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20/11/2023

La rencontre Biden-Xi vue d’Europe

La rencontre Biden-Xi vue d’Europe
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Les présidents Xi et Biden se sont rencontrés pour renouer le dialogue sino-américain le 15 novembre à San Francisco, avant l’ouverture du sommet de l’APEC. Lourde de symboles - San Francisco a été ravagée par le fentanyl et c’est aussi la ville des géants du digital - la rencontre survient au milieu d’un contexte international extrêmement tendu. 

Les retombées de la rencontre sont limitées, même si elle signale la reprise des dialogues sino-américain sur un très large front. Une pause dans la rivalité sino-américaine peut être utile à l’administration Biden en année électorale et la Chine a intérêt à courtiser à nouveau des investisseurs internationaux, sinon à combattre les partisans de l’endiguement de la Chine. Devant les incertitudes de l'élection américaine de 2024, Xi n’avait sans doute pas intérêt à de grandes concessions. Compte tenu de cette pause, comment l’Union Européenne peut-elle faire valoir ses intérêts et ne pas être perdante entre deux grands partenaires qui s’accordent l’un et l’autre pour qualifier leur relation de la plus importante au monde ? François Godement nous livre son éclairage.

En 2015, rencontrant Barack Obama à Sunnylands, Xi Jinping l’assurait que "le Pacifique était assez grand pour deux". L’expression révélait un sens de la hiérarchie des nations en Asie-Pacifique et alimentait les spéculations sur un possible "G2"…

Aujourd’hui, à San Francisco, Xi Jinping assure à Joe Biden que "le monde est assez grand pour deux". Certains veulent y voir une expression conciliatrice, mais on peut surtout en retenir la montée des ambitions exprimées par la Chine.

La rencontre de Sunnylands de 2015 n’a pas eu une grande postérité. On se souvient surtout de l’affirmation de Xi Jinping selon laquelle la Chine "n’avait pas l’intention de militariser" la mer de Chine, et de ce qu’il en est advenu. L’administration Obama - au premier rang de laquelle le vice-président Joe Biden - avait alors eu l’occasion d’apprendre la leçon et de refréner son optimisme initial. Les relations politiques avec la Chine ont suivi une courbe descendante depuis lors, d’Obama à Donald Trump et Joe Biden.

La rencontre de San Francisco est-elle une pause dans cette détérioration des relations, ou le début d’une inversion de tendance ? En tous cas, les États-Unis et, singulièrement, Joe Biden lui-même, ont tout fait pour en minimiser les attentes, laissant à Xi Jinping le monopole de la rhétorique. La Chine n’a pas obtenu plusieurs "conditions" qu’elle exigeait pour tenir la rencontre, au premier rang desquelles, une déclaration "d’opposition" à l'indépendance de Taiwan. Les résultats apparents pour les États-Unis sont minces : la reprise de contacts militaires censés prévenir ou traiter des incidents, une coopération pour empêcher l’exportation vers les États-Unis des produits précurseurs du fentanyl, une augmentation des vols entre la Chine et les États-Unis. La coopération pour le climat, qui figure en bonne place, ne comporte en fait aucun engagement spécifique, tout comme la déclaration récente de la Chine sur une limitation à venir des émissions de méthane. Du côté chinois, les résultats sont tout aussi minces. Il y a eu une photogénique promenade en commun, vite équilibrée par Joe Biden, qui a répété une fois de plus que Xi Jinping était "un dictateur". Un dîner a permis à Xi de rencontrer de grands patrons américains - certains gardant secrète leur venue ! De petits gains avaient peut-être été emportés à la veille de la rencontre : les États-Unis ont renoncé à étendre les interdictions d’investissement à certaines entreprises chinoises. Il est possible que la coopération chinoise sur le fentanyl ait été payée d’une reprise plus générale de la coopération policière et judiciaire. L’administration Biden, en raison de critiques dans le camp démocrate lui-même, n’a pu finaliser l’IPEF (Indo-Pacific Economic Framework for Prosperity) à temps pour le sommet de l’APEC. C’est un cadeau involontaire à la Chine : l’accord, une fois conclu, serait une réplique aux Routes de la soie chinoises et devrait permettre de renforcer et de sécuriser les chaînes d’approvisionnement des participants.

On ne voit pas très bien pourquoi Xi Jinping aurait gaspillé des concessions qui peuvent s’avérer précieuses en cas d’élection d’un autre président.

Alors que la campagne présidentielle américaine de 2024 s’annonce totalement imprévisible et lourde de menaces, on ne voit pas très bien pourquoi Xi Jinping aurait gaspillé des concessions qui peuvent s’avérer précieuses en cas d’élection d’un autre président. Du côté américain, les préoccupations électorales tiennent aujourd’hui une grande place : outre le renoncement à sceller au plus vite un accord IPEF - le parti démocrate n’a jamais été un grand soutien des accords commerciaux internationaux - il faut se prémunir, après l’Ukraine et Gaza, d’autres surprises stratégiques en 2024, et cela sans prêter le flanc à un procès en faiblesse de la part des Républicains.

Il reste que c’est bien une reprise des contacts et rencontres régulières, reconnue comme telle dans les communiqués séparés de chaque partie, et soulignée par la Chine : outre les contacts militaires, on trouve politique étrangère, économie, finance, commerce, agriculture, lutte anti-narcotiques et plus généralement coopération policière et judiciaire, intelligence artificielle, science et technologie…
 
C’est sans doute dans cette liste, et dans la rencontre de Xi avec les chefs d’entreprise, qu’il faut comprendre le gain essentiel pour la Chine. À un moment où l’économie intérieure chinoise est frappée de langueur et où les sorties de capitaux dépassent pour la première fois le niveau des investissements entrants, la Chine a besoin de courtiser les investisseurs assez intrépides pour braver les risques géopolitiques. Il est rarissime que Xi Jinping s’exprime sur une note plaintive : il l’a fait en public en déplorant les restrictions américaines sur les technologies et l’investissement qui font du mal à l’économie chinoise - tout en réaffirmant bien sûr que la Chine saurait surmonter ces obstacles.
 
Le débat sur le découplage et sur le "de-risking" - sa version mieux ciblée et limitée - est souvent considéré en Europe comme un débat transatlantique. En réalité, il divise profondément les entreprises et les politiques américains eux-mêmes. Les applaudissements frénétiques des patrons participant au banquet avec Xi Jinping en témoignent de façon graphique. C’est l’autre face de la réalité économique américaine, à côté de l’Inflation Reduction Act (IRA) destiné à réduire les dépendances à l’égard de la Chine, mais dont nombre de Républicains ou de partisans de la libre entreprise critiquent le coût fiscal.

Or, l’élection américaine de novembre 2024 ne se gagnera ni sur l’Ukraine, ni sur Gaza, ni sur une priorité Indo-Pacifique. Elle se jouera - comme d’habitude - sur l’économie. En dépit d’une politique industrielle destinée à conquérir les classes moyennes, et d’une croissance honorable, l’administration Biden n’imprime pas sur ce plan, en raison des effets de l’inflation récente. Dans ce contexte, conclure une trêve avec le principal fournisseur qu’est la Chine, restaurer la confiance des acteurs économiques, mise à mal par tant de conflits mondiaux, devient important.

L’élection américaine de novembre 2024 ne se gagnera ni sur l’Ukraine, ni sur Gaza, ni sur une priorité Indo-Pacifique. Elle se jouera - comme d’habitude - sur l’économie.

Rien de tout cela ne règlera les divergences et conflits de fond. Biden et Xi se sont renvoyés dos à dos ; la Chine insiste lourdement sur les lignes rouges à ne pas franchir concernant Taiwan. C’est une allusion évidente aux occasions passées où Joe Biden a semblé prendre un engagement américain en cas de conflit à Taiwan. Et, comme toujours, Xi a présenté les déploiements chinois comme une simple réplique aux livraisons d’armes américaines. Mais, conjoncture économique chinoise et conjoncture électorale américaine aidant, c’est bien à une pause que nous assistons, avec peut-être des accords sectoriels sur le plan économique. Joe Biden ne peut rivaliser avec les vues les plus radicales de nombreux Républicains sur la Chine, et pourrait donc jouer la carte de la stabilité.
 
Où cela laisse-t-il l’Europe ? Depuis le printemps dernier, les officiels et experts européens ont été abreuvés de déclarations de sympathie chinoise accompagnées de critiques de l’alignement sur le grand coupable que sont les États-Unis. Aujourd’hui, ils peuvent lire et regarder les protestations chinoises d’amitié avec les États-Unis, un retournement qui, paraît-il, rend perplexes les internautes chinois eux-mêmes. À ce jour - et moins d’un mois avant le prochain sommet UE-Chine prévu à Pékin les 7 et 8 décembre - il est impossible de citer une concession réelle qu’aurait fait la Chine à l’Union européenne, notamment sur le plan économique. Au contentieux sur l’Ukraine est venu s’ajouter celui sur Gaza. Les Européens sont engagés, sous la houlette de la Commission mais aussi sous la surveillance intense des États membres, dans plusieurs initiatives nouvelles de "de-risking" : contrôle des investissements sortants, contrôle des exportations dans les domaines critiques, sécurisation de l’approvisionnement en matières premières, protection de la recherche et du développement dans cinq grands domaines technologiques. Cela s’ajoute à une meilleure mise en œuvre du filtrage des investissements entrants, aux sanctions sur les importations dont la production comporte des atteintes aux droits de l’Homme, à l’enquête concernant les subventions sur les véhicules électriques, à l’instrument anti-coercition récemment adopté, à la mise en place d’une taxe carbone aux frontières (laquelle reste peut-être le sujet concernant le moins la Chine par rapport à d’autres partenaires commerciaux). L’agenda est respectable, et témoigne du fait que l’exécutif européen en fonction dépasse aujourd’hui la phase purement réactive et l’incantation multilatérale pour produire une stratégie économique face aux défis chinois.

L’exécutif européen en fonction dépasse aujourd’hui la phase purement réactive et l’incantation multilatérale pour produire une stratégie économique face aux défis chinois.

Depuis l’arrivée de l’administration Biden, celle-ci a multiplié les contacts et la coordination avec l’Europe - bien sûr en relation avec ses propres objectifs. Du côté européen, peu de choses, dans le domaine de la protection technologique et de l’innovation, peuvent se faire sans coopération avec les États-Unis et d’autres acteurs essentiels comme le Japon ou la Corée. Les États-Unis veulent mener la danse dans ces domaines mais ils ne soumettent pas toujours leurs choix au regard européen. 

Ils n’ont pas levé les surtaxes sur l’acier et l’aluminium qui pénalisent les Européens, ils n’ont que très partiellement résolu les inégalités créées par les subventions de l’IRA. Or, en Europe aussi - avec une prévision de croissance pour 2023 limitée à 0,6 % - les enjeux économiques ont un impact politique direct. L’Union européenne cherche à rééquilibrer des échanges prodigieusement déficitaires avec la Chine (398 milliards d’euros en 2022) et engage avec Pékin des conversations de "transparence économique" sur les chaînes d’approvisionnement en matériaux critiques. Du côté chinois, la pression est forte, y compris en direction des États membres, pour empêcher ou faire lever les restrictions sur les investissements et les technologies.
 
La pire des réponses européennes serait de donner une réalité à un triangle économique Chine-Europe-États-Unis. Ce ne pourrait être qu’à l’avantage de la Chine : celle-ci tire parti de la division avec les États-Unis comme entre les Européens, et ses enjeux avec l’Amérique dépassent ceux qu’elle a avec l’Europe. Encore faut-il que les États-Unis poursuivent la politique de coordination et de concertation avec l’Europe qui a été la marque distinctive de l’administration Biden, même avec ses exceptions. Et dans une passe électorale si lourde d’enjeux, c’est plus difficile.
 
À moins d’un mois du sommet UE-Chine, il est important que les États membres démontrent leur volonté d’aller de l’avant avec la Commission. Il est tout aussi important que les États-Unis ouvrent aux Européens l’information sur le contenu des concertations sectorielles reprises avec la Chine, et fassent une place aux intérêts et aux préoccupations européennes.

Copyright image : BRENDAN SMIALOWSKI / AFP

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