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24/11/2023

Guerre et paix : le rôle du Forum de Paris

Guerre et paix : le rôle du Forum de Paris
 Justin Vaïsse
Auteur
Fondateur et directeur général du Forum de Paris sur la Paix

La sixième édition du Forum de Paris sur la Paix s’est tenue le 10 et 11 novembre au Palais Brongniart. Ce dialogue singulier, qui offre un espace neutre pour aborder les enjeux de la gouvernance mondiale sur le long terme, s’inscrit dans un contexte international particulièrement délétère. Quelles réponses peut-il apporter et en quoi témoigne-t-il de la voie diplomatique française ? Entretien avec son fondateur et directeur général, Justin Vaïsse.

En quoi le format du Forum de Paris sur la Paix est-il spécifique et à quelles attentes veut-il répondre ? Qui sont les porteurs de ce forum ?

Le Forum de Paris sur la Paix peut se comprendre par contraste et complémentarité avec l’ONU. Bien sûr, les Nations Unis restent centrales et la légitimité de cette instance ne saurait être remise en question. Néanmoins, il faut trouver des formes de conciliation nouvelles pour combler certains vides qu’une institution interétatique ne peut combler, notamment celui de la coopération entre acteurs non gouvernementaux. Tout ne se résume pas au jeu des États ! Le Forum répond à cet enjeu : il ouvre un espace d’échanges dans un format moins contentieux, moins chargé politiquement, et permet de défricher des sujets lourds d’enjeux au-delà du court terme douloureux des crises géopolitiques qui se succèdent. On peut prendre l’exemple des normes autour des expéditions lunaires, sujet lointain mais en fait très important. Une dizaine d’expéditions lunaires sont prévues dans les quinze prochaines années, or c'est un environnement qui n’est pas encore régulé et dont le Comité onusien pour l'utilisation pacifique de l'espace extra-atmosphérique ne traite pas. De même, on ne pourra pas résoudre toutes les questions liées à la santé globale si on ne s’y prend qu’entre États, à travers l’OMS : il faut associer des experts, des réseaux de scientifiques, des fondations, des laboratoires, des universitaires. 

Il faut aussi créer des espaces d’échange alternatifs pour parler plus librement des enjeux juridiques, géopolitiques, scientifiques… et regrouper tous les acteurs. Dans l’exemple de la Lune, nous avons réuni une ONG chilienne (le Chili a beau ne pas être une puissance spatiale, et encore moins une puissance lunaire, elle pourrait l’être à un horizon plus éloigné), un scientifique français, un représentant de la Lunar Policy Platform, un industriel… Autant d’acteurs qui apportent leur vision singulière et permettent de prendre en compte une multitude d’intérêts. La discussion ne débouche pas immédiatement sur des résultats : il serait pour autant réducteur de ne pas voir que ces discussions plus informelles sont toujours les conditions indispensables à l’émergence de résultats ultérieurs. Le Forum façonne les représentations et permet de constituer des sortes de pré-normes, il crée un environnement favorable qui est un facilitateur très riche. Nous nous attelons à le construire d’abord autour de quatre domaines stratégiques que nous suivons tout au long de l’année : l’espace, la santé globale, l’environnement et le numérique.

La raison d’être du Forum est de rééquilibrer les rapports entre le Nord et le Sud. Les divergences institutionnelles et politiques sont considérables.

Enfin, la raison d’être du Forum est de rééquilibrer les rapports entre le Nord et le Sud. Les divergences institutionnelles et politiques sont considérables,sur le Covid, les conséquences de la guerre en Ukraine en matière de souveraineté alimentaire ou le prix de l’énergie, les taux d’intérêt et la question de la dette, etc.Par nos projets et notre fonctionnement, nous allons vers cet objectif. Le Forum de Paris sur la Paix s’attache à avoir un comité exécutif qui soit à parité entre membres du Nord et membres du Sud - c’est très important pour intégrer d’autres points de vue légitimes, et longtemps ignorés, sur les affaires du monde.

Quels ont été ses temps forts ?

Le moment le plus émouvant est lorsque l’on révèle, pendant la cérémonie de clôture, les dix lauréats parmi les 60 excellents projets présentés dans la nef du Palais Brongniart cette année, sur les plus de 400 du monde entier qui avaient candidaté à l’appel à solutions au printemps. Ces dix projets-là (ils traitent localement ou régionalement de sujets comme la désinformation, le soutien aux réfugiés, l’évaluation de l’IA, la préservation de la biodiversité, etc.) bénéficient d’un programme de mentorat et de soutien mis en place par le Forum pendant toute une année. Comme c’est la 6e année, cela fait 60 projets lauréats qu’on aura accompagnés depuis 2018, sur plus de 500 qui sont venus s’exposer au Forum au total. Ces projets nous donnent un ancrage de terrain et un impact immédiat qui complète notre action politique.

Car l’autre type de temps fort au Forum, c’est le lancement ou le suivi des initiatives politiques et des coalitions qui nous permettent d’agir sur les grands problèmes de gouvernance, par exemple la préservation de l’environnement spatial (initiative Net Zero Space), la cybersécurité ou la défense des intérêts collectifs dans l’extraction des minéraux critiques. Cette année, nous avons notamment lancé une initiative avec de nombreux acteurs publics et privés du Nord comme du Sud sur les modèles d’agriculture en Afrique, pour tenter de réconcilier la nécessaire hausse de la production et la préservation de l’environnement. 

Et chaque année nous avons une session plus solennelle, qui réunit surtout des chefs d’État de gouvernement ou d’organisation internationale autour du Président de la République, comme cette année avec Mia Mottley, la Première ministre de la Barbade et porte-parole des États du Sud, Charles Michel, le président du Conseil européen, Kristalina Georgieva, la directrice du FMI, ou encore Macky Sall, le président du Sénégal, qui a été chargé d’une mission de suivi du Pacte de Paris pour les Peuples et la Planète, l’agenda de réforme du système financier international lancé en juin et dont cette session faisait le suivi. On a pu constater des progrès (par exemple sur le montant des prêts de la Banque mondiale ou la conversion des DTS pour les pays pauvres à hauteur de plus de 100 milliards d’euros), et lancer des chantiers nouveaux (sur la fiscalité internationale, l’élimination des financements du charbon, etc.).

L’autre type de temps fort au Forum, c’est le lancement ou le suivi des initiatives politiques et des coalitions qui nous permettent d’agir sur les grands problèmes de gouvernance.

Enfin, nous savons aussi ménager des moments tout aussi politiques mais moins technocratiques et plus émouvants. On a ainsi pu entendre la voix d’Oleksandra Matviichuk, avocate des droits de l’Homme et prix Nobel de la paix ukrainienne en 2022, qui rassemble les preuves des crimes de guerre russes. Ce fut un moment de gravité, d’émotions, un de ceux qui donnent du sens à tout notre travail et rappelle aux politiques internationales leur raison d’être. 

Les intervenants du Forum de Paris sur la Paix provenaient d’horizons très divers : entreprises, ONG, États, artistes. En quoi ce dialogue est-il utile ?

On fait de la politique globale, au sens plein du terme. Notre objectif est que le Forum soit le plus accessible possible pour les citoyens, qu’ils soient européens ou du reste du monde, et notamment du Sud global. Et nous abordons en effet des questions dont l’échelle est globale, car elles dépassent les frontières, et qui semblent donc un peu inaccessibles, mais qui sont par ailleurs très locales dans leurs effets souvent dramatiques (le Covid qui tue un proche, une cyberattaque contre un hôpital qui doit fermer son service d’urgence…). Le Forum offre donc une occasion au citoyen de retrouver une capacité d’action politique, de se coordonner avec d’autres citoyens et d’autres types d’acteurs (fondations, organisations internationales, entreprises etc.) pour résoudre les problèmes qui affectent leur vie.

Quels sont les principaux enjeux de la gouvernance mondiale ? 

Une gouvernance mondiale efficace et inclusive est attendue sur les sujets d’environnement et de développement (qui recouvrent par exemple le suivi d’initiatives comme la Commission sur le dépassement climatique, la "Climate Overshoot Commission", qui a rendu ses conclusions en septembre, ou encore la question des minéraux critiques ou de l’agriculture en Afrique) et sur les sujets technologiques et numériques, d’autant plus cruciaux que le rythme de l’innovation s’accélère et que cela ira croissant quand les capacités de l’ordinateur quantique seront couplées à celles de l’intelligence artificielle.

Or, la concertation sur ces sujets se réduit comme peau de chagrin, on dispose de moins d’attention médiatique, de moins de visibilité et de moins de capital politique car toutes les énergies sont accaparées par les crises immédiates comme Gaza et l’Ukraine. Cette mobilisation est légitime bien sûr, mais il faut être capable de traiter à la fois le long et le court terme. 

En quoi la France est-elle légitime pour porter cette initiative ?

Pourquoi Paris ? C’est une capitale politique, intellectuelle, multilatérale, l’une des capitales au monde où l’on trouve le plus grand nombre d'ambassades... 

Rappelons que c’est le Forum de Paris sur la Paix, pas le Forum français sur la Paix. Les autorités françaises sont certes largement mobilisées autour de ce projet mais ce n’est pas une initiative gouvernementale. Pourquoi Paris ? C’est une capitale politique, intellectuelle, multilatérale (où un grand nombre d’institutions internationales ont leur siège comme l’OCDE, l’UNESCO, la CCI, l’OIF, etc.), l’une des capitales au monde où l’on trouve le plus grand nombre d'ambassades... De plus, la France essaie de parler à tout le monde sans avoir de parti pris trop polarisé dans les conflits du monde. Cela en fait un excellent pays hôte. 

Le Forum a dû, l’année dernière et plus encore cette année, prendre en compte les chocs géopolitiques, ce qui n’était pas son ADN de départ. Comment expliquer cette inflexion et quelle est son incidence sur le déroulé du Forum ? 

Il serait difficile qu’un forum sur la paix ignore les conflits chauds et les crises ouvertes du globe, quand bien même il essaie de construire une gouvernance de long terme, quand bien même les outils du forum ne sont pas conçus pour résoudre les crises… Mais il est vrai que nous construisons plutôt la paix de demain en essayant de rendre le monde un peu plus coordonné, mieux organisé face aux défis globaux, et plus solidaire.

De plus, le cadre du Forum offre un environnement précieux, plus ou moins informel, pour traiter des actualités brûlantes. Le Quai d’Orsay a ainsi profité du cadre du Forum et de la présence de nombreux décideurs pour organiser une conférence humanitaire sur Gaza et mettre à profit les synergies en place. De plus, même sans résultat immédiat, de nombreuses rencontres sont organisées en toute discrétion, et cette confidentialité est précieuse pour obtenir la confiance et des résultats. De façon plus visible, le président Zelensky s’est aussi exprimé, par vidéo, sur son plan de paix global (pas seulement concernant le monde occidental mais intégrant aussi les pays du Sud). 

Le thème du forum était : "construire ensemble dans un monde de rivalités", notamment dans le contexte de la rivalité Chine-États-Unis. En quoi cette rivalité affecte-t-elle la gouvernance mondiale et comment en atténuer les risques ?

Les tensions géopolitiques ralentissent ou rendent impossibles des discussions indispensables. La gouvernance mondiale est l'affaire de tous : on a besoin de la Chine, qui est le 1er émetteur de CO2, le deuxième pays le plus peuplé du monde, le premier partenaire commercial de nombreux pays dans le monde pour affronter les urgences planétaires. Quand, suite à l’incident diplomatique du "ballon espion" chinois, survenu en février 2023, John Kerry n’a pas pu parler pendant deux mois à son homologue Xie Zhenhua, cela a pris en otage le monde entier. On ne peut pas avancer sur le climat si les États-Unis et la Chine ne dialoguent pas entre eux. 

Les tensions géopolitiques ralentissent ou rendent impossibles des discussions indispensables. La gouvernance mondiale est l'affaire de tous : on a besoin de la Chine.

Comment définiriez-vous les résultats atteints cette année par le Forum ? 

Multiplier les discussions, même sans déboucher sur des résultats immédiats, donne forme aux négociations de demain. Nous aboutissons également à des initiatives plus concrètes aux résultats tangibles, comme la task force sur la taxation internationale, dirigée par Laurence Tubiana sous une supervision France-Kenya (qui avait été annoncée en juin). On espère ainsi arriver à des décisions sur la taxation internationale des transactions financières, une taxation du secteur maritime, des billets d’avion… Le forum œuvre aussi à assécher les financements privés vers les centrales à charbon, en préparant une session qui se tiendra à la COP, sachant que le travail sur les subventions publiques a déjà été mené. 

Quel est l’avenir du forum, les autres initiatives ou autres perspectives ouvertes pour l’année prochaine ?

Le Forum serait presque victime de son succès : de plus en plus de personnes veulent y participer, au point qu’on a dû passer à un système sur invitations (et non plus un système entièrement ouvert comme autrefois). Un phénomène de forum "off" se lit aussi, avec de multiples événements qui choisissent de se tenir à Paris à ce moment, même s’il faut veiller à la cohérence entre la ligne officielle du Forum et les initiatives spontanées, on voit bien combien la dynamique de l’effet de réseau est fructueuse. 

En 2024, la France sera au cœur de l’actualité [avec] les JO de juillet, le 80e anniversaire du Débarquement de Normandie, le sommet sur la Francophonie …

La prochaine édition sera pleine de défis : en 2024, la France sera au cœur de l’actualité mais avec une mise en concurrence de tous les grands rendez-vous que sont les JO de juillet, le 80e anniversaire du Débarquement de Normandie, le sommet sur la Francophonie… Face à ces synergies utiles mais en même temps, au risque d’une saturation médiatique et calendaire, je suis confiant : le Forum saura trouver sa place pour remplir sa mission d’intérêt général. 

propos recueillis par Hortense Miginiac

Copyright image : MIGUEL MEDINA / AFP

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