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18/12/2017

Du Brexit au "Bregrets"

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Du Brexit au
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Les négociations et débats complexes, voire confus, sur le Brexit montrent qu'il sera impossible de trouver une issue satisfaisante. La situation est révélatrice d'un des dilemmes majeurs auxquels nos démocraties sont confrontées : que faire quand un pays est profondément divisé sur une question essentielle ?

"Je ne me déplace plus sans mon passeport irlandais : on ne sait jamais." Mon ami britannique est très heureux de sa double nationalité. Depuis le succès du Brexit au référendum de juin 2016, il arbore avec fierté la preuve de son autre identité, qu'il brandit en toute occasion comme une forme d'assurance contre l'irrationalité. La lyre qui figure sur son passeport irlandais lui donne une deuxième chance, celle de rester européen à part entière.Si les choses tournent mal à Londres, il pourra toujours se "réfugier" à Dublin.

Depuis une semaine et l'aboutissement d'un accord "très" préliminaire entre la Grande-Bretagne et l'Union, mon ami anglo-irlandais ne sait plus que penser. D'un côté, il éprouverait presque un sentiment de résignation face à l'inévitabilité d'un divorce qui semble bien engagé. De l'autre, il veut croire que rien n'est joué encore, car rien n'est réglé tant que tout n'est pas réglé. La question de la frontière physique entre l'Irlande du Nord et l'Irlande, c'est-à-dire entre la Grande-Bretagne et l'Union, demeure complexe. Elle risque de se révéler l'équivalent en ce début de XXIe siècle de ce qu'était, pour les diplomates européens de la deuxième moitié du XIXe, la question du Schleswig-Holstein.

La peur du "soft Brexit"

Mon ami est clairement partagé entre l'espoir et la peur. L'espoir que la menace du chaos, qui, comme une épée de Damoclès, pèse toujours sur l'issue de la négociation, forcera les Britanniques à reconsidérer leur choix. "John Bull", l'archétype du Britannique moyen, a cédé à l'émotion en juin 2016, mais son réalisme finira par prendre le dessus. Un deuxième référendum ne peut-il pas, de la manière la plus démocratique qui soit, renverser les résultats du premier ? Bien sûr, cela ferait un peu désordre. Mais la Grande-Bretagne a, dans le théâtre de Shakespeare, des pièces qui couvrent toutes les circonstances de la vie. Et, dans le cas d'espèce, "Beaucoup de bruit pour rien" ("Much Ado About Nothing") est de loin préférable au chaos, qui - très lentement il est vrai - gagnera inévitablement du terrain.

Au-delà de l'"espoir du chaos" il y a, chez mon interlocuteur, la peur plus terre à terre d'un "soft Brexit", qui placerait la Grande-Bretagne, dans son rapport à l'Europe, dans la situation qui était celle de la France dans son rapport à l'Otan, après que notre pays eut quitté l'organisation militaire intégrée de l'Alliance. Nous demeurions soumis aux mêmes contraintes, sans avoir un droit de regard sur la prise de décision. On s'acheminerait ainsi vers un compromis qui serait un moindre mal économique et financier, mais qui, politiquement, serait frustrant tout autant pour les partisans du Brexit que pour le camp du Remain.

Si la Grande-Bretagne reste "un peu" dans l'Union après avoir choisi de s'en retirer pour des raisons avant tout d'identité et de souveraineté, la croyance en la démocratie et son système s'en trouverait profondément affectée : "On exprime sa préférence et on se retrouve entre deux chaises. D'un côté, on paie des sommes astronomiques pour se retirer. De l'autre, on ne retrouve pas une souveraineté pleine et entière, au nom des petits accords entre amis, qui visent à protéger les intérêts des privilégiés du système."

Flottement extrême

Le débat sur le Brexit, dans son extrême complexité, sinon confusion, est révélateur d'un des dilemmes majeurs auxquels nos démocraties se trouvent confrontées. Que faire quand un pays est profondément divisé sur une question essentielle, sinon sur l'essentiel ? Les systèmes autoritaires ne sont pas confrontés à cette problématique, ou plutôt ils ont une réponse toute trouvée. Le sommet décide sans consulter la base. Le peuple n'a qu'à suivre. Vous voulez détruire les quartiers anciens de votre capitale, construire une autre capitale ailleurs, qu'à cela ne tienne, le peuple se pliera à votre volonté. La contrepartie de cette "simplicité" est bien sûr le risque toujours présent de révolutions violentes pour changer les tout-puissants du système.

En Grande-Bretagne, une faible majorité de Britanniques s'est prononcée en faveur du Brexit, plongeant le pays dans un état de flottement extrême. Ce flottement perdure et perdurera quel que soit le succès des négociations en cours. Aujourd'hui encore, en décembre 2017, selon une étude publiée par la plate-forme de données YouGov , 42 % des répondants continuent de penser qu'ils ont eu raison de voter en faveur du Brexit. 11 % pensent que le gouvernement devrait chercher un Brexit plus "soft", 18 % sont en faveur d'un nouveau référendum et 16 % veulent tout simplement abandonner le Brexit, faire comme s'il n'avait jamais eu lieu.

Le moins mauvais compromis

Ces divisions se retrouvent au sein de la classe politique, du législatif à l'exécutif. Aucun compromis, quel que puisse être le talent des négociateurs de part et d'autre, ne parviendra à réconcilier les partisans et les opposants du Brexit. Il ne s'agit plus de trouver une bonne solution, mais le moins mauvais des compromis possibles, celui qui donne aux Brexiters le sentiment que leur vote a été respecté et aux partisans du Remain la conviction que le pire a été évité.

Pour le moment, la Grande-Bretagne semble s'être résignée à considérer que les demandes européennes ne sont pas si irrationnelles que cela. Elle paiera donc. En contrepartie, elle obtiendra un délai supplémentaire de deux ans, le minimum nécessaire pour parvenir à "détricoter" la multitude des liens tissés depuis plus de quarante ans entre la Grande-Bretagne et l'Union.

Autrement dit, le parti des "Bregretters", pour utiliser un mot-valise qui commence à se répandre en Grande-Bretagne, c'est-à-dire le parti de ceux qui regrettent le Brexit, n'existe pas encore et n'a pas réussi à s'unir derrière une personnalité politique. Tony Blair a bien essayé, mais son image demeure trop négative. Bref, rien n'est clair, sinon le fait que le plus difficile et le plus chaotique reste à venir. Une mauvaise nouvelle pour la Grande-Bretagne, l'Europe et, plus globalement, le camp de la démocratie.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos(publié le 15 décembre)

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