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31/10/2018

Départ annoncé d'Angela Merkel : et maintenant ?

Entretien avec Edouard Husson

Départ annoncé d'Angela Merkel : et maintenant ?
 Edouard Husson
Professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes

Angela Merkel a annoncé ce lundi 29 octobre qu’elle quittera la présidence de la CDU en décembre et qu’elle ne briguera pas un nouveau mandat en 2021. Edouard Husson, professeur d’histoire et spécialiste de l’Allemagne, analyse pour nous la situation politique outre-Rhin et les conséquences de la décision prise par la Chancelière.

La décision d'Angela Merkel de quitter la présidence de la CDU et de ne pas briguer un nouveau mandat ouvre-t-elle une nouvelle ère politique en Allemagne ? Peut-on s'attendre à une reconfiguration en profondeur du paysage politique allemand ?

L’Allemagne est plongée dans une profonde crise politique déclenchée par la décision très mal cadrée de la Chancelière d’accueillir un million de réfugiés en septembre 2015, sans concertation préalable ni avec son partenaire de coalition, ni avec les Länder, ni avec les partenaires européens. Au plus tard fin 2016, Angela Merkel était en fin de course. En voulant faire le "mandat de trop", elle a déclenché une profonde crise politique. Son départ programmé pourrait être le début d’une solution.

Il a fallu, phénomène inédit dans l’histoire de l’Allemagne, six mois pour que Madame Merkel arrive à constituer une majorité

Les élections au Bundestag de septembre 2017 n’ont pas désigné de véritables vainqueurs : la chancelière les a perdues, sans qu’il y ait de parti ou de personnalité capable d’imposer un leadership de remplacement. Il a fallu, phénomène inédit dans l’histoire de l’Allemagne, six mois pour que Madame Merkel arrive à constituer une majorité – d’ailleurs une simple reconduction de la Grande Coalition, la combinaison, précisément, qui avait été rejetée par les électeurs.

Depuis le printemps 2018, nous assistons à une lente agonie politique de la Chancelière. Elle ne peut faire avancer aucun dossier majeur et l’accord de coalition est si fragile que chaque dossier devient l’objet de négociations sans fin. Les maladresses deviennent immédiatement des faux-pas.

Les deux partis de la Grande Coalition représentaient 53 %, combinés, aux élections de septembre 2017 (33 % pour la CDU/CSU et 20 % pour le SPD) ; on est tombés, aujourd’hui, selon les sondages, dix points plus bas (28 % pour la CDU/CSU et 15 % pour le SPD). Les élections régionales de Bavière et de Hesse ont constitué, de ce point de vue, des sondages grandeur nature, qui confirment qu’une nouvelle élection nationale serait aujourd’hui un désastre pour les deux partis qui ont longtemps été les piliers de la vie politique allemande (en Allemagne de l’Ouest, ils rassemblaient 90 % des suffrages en 1972, 80 % en 1982, et encore 70 % en 2005). La droite dure de l’AfD semble s’être durablement installée aux environs de 15 %, essentiellement aux dépens de la CDU ; tandis que les Verts connaissent des gains de voix spectaculaires (pour 80 % aux dépens du SPD et 20 % de la CDU/CSU). Le FDP (les Libéraux) s’est installé solidement à 10 % des suffrages, avec le plus solide socle d’électeurs fidélisés de son histoire (7 %).

Le paysage politique est donc durablement fragmenté et va le rester. Si Madame Merkel quittait la Chancellerie en même temps que la direction du parti, il est probable que Wolfgang Schäuble deviendrait chancelier pour la fin de la législature. Il aurait la faculté de limiter les à-coups de la lutte pour la succession ; les chrétiens-démocrates referaient assez vite leurs forces. Dans tous les cas, la Chancelière se fait des illusions : elle n’arrivera pas à se maintenir, comme elle le pense jusqu’en 2021. Si elle restait, les Verts continueraient à monter ainsi que les Libéraux et l’AfD.  Et le SPD stagnerait à 15 %. Mais en engageant la question de sa succession à la CDU, Angela Merkel a soulevé un couvercle qu’elle ne pourrait plus remettre en place, même si elle le voulait.

Le couple franco-allemand risque-t-il d'être en arrêt jusqu'en 2021 ? Quelle sera la politique européenne d'Angela Merkel jusqu'à la fin de son mandat ? Que peut-on espérer du prochain Chancelier sur les questions européennes ?

Madame Merkel laissera un souvenir mitigé du point de vue des relations franco-allemandes. Entre 2008 et 2012, c’est Nicolas Sarkozy qui a été à l’initiative de toutes les mesures prises par les deux pays pour combattre la crise. Durant le quinquennat de François Hollande, la résolution de la crise grecque a été laborieuse ; et, là encore, c’est le Président français qui a fait pencher la balance en faveur du maintien de la Grèce dans l’euro. Ne parlons pas de l’accueil massif des réfugiés, décidé sans aucune concertation avec le reste de l’UE, à commencer par le partenaire français. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, et surtout depuis le discours de la Sorbonne, on a attendu en vain une réponse de la Chancelière qui fût aux dimensions de la proposition. Bien entendu, la classe politique allemande est unanime – sauf un petit bout du SPD – pour refuser l’approfondissement de la zone euro. Mais on a souvent vu les Chanceliers aller contre la majorité au nom de l’Europe et des intérêts allemands. Angela Merkel, qui n’avait plus rien à perdre, n’a même pas essayé de sortir en beauté, par un plaidoyer européen. Non seulement elle ne fera plus rien mais elle laissera derrière elle une classe politique allemande qui ne bougera plus d’un iota sur la question de l’Europe monétaire.

Imaginons de nouvelles secousses de la zone euro, par exemple parties d’Italie, le maintien d’Angela Merkel à la Chancellerie enlève toute efficacité à la politique allemande : tout ce qu’elle proposera sera immédiatement contesté. Et si elle part, il n’y aurait pas de grandes différences entre Wolfgang Schäuble, infatigable gardien de la lettre des traités européens et un plus jeune chancelier, convaincu qu’en matière de rigueur budgétaire la France est "un pays du Sud" et qu’il serait imprudent de faire quelque concession que ce soit.

Que se passera-t-il à partir du moment où nos amis allemands ne voudront plus avancer ? C’est la grande inconnue.

Nous sommes devant un défi considérable. Les Français sont entrés dans l’euro sans que celui-ci ait toutes les caractéristiques d’une monnaie (qui doit être appuyée sur une union politique, prévoir mutualisation des dettes et des transferts financiers comme cela a été le cas de l’union monétaire RFA/RDA) mais en pensant qu’avec le temps l’Allemagne accepterait de passer d’un système unifié de banques centrales nationales à une monnaie vraiment européenne. Que se passera-t-il à partir du moment où nos amis allemands ne voudront plus avancer ? C’est la grande inconnue. Et, dans tous les cas, ce doit être une leçon pour l’avenir : on ne doit plus faire comme François Mitterrand et accepter de reporter à plus tard la négociation sur un gouvernement économique de la zone euro.Avec Berlin, tout doit être négocié tout de suite.

Plus généralement, après Angela Merkel il faudra complètement repenser la méthode franco-allemande. Le temps où tout se réglait entre Président et Chancelier est définitivement révolu. Le prochain Chancelier, qui sera vraisemblablement à la tête d’une coalition tripartite (par exemple CDU/Libéraux/Verts) aura inévitablement un mode de gouvernement beaucoup plus collégial qu’Angela Merkel. L’ère des grandes décisions franco-allemandes est finie. Il faudra que Président, ministres, parlementaires, élus régionaux français apprennent à se mouvoir dans les réseaux de pouvoir enchevêtrés d’une Allemagne beaucoup plus complexe qu’auparavant. Contre les mauvaises habitudes françaises, il nous faudra être vraiment présents à Bruxelles où fonctionnaires et parlementaires allemands exerceront un soft power de tous les instants.

Quel sera selon vous l'héritage d'Angela Merkel ? Quelles sont les décisions les plus emblématiques de sa vie politique, pour l'Allemagne et pour l'Europe ?

D’abord, l’héritage d’Angela Merkel, c’est le fait qu’une femme qui a grandi dans l’ancienne RDA – et qui, jusqu’à aujourd’hui, a passé plus d’années de sa vie à l’Est qu’à l’Ouest (elle est née en 1953) – soit devenue chancelière. Pour le meilleur : elle incarne la possibilité de réussite pour les anciens Ossies ; et pour le moins bon : elle amenait avec elle une culture politique héritée de l’Allemagne communiste, avec la tendance à une langue politique aseptisée, un refus du débat politique et l’absence de concertation dans les décisions. Mais, par réaction, nous allons assister, dès maintenant, à une libération de la parole et un retour à de vrais débats politiques. La démocratie allemande va être revigorée par le départ d’Angela Merkel.

Ensuite, Angela Merkel restera comme la chancelière qui a décidé d’accueillir un million de réfugiés et immigrants en 2015 et 2016. Là encore, il s’agit d’un héritage ambigu : la décision de la Chancelière a permis de vérifier le dévouement extraordinaire de la société allemande pour intégrer les nouveaux-venus ; mais, une fois la décision prise, la Chancelière a largement laissé le gouvernement, l’administration, les Länder et les collectivités locales se débrouiller.

Angela Merkel restera comme la chancelière qui a décidé d’accueillir un million de réfugiés et immigrants en 2015 et 2016.

Il reviendra à d’autres d’accélérer la régularisation (ou non) des entrants, de faire appliquer les décisions négatives, de poursuivre l’intégration des nouveaux venus sur le marché du travail (seuls 40 % des demandeurs d’asile acceptés et immigrants régularisés ont trouvé un emploi), d’apaiser les conflits entre musulmans turcophones, anciennement installés en RFA, et les nouveaux venus arabophones ou persophones, d’apaiser la population de l’ancienne RDA, beaucoup plus hostile à l’immigration que l’Allemagne de l’Ouest.

Dans tous les cas, les partenaires de l’Allemagne ne doivent pas se faire d’illusions : le pays sera d’autant moins enclin à payer pour les dettes des autres en Europe que l’intégration des immigrants des années 2010 représente 50 milliards par an de dépenses publiques supplémentaires pour le Bund, les Länder et les collectivités locales. Cela représente le tiers des transferts financiers annuels effectués lors de la réunification !

Ensuite, Angela Merkel restera comme la chancelière qui a décidé d’accueillir un million de réfugiés et immigrants en 2015 et 2016. Là encore, il s’agit d’un héritage ambigu : la décision de la Chancelière a permis de vérifier le dévouement extraordinaire de la société allemande pour intégrer les nouveaux-venus ; mais, une fois la décision prise, la Chancelière a largement laissé le gouvernement, l’administration, les Länder et les collectivités locales se débrouiller. Pour le reste, les treize ans d’Angela Merkel laisseront l’impression d’une incapacité à exercer le leadership sur l’Europe qu’on aurait attendu de la puissance allemande : nombreux sont les observateurs, en Allemagne, qui reprochent, à tort ou à raison, à la Chancelière, de laisser une Europe divisée entre gouvernements pro- et anti-migrants ; entre pro- et anti-austérité budgétaire. Il est illusoire de tout ramener à un individu ; mais, de fait, rien ne peut être assimilé au gouvernement d’Angela Merkel qui se compare au choix transatlantique et franco-allemand de Konrad Adenauer, à la réconciliation avec l’Est européen de Willy Brandt, au choix de la réunification par Helmut Kohl ou à la libération des forces du capitalisme financier allemand, lancé à la conquête des marchés boursiers et industriels par Gerhard Schröder. Le grands legs d’Angela Merkel aurait dû être le parachèvement de l’Union européenne. Elle est passée à côté de la cible.

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