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01/02/2021

En Russie, un vent de fronde anti-Poutine s'est levé

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En Russie, un vent de fronde anti-Poutine s'est levé
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Les manifestations récentes anti-Poutine pour protester contre la mise en prison de son opposant Alexeï Navalny ont pris une ampleur inédite. Le régime russe est confronté pour la première fois en un peu plus de vingt ans, à une vraie menace estime Dominique Moïsi. Les États-Unis et l'Europe doivent en profiter, en prenant garde de ne pas pas réveiller les vieux réflexes nationaliste à la soviétique.

"Cette fois c'est différent". C'était le titre d'un livre consacré à la crise financière et économique de 2007/2008. En 2021, la formule s'applique-t-elle à la situation que connaît la Russie?

Il convient de se garder de deux interprétations extrêmes. Selon la première, les manifestations anti-Poutine et en faveur de la libération de Navalny ne sont que "beaucoup de bruit pour rien". Les "preuves filmées" de la corruption du régime ne sauraient ni surprendre, ni choquer une population russe qui dans son immense majorité est devenue toujours plus cynique. Être au pouvoir, c'est s'enrichir. Et plus le pouvoir est absolu, plus l'enrichissement est grand. Poutine garantit la stabilité. Navalny n'est qu'un "agent de l'étranger". Si Loukachenko a pu se maintenir au pouvoir en Biélorussie, il est évident que Poutine fera de même en Russie.

Les premiers véritables craquements du pouvoir

Selon une seconde interprétation, les manifestations qui ont lieu, c'est un fait nouveau, dans plus de cent dix villes, de Moscou à Vladivostok, marquent les premiers véritables craquements du pouvoir. 

Selon une seconde interprétation, les manifestations qui ont lieu, c'est un fait nouveau, dans plus de cent dix villes, de Moscou à Vladivostok, marquent les premiers véritables craquements du pouvoir.

Elles sont le début du commencement de la fin pour Poutine. Mais même si l'on ne va pas (pas encore ?) jusque là, il existe une réalité politique nouvelle. Elle tient à la rencontre dans le temps entre trois facteurs : la personnalité de Navalny, l'élection de Biden, et le Covid-19. Pour la première fois l'opposition à Poutine s'incarne dans un homme qui a fait la démonstration de son courage, et que le régime - sa tentative d'assassinat en est la preuve - prend au sérieux. Navalny est plus grand, plus jeune, plus séduisant et charismatique que Poutine.

En le maintenant en prison, le régime ferait de Navalny une version contemporaine d'Andreï Sakharov, le physicien nucléaire, avocat des droits de l'Homme : et prix Nobel de la Paix en 1975 (par le hasard du calendrier, je me trouvais présent à Moscou lors de ses funérailles en décembre 1989. Le régime n'avait alors, plus que quelques années de vie devant lui.)

Biden un adversaire plus redoutable

Au-delà de l'émergence de Navalny, l'élection de Joe Biden n'est pas une bonne nouvelle pour Moscou. Contrairement à son prédécesseur, Biden prend les droits de l'Homme et la démocratie au sérieux, plaçant ainsi la Russie de Poutine (et la Chine de Xi Jinping) sur la défensive. Au moment où Navalny fait paraître Poutine plus "vieux", Biden le fait paraître plus caricatural, sinon "démodé" dans son mode de gestion du pouvoir. Washington à l'heure de Biden est sans doute un partenaire plus fiable et responsable pour signer des traités de contrôle des armements. Mais c'est aussi un adversaire plus redoutable parce que plus professionnel et plus respectable.

Enfin il y a le Covid. Les périodes de pandémie accentuent les inégalités et rendent moins supportables les injustices. À l'heure où les plus pauvres sont les plus affectés, le spectacle de la richesse étalée dans ce qu'elle peut avoir de plus démesurée, nourrit une colère qui peut mener à la révolte. La vidéo sur le "palais de Poutine" au bord de la mer Noire est devenue virale sur le net et a été vue plus de cent millions de fois. Il est clair, qu'en termes juridiques et légaux, la propriété n'appartient pas au maître de toutes les Russies.

Au moment où Navalny fait paraître Poutine plus "vieux", Biden le fait paraître plus caricatural, sinon "démodé" dans son mode de gestion du pouvoir.

Il ne fait guère de doute non plus, qu'elle a été bâtie pour son seul usage. Chef d'œuvre de démesure et de mauvais goût, "le palais de Poutine" ferait presque paraître la propriété de Trump en Floride à Mar-a-Lago, comme une modeste cabane de pêcheur !

Certes la Russie de Poutine en 2021, n'est pas la France de Juillet 1789 ou de Juillet 1830. Pas plus qu'elle n'est la Roumanie des Ceausescu en 1989.

Une situation complexe et fluctuante

Et pourtant…Le régime russe est confronté pour la première fois en un peu plus de vingt ans, à une vraie menace. L'érosion du pouvoir s'applique aux régimes despotiques aussi bien qu'aux systèmes démocratiques.

Face à une situation complexe et fluctuante, l'Europe et les États-Unis se doivent de définir une position commune vis-à-vis de Moscou. 

Face à une situation complexe et fluctuante, l'Europe et les États-Unis se doivent de définir une position commune vis-à-vis de Moscou.

Celle-ci doit se garder de deux écueils. Le premier serait de renforcer la perception en Russie que Navalny n'est que l'agent de l'étranger. Le régime en place est passé maître dans son utilisation de la carte nationaliste. Une carte qui lui a permis à plusieurs reprises de masquer ses erreurs et ses dérives. Le second écueil, plus grave encore, serait de se voiler la face, et de faire comme s'il ne se passait rien. Surtout pas de vagues : ce sont les affaires intérieures de la Russie.

Fidèle à la pratique soviétique d'hier

Poutine après avoir multiplié les provocations à l'encontre des États-Unis et de l'Europe, après avoir disserté sur l'obsolescence des systèmes démocratiques - et tout cela quand il se sentait en position de force - entend désormais impressionner le nouveau président américain et les dirigeants européens par le spectacle de sa bonne volonté diplomatique sur quasiment tous les sujets. Avec un avertissement implicite : il serait dommage que vous passiez à coté d'une telle opportunité de rapprochement et d'accords en vous préoccupant du sort de Navalny et de la démocratie en Russie. Fidèle à la pratique soviétique d'hier, Poutine considère qu'il peut tout faire pour intervenir dans nos processus électoraux, mais que la réciproque n'est pas acceptable.

Pourtant Poutine et la corruption "abracadabrantesque", qui est le moteur et l'essence de son régime, ne sont pas qu'un problème pour la Russie, mais pour le monde dans son ensemble. Et en particulier pour tous ceux, qui d'une manière ou d'une autre, se résignent à faire systématiquement le grand écart entre leurs valeurs et leurs intérêts.

"Un vent de fronde, s'est levé ce matin. Il gronde, il gronde contre le Mazarin". C'est par ces vers que s'ouvrait le deuxième volume des Trois Mousquetaires, d'Alexandre Dumas : Vingt Ans après. En Russie aussi "un vent de fronde s'est levé". La fronde n'est pas la révolution, mais elle peut y mener. Surtout lorsque les sentiments d'injustice et de colère finissent par l'emporter sur la peur.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 31/01/2021).

Copyright : Olga MALTSEVA / AFP

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