasi-immédiate par Vladimir Poutine d’une main "ukrainienne" dans l’opération, d’une manière troublante puisque le chef du Kremlin ne disait pas, dans sa première intervention (le lendemain de l'attentat), que des terroristes islamistes avaient bénéficié de l’aide de Kiev ; il s’abstenait  de mentionner la dimension "État Islamique" pour accuser uniquement l’Ukraine. Quelques heures plus tard, les autorités russes écartaient avec mépris la revendication de l’État Islamique en indiquant que celle-ci était une "manipulation américaine".

Peut-être faut-il ajouter qu’à ce stade une explication pourrait réconcilier les différentes conjectures évoquées ci-dessus : l’opération a bien été montée par un groupe islamiste, sans doute en effet diminué dans ses capacités d’agir car marginalisé par les Afghans ; les services de sécurité russes étaient au courant ; ils ont laissé faire pour provoquer un choc dans l’opinion russe, jouer du réflexe de la nécessité de se regrouper derrière le chef par temps de crise, comme cela s’était passé dans les premières années du poutinisme. Ce scénario se heurte certes à des objections, dont notamment deux. D’abord, Poutine apparaît aux yeux de l’opinion russe comme défaillant sur ce qui est son atout principal – son image de garant de l’ordre et de la sécurité. Ensuite, sur un plan international, en dénonçant Kiev et non le terrorisme islamiste, il se prive d’un narratif qui le sert, répandu dans divers milieux en Europe, celui d’un intérêt commun entre les Occidentaux et la Russie dans la lutte contre la menace islamiste, intérêt commun qui serait plus important que le désaccord sur l’Ukraine.

On suggérera, s’agissant de la première objection, qu’ayant les "élections présidentielles" derrière lui (ou plutôt : "l’événement électoral" comme on dit dans l’intelligentsia russe), le président russe n’a pas de raison de trop se soucier de son image - dont il sait en outre qu’elle sera indexée sur l’issue de la guerre.  Sur le second point, on pouvait s’attendre à ce qu'au fil des jours, le récit russe se diversifie, comme c’est généralement le cas, pour "ratisser plus large". Cela n'a pas manqué, le Kremlin et ses portes paroles ont commencé à incriminer le terrorisme islamiste - manipulé par l'Ukraine et l'Occident.  L’implication de suspects originaires d’Asie centrale constitue néanmoins à elle seule un avertissement sans frais à ces pays, au moment où ceux-ci sont soumis à des pressions accrues de Washington pour qu’ils se conforment aux sanctions.

Les retombées probables

Quoi qu’il en soit, toute l’argumentation du régime vise bien à faire porter le blâme sur l’Ukraine et ses soutiens occidentaux. Comme l’a écrit un jour Dmitri Trenin, la vaste communauté russe de spécialistes du Proche-Orient avait correctement interprété les printemps arabes comme le résultat de mouvements économiques et sociaux profonds. Le Kremlin avait alors choisi d’ignorer les analyses des experts russes pour ne retenir qu’une interprétation politique, à savoir un plan occidental de déstabilisation de la région. Nous nous trouvons devant le même phénomène aujourd’hui : une clef de lecture unique, conforme en l’occurrence à la double obsession actuelle du régime de casser l’Ukraine et de déstabiliser l’Occident (nous évoquons ces deux traits dans notre note de [scénarios] - la Russie, une puissance crépusculaire ?)

Avec quelles conséquences ? Tous les observateurs s’attendent à une escalade de Moscou à la fois dans la guerre contre l’Ukraine et dans la répression intérieure. On peut craindre par exemple que les frappes russes en profondeur sur les infrastructures ukrainiennes – relativement inefficaces jusqu’ici, grâce aux défenses ukrainiennes – visent cette fois plus directement, au nom de la loi du Talion, les populations civiles.

Avec quelles conséquences ? Tous les observateurs s’attendent à une escalade de Moscou à la fois dans la guerre contre l’Ukraine et dans la répression intérieure.

Sur le plan intérieur, une politique de répression accrue est certainement envisagée par le régime, de la chasse aux immigrants au rétablissement de la peine de mort par exemple, dans la mesure où le financement de la guerre va entrer dans une phase plus difficile, au détriment des dépenses sociales : d’ores et déjà dans le budget de l’État de cette années, les crédits militaires dépassent pour la première fois depuis le début des années 2000 les crédits sociaux. Par ailleurs, comme on le sait, la question du jour est celle d’une nouvelle mobilisation de grande ampleur dont le régime a jusqu’ici différé l’échéance.

Sur ce dernier terrain, le ministre de la Défense a annoncé au lendemain de la réélection de Poutine la création de "deux nouvelles armées et 30 formations, dont 14 divisions et 16 brigades". L’objectif reste sans doute de disposer d’une force d’un million et demi d’hommes, comme cela a déjà été affiché depuis un certain temps par l’État-major russe. D’où viendront les nouvelles recrues ? Peut-être, comme cela a été le cas jusqu’ici, seraient-elles recrutées dans  les régions périphériques, où la pauvreté des familles rend les salaires de l’armée attractifs.

Peut-être aussi le Kremlin envisage-t-il désormais d’étendre le recrutement aux classes moyennes urbaines - celles qui ont été visées par l’attentat du Crocus City Hall.

Peut-être aussi le Kremlin envisage-t-il désormais d’étendre le recrutement aux classes moyennes urbaines - celles qui ont été visées par l’attentat du Crocus City Hall. Si tel était le cas, on voit l’utilisation que le pouvoir ferait de l’attentat : "l’Occident, par la main des Ukrainiens, s’en est pris à des innocents Moscovites ; les grandes villes aussi doivent fournir leurs contingents de soldats".

La boucle tragique serait ainsi bouclée. Quels que soient les responsables de la tragédie du 22 mars - et sans exclure une explication au premier degré, un cafouillage des services répondant à un manque de préparation des assaillants- on peut tenir pour assuré que ses conséquences seront funestes.

Copyright image : Mikhail METZEL / POOL / AFP

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