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19/11/2020

"La lutte contre le terrorisme, c'est d'abord une lutte contre l'ignorance"

Trois questions à Bassma Kodmani

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 Bassma Kodmani
Senior Fellow

Organisation d’un Islam de France, intégration des jeunes issus de l’immigration, apprentissage de la langue arabe, séparatisme religieux, etc. L’actualité ne manque pas autour de ces sujets cruciaux pour la cohésion sociale de notre pays. Nous nous sommes entretenus avec Bassma Kodmani, chercheuse franco-syrienne, spécialiste du monde arabe.

En quoi l'apprentissage de la langue arabe à l'école est-il utile en France ?

Il y a en France plus de cinq millions et demi de Français d‘extraction arabe, entre ceux qui sont venus des différents pays arabes dans les années 50 et 60 et leurs descendants. C’est donc avant tout une demande de millions de jeunes français et de leurs parents. 

J’ai moi-même voulu apprendre l’arabe à mes enfants, persuadée que la maîtrise de leur langue d’origine les aiderait à trouver un équilibre harmonieux entre les composantes de leur identité mixte. J’ai eu bien du mal à trouver un professeur fiable, capable de leur enseigner la langue dissociée de tout contenu religieux. Proposer l’arabe à l’école comme seconde ou troisième langue au côté de l’espagnol, de l’allemand ou de l‘italien c’est s’assurer que cet enseignement est bien encadré et qu’il est dispensé par des professeurs formés en France. 

Certains voudraient que nous oubliions nos origines pour montrer notre attachement à la République. Il faut savoir que nous sommes d’autant plus attachés à ces valeurs que nos pays d’origine sont à la dérive. Plus la situation se détériore là-bas, plus la France nous apparaît comme un havre de solide liberté. 

Il y a en outre une raison économique évidente. La France a un commerce des plus lucratifs avec des pays arabes et les entreprises françaises savent que la connaissance de la langue de leurs interlocuteurs constitue un atout important dans la compétition pour ces marchés et la coopération qui s'ensuit. 

Proposer l’arabe à l’école comme seconde ou troisième langue au côté de l’espagnol, de l’allemand ou de l‘italien c’est s’assurer que cet enseignement est bien encadré et qu’il est dispensé par des professeurs formés en France.

Enfin, la lutte contre le terrorisme c’est d’abord une lutte contre l’ignorance. Ces paumés qui deviennent des djihadistes "de peur de n’être rien" selon la formule de Voltaire, ne savent rien de la civilisation dans laquelle est née et a prospéré la religion musulmane. Ils gobent des slogans creux sans disposer d’aucun bagage pour discerner l’aberrant du raisonnable. Apprendre l’arabe c’est aussi un moyen de résister à l’obscurantisme qui gangrène le Moyen-Orient et s’étend à l’Europe. 

Une identité est d’autant plus sereine qu’elle est assise sur une connaissance. C’est à mon sens l’arme la plus sûre pour immuniser les jeunes Français contre ce venin de l’absolu religieux. J’appelle cela la sécurité intellectuelle.

Comment le monde économique peut-il œuvrer à mieux intégrer les jeunes issus de l'immigration ?

Il y a bien des possibilités mais il faut reconnaître que cette discussion est actuellement polluée par la question sécuritaire. La communauté religieuse musulmane en France est travaillée par les obscurantistes du monde musulman, c’est indéniable et intolérable. Un besoin majeur s’impose, celui de renforcer les mesures de surveillance de tout ce qui pourrait menacer la sécurité des Français, se donner les moyens de combattre les idées radicales et neutraliser ceux qui les répandent et ceux qui les financent. Personne ne peut légitimement protester quand l’État voudra s’attaquer aux cellules cancéreuses de l’islam salafiste. 

Mais ces mesures vitales indispensables auront l’adhésion des Français musulmans et réussiront d’autant mieux qu’elles seront accompagnées d’un véritable programme d’intégration économique des jeunes issus de l’immigration. Un grand patron français, Claude Bébéar pour ne pas le nommer, avait lancé une belle initiative il y a plus de vingt ans qu’il avait baptisée "Charte de la diversité" : il proposait à l’État de mettre en place avec les entreprises qui le désireraient un accord destiné à l’embauche de jeunes chômeurs logeant dans les banlieues afin qu’ils puissent sortir de ce terrible désœuvrement qui leur répète à longueur de journée qu’ils n’ont aucune utilité dans cette société. Il y aura sûrement quelques échecs mais il y a fort à parier qu’un message collectif marquant du monde économique, assurant à ces jeunes qu’ils pourront contribuer à la richesse de ce pays, changera les esprits. Emmanuel Macron avait créé il y a deux ans les "emplois francs" qui vont également dans ce sens.

Si le monde des entreprises fait ce geste en écho à la générosité de l’État, ce seront les deux acteurs les plus puissants de la société qui affirmeront ensemble que tout cela doit changer et que, dorénavant, il en sera autrement. Le gouvernement réussira d’autant mieux le sécuritaire qu’il aura développé ce volet économique. Comme l’enseignement de l’arabe à l’école, cela fait partie du message positif à l’intention de ces jeunes et des musulmans de France. 

Sur quelles composantes de la société française est-il possible de s'appuyer afin de créer un Islam de France ? 

Un besoin majeur s’impose, celui de renforcer les mesures de surveillance de tout ce qui pourrait menacer la sécurité des Français, se donner les moyens de combattre les idées radicales et neutraliser ceux qui les répandent et ceux qui les financent. 

Des citoyens originaires des pays arabes mais naturalisés de longue date et parfaitement intégrés professionnellement et socialement se sont sentis très concernés lors de l’horrible assassinat du professeur Samuel Paty et du débat qui s’en est suivi. Ceux-là sont à mon avis les meilleurs alliés de la République dans cet effort. Ils font partie de ces deux mondes, sont financièrement indépendants des pays arabes mais connaissent leurs pratiques et leurs réseaux d’influence, ils ont la familiarité culturelle nécessaire sans être forcément pratiquants, ils connaissent la crise que vivent les sociétés arabes et savent que la façon la plus sûre de sauver les musulmans en France c’est en construisant un Islam de France. Ceux-là sont prêts aujourd’hui à contribuer à cet effort par divers moyens. Certes ils ne s’expriment pas collectivement car ils n’en ont pas ressenti le besoin jusque-là et l’on ne peut que s’en féliciter, mais les attaques récentes ont signalé un danger et suscité un débat parmi eux sur la nécessité de se mobiliser pour faire entendre une voix qui représente des millions de leurs concitoyens qui leur ressemblent. 

Il faut former des imams en France, qui soient solidaires de la laïcité, et faire adhérer les musulmans français au projet de créer un islam qui modernise par la réflexion les croyances religieuses de chacun et questionne franchement tous les aspects rétrogrades de la pensée et du discours musulmans. Certains imams de mosquées le disent avec courage et les Français ont besoin de les entendre plus souvent. Mais cela ne suffit pas, nous avons, là encore, besoin de l’aide de l’État pour que le contenu des programmes de formation des imams soient définis en France, dans nos universités.

Les musulmans de France haïssent l’islamisme radical car c’est lui qui a dévoyé et tué les révolutions largement laïques survenues en 2011 dans les pays arabes contre la dictature et pour la démocratie.

Il y a près de trente ans, il avait été question de créer une chaire universitaire d’islamologie pour promouvoir un islam de la raison. Le professeur Mohamed Arkoun, historien laïc de la pensée islamique mondialement respecté, devait l’occuper. L’Élysée à l’époque n’avait pas donné son accord et Arkoun, qui vivait et publiait tous ses travaux en France, a passé les 15 dernières années de sa vie à professer partout ailleurs dans le monde.

Tout laïc qu’il est, l’État ne peut s’interdire de gérer une question qui relève de l’ordre social et de la sécurité du pays. Il ne peut laisser s’étendre l’influence des États de la région et de groupes islamistes radicaux sur une partie de la société française sous couvert de liberté d’association, puis sévir épisodiquement quand éclate un drame. 

Dans son discours sur le séparatisme, Emmanuel Macron s’est emparé du sujet et sa démarche semblait en saisir toutes les complexités. Il ne faut pas qu’il nous laisse penser que son discours était à but électoral. La situation est trop grave. Après les attentats, ce dossier s’avère impératif afin d’assurer la permanence d’une société française vivable et digne. 

Il faut dire aux musulmans de France qu’ils sont ici chez eux en engageant un programme global et équilibré pour une intégration tranquille. Le sécuritaire à court terme, l’économique et l’éducatif à moyen terme, et enfin la construction d’un Islam de France qu’il faut engager avec empathie et sans complexes. 

Les musulmans de France haïssent l’islamisme radical car c’est lui qui a dévoyé et tué les révolutions largement laïques survenues en 2011 dans les pays arabes contre la dictature et pour la démocratie. Ils voudraient dissocier l'Islam en France des conflits de la région tant leurs sociétés d’origines sont infantilisées et méprisées par leurs dirigeants autant que par ceux qui prétendent les sauver grâce à leur dieu.

 

 

Copyright : FRANK PERRY / AFP

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