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11/06/2018

La faille qui sépare l'Amérique de ses alliés

La faille qui sépare l'Amérique de ses alliés
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

G7 au Canada, sommet avec Kim Jong-un à Singapour : Donald Trump a réussi l'exploit de se couper de ses alliés européens. 

Le parc national de Þingvellir, à 40 km au nord-est de Reykjavik, est le site historique le plus important d'Islande. C'est ici que les Vikings fondèrent le premier parlement démocratique en 930. C'est ici que fut proclamée l'indépendance de la République d'Islande le 17 juin 1944. C'est aussi une immense vallée d'effondrement, où se rencontrent et se séparent les plaques tectoniques nord-américaine et caucasienne. Aujourd'hui, des milliers de touristes arpentent les lieux et, parmi eux, une proportion toujours plus importante d'Asiatiques. Il est peu probable que les visiteurs chinois soient conscients de la dimension symbolique de ce qu'ils admirent.

La "faille" géologique spectaculaire qui sépare l'Amérique de l'Europe est devenue géopolitique. Elle accélère aujourd'hui le déclin de l'Occident dans le monde et le retour de la Chine au rang qui était le sien hier. A l'heure de Donald Trump et de ses provocations répétées, cette fracture géologique peut être considérée comme le cimetière des ambitions de l'Occident, la traduction physique de l'avertissement de Paul Valéry : "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles."

En l'espace de quelques jours, du sommet du G7 au Canada à sa rencontre historique avec Kim Jong-un à Singapour, Trump aura réussi l'exploit de se couper de ses alliés démocratiques et de se rapprocher, de manière très probablement illusoire, d'un des régimes les plus despotiques et imprévisibles de la planète.

Menace sur l'Otan

Pour comprendre ce qui se passe sous nos yeux toujours plus sidérés, il faut comprendre que la crise transatlantique à laquelle nous sommes confrontés aujourd'hui est d'une tout autre nature et d'une tout autre ampleur que les précédentes. Au début des années 1960, le général de Gaulle résistait à la vision de l'Alliance défendue par le président Kennedy, celle d'un toit commun soutenu par deux piliers, l'un américain, l'autre européen. Le départ de la France de l'organisation militaire intégrée de l'Alliance, en 1966, contribua davantage à isoler notre pays qu'à fragiliser le partenariat transatlantique.

En 2003, la France et l'Allemagne refusèrent - pour de bonnes raisons - de se joindre aux Etats-Unis, à la Grande-Bretagne et à de nombreux autres membres de l'Alliance dans une aventure militaire aux résultats pour le moins incertains en Irak. Aujourd'hui, l'Alliance atlantique ne fait plus face au comportement de membres réticents. Elle est menacée par la dérive de son pilier central. Le "berger" a-t-il pour ambition de noyer son "troupeau" et lui avec, après l'avoir protégé de manière globalement positive depuis plus de soixante-dix ans ?

Au fil des semaines, crise après crise, de la lutte contre le réchauffement climatique jusqu'au traité sur le nucléaire iranien, l'Amérique s'isole toujours davantage. Ce n'est plus "l'Amérique d'abord", comme on le disait encore hier, c'est "l'Amérique seule". Avec cette question centrale : les Etats-Unis sur le déclin peuvent-ils se passer d'alliés à l'heure de la montée en puissance de la Chine ?

L'Amérique seule au monde

Comment les autres membres de l'Alliance et, au-delà, les pays les plus prospères et démocratiques de la planète, comme le Japon, doivent-ils réagir face à ce qu'ils ne peuvent percevoir que comme une "trahison" pure et simple de leurs valeurs et de leurs principes ? Faudra-t-il faire sortir l'Amérique du G7 comme on le fit de la Russie du G8 en 2014 après son invasion de la Crimée ? Ne sommes-nous pas déjà dans la situation d'un G6 +1 ?

Que peut faire le monde démocratique face à une Amérique qui se comporte de manière unilatérale dans un monde devenu multipolaire ? L'Amérique de Clinton mettait en avant le multilatéralisme - même si elle ne le pratiquait pas toujours de manière rigoureuse - alors qu'elle était l'hyperpuissance au sein d'un monde unipolaire. De facto, l'Amérique de Trump ne semble plus croire qu'en la force et ce, paradoxalement, au moment où, de manière comparative, elle en a le moins, depuis 1945. Avec un soft power très diminué de son fait et un hard power toujours prédominant, mais qu'elle devra partager demain avec la Chine, l'Amérique a plus encore besoin d'alliés aujourd'hui qu'hier.

Dans un tel contexte, les membres de l'Alliance auxquels il convient de rajouter le seul participant du G7 non occidental, le Japon, se trouvent confrontés à un triple défi. Il convient d'abord de ne pas confondre le pouvoir à Washington avec l'ensemble de la société américaine. Une partie significative du Parti républicain - traditionnellement plus en faveur du libre-échange que ne l'est le camp démocrate - ne suit pas la Maison-Blanche dans sa dérive protectionniste. Ces républicains ont eu ce qu'ils souhaitaient, de considérables baisses d'impôts en leur faveur. La perspective d'une guerre commerciale avec le reste du monde leur fait peur. Autrement dit, il y a de la vie et de l'espoir "après Trump".

L'Italie vulnérable aux sirènes de Washington

A l'inverse, ne pas réagir à Donald Trump avec toute l'énergie et l'unité nécessaires - sous prétexte de ne pas briser les liens avec l'Amérique éternelle - serait contraire non seulement à nos valeurs, mais à nos intérêts. Enfin, il est indispensable de bien juger du rapport des forces existant entre les Etats-Unis et le reste des membres de l'Alliance.

L'Amérique possède encore deux atouts majeurs : sa supériorité militaire d'une part, le rôle toujours incontournable du dollar de l'autre. A ces cartes traditionnelles s'en ajoute une troisième désormais : sa capacité à mobiliser derrière elle les forces du populisme. Il existe au sein du G7 un membre particulièrement vulnérable aux sirènes de Washington, l'Italie. Elle devra choisir entre ses intérêts économiques et commerciaux, et ses sensibilités idéologiques actuelles.

L'Alliance est au bord de l'implosion au moment où les défis (internes et externes) auxquels elle doit faire face sont les plus grands. Il y a des failles qui laissent des traces prémonitoires.


Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 10/06).

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