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05/02/2018

La Pologne face à son histoire

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La Pologne face à son histoire
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Varsovie a adopté une loi criminalisant toute mention d'une responsabilité polonaise dans l'extermination des juifs. Si elle est promulguée, ce serait le dernier signe de la dérive populiste de l'Europe centrale et orientale.

Un peuple se grandit lorsqu'il se montre capable de se confronter à la complexité de son histoire. Il s'abaisse lorsqu'il adopte une vision défensive de son passé. En Pologne, après la chambre basse, c'est la chambre haute (le Sénat) qui vient de voter une  loi criminalisant toute référence à la responsabilité polonaise dans l'extermination des juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale . Cette loi ne traite pas que du passé. Si elle était promulguée, elle modifierait le présent et conditionnerait l'avenir des relations entre la Pologne et son histoire, la Pologne et l'Europe. Elle contribuerait à recréer un mur, volontaire cette fois, entre les deux Europe.

Pour revenir à l'histoire, il est évident que si les camps de la mort se trouvaient physiquement en Pologne, ils n'étaient pas polonais mais nazis. L'expression malencontreuse utilisée par le président Obama lui-même - il s'en est immédiatement excusé après - de "camp de la mort polonais" est tout simplement une grossière contre-vérité.

"Le pays a trop souffert pour accepter de se retrouver, ne serait-ce qu'à la marge, dans le camp des coupables, alors qu'il fut une triple victime : de l'Allemagne nazie, de la Russie soviétique, puis du joug communiste".

Pourtant, il est aussi évident que "des" Polonais ont contribué à la persécution et à l'extermination des juifs. Dans son livre "Voisins", l'historien américain d'origine polonaise Jan Gross décrit le massacre de centaines de juifs par leurs concitoyens polonais dans la ville de Jedwabne en 1941. Plus récemment, l'historien réputé Jan Gabrowsky, dans son livre "La Chasse aux juifs", va jusqu'à affirmer que près de 250.000 juifs ont été livrés aux Allemands, victimes directes de dénonciations et de chasses à l'homme.

Toutes proportions gardées et de manière beaucoup plus exacerbée, le débat qui agite la Pologne n'est pas sans rappeler celui qui agita et agite certains milieux en France aujourd'hui encore. Notre pays devait-il demander pardon à ses concitoyens juifs pour la rafle du Vél'd'Hiv en 1942 ? Pour le général de Gaulle et François Mitterrand, "Vichy n'était pas la France". Jacques Chirac et François Hollande, puis Emmanuel Macron, adoptèrent un point de vue inverse - qui semble à l'auteur de ces lignes historiquement et humainement plus juste.

En Pologne, il s'agit aujourd'hui de criminaliser toute "déviance" en matière de pensée. Le pays a trop souffert pour accepter de se retrouver, ne serait-ce qu'à la marge, dans le camp des coupables, alors qu'il fut une triple victime : de l'Allemagne nazie, de la Russie soviétique, puis du joug communiste. Selon le nouveau pouvoir polonais, l'unité et la grandeur de la nation ne permettent pas d'introduire des zones grises dans un récit mobilisateur de refondation historique. Certes, il y a eu 3 millions de juifs tués en Pologne, mais il y a eu aussi trois millions de "pures" victimes polonaises.

"La Pologne et la Hongrie ne sont-elles pas en train de devenir plus proches sur l'essentiel de la Russie que de la France ou l'Allemagne ?"

Au lendemain de la chute du communisme, la priorité de la Pologne nouvelle était de se rapprocher de l'Europe et de ses valeurs. Varsovie était plus prêt qu'aujourd'hui à confronter les faces noires ou simplement grises de son histoire et ainsi à les transcender. N'était-ce pas le prix à payer pour "revenir en Europe" et pour devenir un membre à part entière d'un club fondé sur la réconciliation et les valeurs démocratiques ?

Aujourd'hui, à l'ouest de l'Europe, les populistes au pouvoir, comme en Autriche, restent l'exception. En Europe centrale et orientale, après la réélection de Milos Zeman à la présidence de la République tchèque, le populisme est en train de devenir la norme et la démocratie libérale, "classique", presque l'exception. La Pologne et la Hongrie ne sont-elles pas en train de devenir plus proches sur l'essentiel de la Russie que de la France ou l'Allemagne ? Si cette évolution se confirme, le jour viendra peut-être où les Polonais et les Hongrois devront choisir entre l'est et l'ouest de l'Europe. A moins, bien sûr, que l'Ouest ne rejoigne l'Est dans sa dérive populiste.

Hier encore, le débat sur les valeurs en Europe ne se posait que par rapport à la Russie. Entre la valeur de la géographie et la géographie des valeurs, le choix semblait clair. Moscou était plus proche de Paris en distance kilométrique, mais Paris était plus proche de Washington sur le plan des valeurs. Cette question des valeurs menace désormais l'unité de l'Europe. Que faire avec des pays qui continuent d'accepter notre aide, mais rejettent avec véhémence et parfois provocation nos principes ? Nous devons certes faire preuve de compréhension à l'égard de cette partie de l'Europe qui n'a pas la même culture politique que la nôtre et qui, de ce fait, a plus de mal à appliquer des principes démocratiques qui n'ont pas été enracinés dans sa culture de par son histoire et sa géographie.

"Un jour viendra où "nous" serons amenés à leur dire à notre tour : [...] Ne vous précipitez pas pour reconstruire des murs que vous avez eu tant de mal à abattre."

Les notions d'équilibre du pouvoir et d'Etat de droit au sens de Montesquieu sont au moins intuitivement comprises, même par l'actuel président des Etats-Unis. Donald Trump sait qu'il doit respecter le pouvoir des juges et qu'il n'est pas tout-puissant face au Congrès. En 2018, avec une majorité populiste au pouvoir, la Pologne ne semble plus connaître de limites, allant jusqu'à dénoncer, pour certains, Lech Walesa comme "traître à la nation".

Il n'y a pas si longtemps, l'Europe du Centre et celle de l'Est regardaient encore vers l'Europe de l'Ouest avec espoir et envie. Elles n'ont de cesse aujourd'hui de vouloir prendre leurs distances avec "nous" et de dénoncer nos faiblesses : notre "mollesse" sur la question des réfugiés, ou notre laxisme en matière de moeurs.

Un jour viendra où "nous" serons amenés à leur dire à notre tour : "Si vous nous trouvez vraiment si mous et décadents, allez voir ailleurs, du côté de Moscou. Vous pouvez, comme la Russie, refuser de confronter la complexité de votre histoire. Mais n'oubliez pas que, sur un plan stratégique, c'est toujours l'Ouest qui vous protège et l'Est qui vous menace. Ne vous précipitez pas pour reconstruire des murs que vous avez eu tant de mal à abattre."


Avec l'aimable autorisation des Echos(publié le 05/02/18).

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