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13/09/2023

États-Unis-Europe : comment mieux traiter ensemble la question de Taïwan ?

États-Unis-Europe : comment mieux traiter ensemble la question de Taïwan ?
 Larry Diamond
Auteur
William L. Clayton Senior Fellow à la Hoover Institution
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

En juin 2023, la Hoover Institution et l'Institut Montaigne ont organisé un dialogue transatlantique intitulé "Ukraine et Taïwan : un test de volonté sur deux fronts pour l'Amérique et l'Europe". Le dialogue était organisé et modéré conjointement par Larry Diamond, William L. Clayton Senior Fellow à la Hoover Institution et François Godement, Expert Résident principal et Conseiller spécial Asie et États-Unis à l’Institut Montaigne. Les discussions ont révélé à la fois les perspectives communes et des points de divergence importants entre les communautés politiques de l'Union européenne (UE) et des États-Unis sur les questions relatives à Taïwan, notamment en ce qui concerne la compréhension des tensions montantes, les enjeux de la menace et les réponses appropriées. Les réflexions qui suivent identifient les principaux éléments de consensus et de divergence transatlantiques et proposent des pistes pour l’avenir.

Le consensus transatlantique

Les deux côtés de l'Atlantique s'accordent sur la définition de la "politique d'une seule Chine", en particulier sur la condamnation de tout recours à la force visant à modifier le statu quo.

Les divergences transatlantiques d'interprétation de cette position se sont atténuées ces dernières années, notamment en raison de la prise de conscience croissante par les gouvernements et la société en Europe du fait qu'une crise à Taïwan, qu'elle résulte d'un blocus ou d'un conflit militaire de grande ampleur, aurait également des conséquences dévastatrices pour les économies européennes.


Cette compréhension de plus en plus partagée entre les États-Unis et l'Union européenne s'est en particulier traduite par des efforts visant à préserver l'espace international de Taïwan. L’UE comme les États-Unis poursuivent leurs échanges gouvernementaux et parlementaires avec Taïwan.

Les mentions de la question de Taïwan par les États membres et l'UE et les démarches des Européens auprès des autorités de la RPC se sont multipliés et intensifiés.

L’UE comme les États-Unis poursuivent leurs échanges gouvernementaux et parlementaires avec Taïwan. Malgré les objections de plus en plus virulentes de la République populaire de Chine (RPC), les visites informelles du ministre taïwanais des Affaires étrangères dans l'UE se maintiennent, tout comme les escales de la présidente taïwanaise aux États-Unis. Ces dernières années, les liens diplomatiques informels, les mentions de la question de Taïwan par les États membres et l'UE et les démarches des Européens auprès des autorités de la RPC sur cette question se sont multipliés et intensifiés. Le Parlement européen et plusieurs gouvernements européens ont pris position en faveur de la participation de Taïwan à l'Organisation mondiale de la santé (OMS). L'UE a également adopté un instrument anti-coercition à la suite notamment des sanctions imposées par la RPC à la Lituanie sur la question de la dénomination d'un nouveau bureau de représentation de Taïwan.

 

La divergence transatlantique

Au-delà de cette base commune, il existe toutefois un écart notable entre les évaluations européennes et américaines sur la question de Taïwan.
 

D'un point de vue pratique, cet écart se traduit par le manque d'implication de l'Europe dans l'aide apportée à la défense de Taïwan, ventes d'armes y compris. C’est la conséquence de démêlés diplomatiques bien connus avec Pékin. Les États-Unis, en revanche, maintiennent une politique solide de vente d'armes à Taïwan dans le cadre d'un programme d'aide militaire, conformément à la loi sur les relations avec Taïwan (TRA) et au troisième communiqué d'août 1982 entre les États-Unis et la Chine. Les déclarations faites à quatre reprises par le président Biden concernant le soutien militaire américain à Taïwan en cas d’invasion chinoise n'ont pas d'équivalent ou approchant, dans l'UE.

Au fondement de cette divergence de politique se trouve l'idée sous-jacente (généralement non exprimée mais implicite dans les mentions européennes de la "rivalité sino-américaine") qu'il incombe aux États-Unis de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour désamorcer ce conflit. Quel que soit le degré d'alignement des opinions européennes et américaines concernant la régression autoritaire du régime de Xi Jinping, de nombreux Européens considèrent toujours que le "réalisme" commande de trouver les moyens de persuader le Parti communiste chinois de ne pas déclencher un conflit militaire.

Le "réalisme" commande de trouver les moyens de persuader le Parti communiste chinois de ne pas déclencher un conflit militaire.

Il reste que si les Européens se plaignent souvent d'être les simples receveurs des décisions prises outre-Atlantique, ils n'avancent pas non plus de propositions sur la manière de traiter avec la Chine, si ce n'est en invitant à la retenue, avec la conviction implicite que les États-Unis n’en font pas toujours preuve.

Il ne s'agit pas d'un point de vue partagé par tous en Europe. Mais aucun État membre de l'UE n'exprime un soutien inconditionnel à la dissuasion militaire américaine. Dans le même temps, cependant, aucun gouvernement européen ne nie les principes de liberté de navigation dans la région ou ne soutient l'utilisation de la force par la RPC pour parvenir à l'unification. La France est un cas particulier : elle est à la fois plus engagée que tout autre État membre dans la sécurité de la région Indopacifique, y compris dans la navigation dans le détroit de Taïwan, tout en s'opposant systématiquement à toute forme d'expansion de l'OTAN vers l'Asie orientale et en faisant de plus en plus allusion à une "troisième voie" dans la région.

Contrairement aux États-Unis, Taïwan n'a pas une place privilégiée dans l’agenda des relations Europe-Chine.

Contrairement aux États-Unis, Taïwan n'a pas une place privilégiée dans l’agenda des relations Europe-Chine. Ce sont les querelles sur le découplage ou le “de-risking” (la stratégie de réduction des risques) qui prévalent. En Europe, au-delà de l'influence du lobbying des entreprises qui subiraient des pertes immédiates à la suite de mesures imposées par les pouvoirs publics, on estime que le découplage des économies augmenterait le risque d'un conflit militaire, le PCC ayant moins à perdre économiquement qu'à gagner politiquement d'un conflit dans une telle situation.

 

Des deux côtés de l'Atlantique, la politique intérieure interfère avec les choix d’expression publique. Le spectre d'une option "populiste" ou "Make America Great Again" remportant les élections de 2024, et même l'affirmation par l'administration Biden d'un lien entre la défense économique (concernant le commerce et l'investissement avec la Chine) et une "politique en faveur de la classe moyenne", effraie les responsables européens. La conduite ferme d'une "Europe géopolitique" par la présidence de l'UE et son contrôle de la coordination externe avec les États-Unis et d'autres pays sur le commerce, et de plus en plus sur les règles technologiques et les questions d'investissement, ont éveillé les soupçons de certains États membres qui pensent que la Commission interfère avec leurs prérogatives nationales. C'est une aubaine pour les officiels et les analystes chinois, qui louangent la rhétorique européenne d'une  "autonomie stratégique" par rapport aux Etats-Unis.

Comment aller de l'avant

Il serait fâcheux d’attendre qu'un scénario de conflit autour de Taïwan mette en évidence ces divergences et les exacerbent. Au contraire, nous devons dès à présent nous efforcer de parvenir à une compréhension mieux partagée et à un alignement des politiques de part et d'autre de l'Atlantique. L'Europe et les États-Unis doivent s'efforcer de trouver des solutions aux différends existants. Ni l'approche doctrinaire de l'UE, fondée sur le multilatéralisme même lorsqu'il est prouvé que ce dernier ne fonctionne pas, ni les coalitions souvent ad hoc de l'approche américaine ne sont satisfaisantes. Nous devons garder à l'esprit que chaque geste de compromis et de coordination contribue à dissiper les soupçons (en grande partie du côté européen) selon lesquels des intérêts différents prédominent dans les choix américains en matière de “de-risking” ou de sanctions.

La communication et la diplomatie publique auront une grande importance dans le cas américain. Les États-Unis devraient mettre l'accent sur leur traitement impartial de la question, se montrer prêts à discuter avec la Chine, même au prix d'une réaffirmation constante de leur politique et de leurs principes, et peut-être communiquer plus fortement avec leurs partenaires et alliés sur les questions militaires chinoises et les risques que ces dernières représentent, comme ils l'ont fait l'année précédant l'invasion de l'Ukraine par la Russie. En outre, une participation plus explicite de l'Europe à la défense de la région Indopacifique serait un encouragement utile.

Ni l'approche doctrinaire de l'UE, [...] ni les coalitions souvent ad hoc de l'approche américaine ne sont satisfaisantes.

Les États-Unis semblent actuellement avoir le monopole de la question de Taïwan et n’éprouvent pas le besoin d'encourager une participation européenne, même symbolique. Les voix qui s’élèvent aux Etats-Unis pour défendre l’idée d’une redistribution des efforts de défense américains depuis l’Europe vers l’Asie n’aident pas, dans le contexte actuel et en l'absence de telles conversations transatlantiques. Si une communication accrue entre l'UE et les États-Unis sur la question de Taïwan n'aurait probablement que des résultats militaires modestes, elle aurait au moins le mérite de faire avancer le débat en Europe.

Au sein de l'UE, il est de la responsabilité des États membres de ne pas affaiblir la Commission. La Commission von der Leyen est parvenue à un partage d'informations probablement sans précédent par l'intermédiaire du Conseil du commerce et des technologies (CCT) entre les États-Unis et l'Europe. Si traiter avec la Commission européenne par l'intermédiaire du CTT a été l'approche politique la plus pratique, elle est désormais politiquement insuffisante. Pour le meilleur et pour le pire, l'UE se trouve en équilibre entre la Commission et les États membres, avec un rôle accru pour le Parlement européen.

Pékin joue un jeu de pouvoir mondial triangulaire qui pourrait encore s’accentuer.

Une approche ne doit pas se faire au détriment des autres. En outre, l'adoption par l'UE d'un nouvel accord sur les flux de données transatlantiques revêt une grande importance pour les marchés tiers et constitue une étape clé pour repousser les puissances digitales autoritaires. En effet, l'étendue des mesures que prennent Xi Jinping et le PCC au service de l'autosuffisance de la Chine tout en encourageant des liens de dépendance chez leurs partenaires devrait être un thème permanent de la diplomatie publique et du partage des informations en ce qui concerne les questions de dérisquage et de sanctions.

Pékin joue un jeu de pouvoir mondial triangulaire qui pourrait encore s’accentuer. Des efforts volontaristes pour réduire les divergences politiques transatlantiques sont essentiels à une alliance saine entre l'UE et les États-Unis et au maintien de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taïwan.

 

 

François Godement et Larry Diamond remercient les participants pour les excellents points soulevés au cours du dialogue. La liste des participants inclut mais ne se limite pas à Reinhard Bütikofer, Mathieu Duchâtel, James Ellis, Liana Fix, Francis Fukuyama, Alexander Gabuev, Bonnie Glaser, Gustav Gressel, Bart Groothuis, Robert Haddick, Ryan Hass, Jakub Jakobowski, Michel Duclos, Ivan Kanapathy, Elaine Luria, Michael McFaul, Charles Parton, Yurii Poita, Matthew Pottinger, Orville Schell, Ben Schreer, Kathryn Stoner, Kharis Templeman, Glenn Tiffert, Abigaël Vasselier, Gudrun Wacker, Georgina Wright et Joel Wuthnow.


Les deux auteurs remercient également Louise Chetcuti (Institut Montaigne) et Frances Hisgen (Hoover) pour leur aide dans l'organisation de ce dialogue.

Cette analyse a d’abord été publiée en langue anglaise (version originale accessible ici).

Copyright Image: Sam Yeh / AFP

 

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