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30/05/2023

La diplomatie de Ryad: entre ombre et lumière

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La diplomatie de Ryad: entre ombre et lumière
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Chaque semaine, Dominique Moïsi, conseiller géopolitique de l'Institut Montaigne, partage ses réflexions sur les grands enjeux politiques qui structurent l'actualité internationale. Ce lundi, il se penche sur l'activisme diplomatique de Riyad, qui joue un rôle majeur dans le changement d'attitude de la Ligue Arabe envers le régime de Bachar el Assad.

Le décor semble tout droit sorti d'un épisode de "Star Wars": volumes impressionnants, blancheur presque aveuglante rehaussée d'or. Nous ne sommes pas dans la tente d'un seigneur Jedi, mais à Djeddah en Arabie Saoudite, au dernier sommet de la Ligue Arabe. Deux invités de marque, l'un incarnant le Bien, l'autre le Mal, telles les deux portes de Janus, se disputent l'attention des médias : le Président Ukrainien Zelenski et le Président Syrien Assad. Tout se passe comme si la présence du premier visait à faire "oublier" celle du second, comme si Zelenski pouvait en quelque sorte servir de "paravent" à Assad.

Il n'en fut rien, bien sûr. La tribune fournie à Zelenski, en route pour le sommet du G7 à Hiroshima, était un cadeau appréciable à la cause de l'Ukraine, une marque aussi de la prise de confiance de l'Arabie Saoudite en elle-même. Ryad voulait ainsi faire entendre qu'elle ne dépendait de personne : pas plus des Russes, que des Américains, ni même des Chinois et encore moins sans doute des Français.

La page la plus sombre de l'histoire récente

L'inventivité, l'agilité diplomatique est une chose. Mais elle ne peut en aucun cas suffire à rendre acceptable, l'inacceptable : le retour d'un criminel impénitent au sein d'une famille, celle de la Ligue Arabe, qui aurait dû tout faire pour continuer à le tenir à distance. La réadmission de la Syrie d'Assad - après une suspension de douze années - envoie le pire des messages aux 300.000 morts et aux 12 millions de déplacés syriens, mais aussi aux partenaires dans le crime du régime Assad : l'Iran et la Russie.

La guerre civile en Syrie demeure sans doute jusqu'à ce jour comme la page la plus sombre de l'histoire récente du Moyen-Orient, sinon du monde tout court. Alors que la guerre fait rage en Ukraine et que les preuves des crimes de guerre, sinon des crimes contre l'humanité, commis par les forces russes s'accumulent, alors que le régime Iranien noie dans le sang toute forme de contestation, le message envoyé de Djedda par la Ligue Arabe, est le pire qui soit. Il peut se résumer en une phrase: "Dirigeants criminels de régimes autoritaires, soyez sans crainte, vous ne serez pas jugés pour les crimes que vous avez commis". L'ordre règne à Damas, mais à quel prix ? Tel Poutine à Marioupol, (sinon à Bakhmout), Assad règne en Syrie sur un tas de ruines.

Devoir d'intervention

En ce sens, la présence d'Assad à Djeddah vaut tous les acquittements et traduit comme une révolution copernicienne dans la géopolitique mondiale. Et ce en dépit des prises de position courageuses récemment prises par la Cour Pénale Internationale de La Haye à l'encontre de la Russie de Poutine.

Tout se passe en réalité comme s'il y avait des cycles émotionnels dans le monde. Dans les années 1990, avec les massacres dans l'Afrique des Grands Lacs, au Rwanda en 1994 et celui de Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine en 1995, le droit d'ingérence semble grandir jusqu'à se transformer en devoir d'intervention. Au lendemain du 11 septembre 2001, les guerres de l'Amérique et de certains de ses alliés en Afghanistan puis en Irak, peuvent apparaître comme le point culminant, et le début du retournement de cet enthousiasme interventionniste.

Le déshonneur et la guerre

Aujourd'hui, le balancier émotionnel semble s’être retourné. Et plus que jamais, d'autres comparaisons historiques s'imposent. À la fin des années 1930 en Espagne, l'ordre franquiste est apparu à beaucoup préférable au désordre républicain. La montée des fascismes n'allait-elle pas nous protéger de celle du communisme ? Ce calcul, irréaliste et immoral, allait bien sûr directement conduire à la seconde guerre mondiale. "Vous aurez le déshonneur d'abord, la guerre ensuite" déclarait Winston Churchill au lendemain de la conférence de Munich en 1938. La comparaison avec la Guerre d'Espagne est hélas plus que justifiée. Au XXIe siècle, les islamistes se sont substitués aux communistes, mais la logique demeure la même. Combien de fois n'ai-je pas entendu dire que "le régime d'Assad n'était certes pas idéal, mais que pour les Chrétiens d'Orient, il représentait un moindre mal".
Tous ceux qui considèrent aujourd'hui que l'attitude de la Ligue Arabe est réaliste, qu'il n'y a pas d'autre choix dans l'intérêt même du peuple syrien que d'aider Assad à reconstruire son pays meurtri, se trompent profondément. L'aide internationale ne fera que remplir les caisses du régime et renforcer ainsi ses dirigeants. Au-delà de la pauvreté, de la misère, de la faim, le principal problème auquel font face les Syriens, c'est le régime de Bachar al-Assad. Tant qu'il est en place - et ce toujours plus solidement grâce à la Russie, l'Iran et désormais, la Ligue Arabe - rien n'est et ne sera possible.

Comment peut-on sérieusement penser que les Syriens qui ont trouvé refuge en dehors de leur pays - tout simplement pour échapper à l'insécurité absolue - qu'ils se trouvent en Turquie, en Jordanie, au Liban ou ailleurs, puissent choisir d'y revenir de leur plein gré tant que le régime d'Assad est en place ?

Activisme diplomatique

La tribune fournie par Mohammed bin Salman Al Saud (M.B.S.) à Zelenski à Djeddah, les efforts louables de l'Arabie Saoudite pour parvenir à un cessez-le-feu durable au Soudan, sinon les petits pas faits par Ryad pour mettre fin à la guerre au Yémen, sont autant de preuves de l'agilité et de l'activisme diplomatique de l'Arabie Saoudite de M.B.S. Allant plus loin dans cette logique, il est clair que si l'État d'Israël faisait des pas significatifs en direction des Palestiniens - ce qui est l'inverse absolu de la politique menée par les dirigeants de la coalition en place à Jérusalem aujourd'hui - les Saoudiens se tiendraient aux portes des accords d'Abraham.

Mais Jérusalem ne peut en même temps dissuader Ryad de se rapprocher de Téhéran et "rester de marbre", sinon pire encore, sur la question palestinienne. De Palestine en Syrie, "l'Homme ne vit pas que de pain". La reconstruction de la Syrie grâce à l'aide de la communauté internationale est une chose, sa réintégration sans autre forme de procès dans le Moyen-Orient, sinon dans le monde, en est une autre. Il n'est tout simplement pas réaliste de faire preuve de trop de cynisme.

 

Avec l'aimable contribution des Échos, publié le 29/05/2023

 

Copyright Image : AFP

Des délégués assistent à la réunion préparatoire des ministres arabes des affaires étrangères en vue du 32e sommet de la Ligue Arabe à Djeddah, le 17 mai 2023.

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