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27/03/2023

Démocraties au bord de la crise de nerfs

Démocraties au bord de la crise de nerfs
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Je préfère être soumis à la Russie qu’au parti démocrate” peut-on lire sur le tee-shirt d’un soutien du parti républicain aux États-Unis. “Il faut mettre l’économie française à genoux”, annonce ce dirigeant de la CGT en France. “Mettons fin au pouvoir de la Cour suprême peuplée d’ashkénazes gauchistes et pro palestiniens”, affirment des partisans de la “révolution” judiciaire en Israël.

États-Unis, France, Israël : trois pays, trois continents, trois situations qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Mais qui évoquent toutes le titre du film de Pedro Almodovar : “Femmes au bord de la crise de nerfs”. Sauf qu’il s’agit ici de démocraties et non de femmes. Comment expliquer ces dérives outrancières, ces proclamations irrationnelles, sinon ces tendances suicidaires ? L’explication qui s’impose est en apparence simple. Aux États-Unis, en France, en Israël - la liste est loin d’être exhaustive - les démocraties sont confrontées à un gigantesque défi : celui de la polarisation toujours plus grande de la société. On peut gérer la confrontation des idées, l’opposition des intérêts. Mais comment répondre à la rage, sinon à la haine qui sont le produit d’un sentiment d’injustice et d’humiliation ?

Ce qui est en jeu en Israël est tout simplement existentiel : la survie du pays en tant qu'État démocratique respectueux de l’équilibre des pouvoirs entre exécutif, législatif et judiciaire.

Tout oppose Benjamin Netanyahou et Emmanuel Macron sauf, peut-être, le fait qu’ils sont en politique des preneurs de risque. Mais dans leur volonté de changer le statu quo existant, institutionnel en Israël, social en France, les deux hommes se sont isolés de la majorité de leurs concitoyens. Et ils concentrent sur leur personne un maximum de rejet. Là s’arrête la comparaison. Ce qui est en jeu en Israël est tout simplement existentiel : la survie du pays en tant qu'État démocratique respectueux de l’équilibre des pouvoirs entre exécutif, législatif et judiciaire.

Les élites traditionnelles du pays - quelles que soient leurs orientations politiques - se sont majoritairement soulevées pour manifester leur indignation face à cette attaque contre le pouvoir des juges, considérés par elles comme le dernier rempart d’une démocratie qui n’a pas de constitution.

Le Président Israélien, Isaac Herzog, a de manière solennelle mis en garde ses concitoyens contre le risque, selon lui bien réel, d’une guerre civile. Il est intéressant de noter que les partisans de la “révolution judiciaire” - ceux qui s’appuient sur la notion de la défense d’un État juif face à la “dérive occidentale” d’Israël - ne font jamais référence aux conséquences catastrophiques, relatées dans la Bible, des divisions intervenues au sein du Royaume d’Israël et qui menèrent à sa disparition. Israël est toujours – en dépit de sa puissance militaire, économique et technologique - un petit État de moins de dix millions d’habitants. Pour survivre à long terme dans un environnement régional toujours agité et largement hostile, l'État hébreu a besoin d’alliés et de soutiens. Il ne peut se permettre d’aliéner tout à la fois Washington et la communauté juive américaine. Ce ne sont pas les Chinois qui vont venir sauver les Israéliens d’eux-mêmes en dernier ressort. Contrairement au monde occidental, les héritiers de l’Empereur de Chine n’ont aucun sentiment de culpabilité à l’égard du monde juif.

Le débat en France n’est pas de nature existentielle. Les enjeux de la crise actuelle pourraient en comparaison avec Israël sembler presque risibles. Mais ce serait une erreur de considérer qu’il ne s’agit en France que d’une simple querelle sur l’âge de la retraite. La question posée n’est pas existentielle, mais est perçue comme telle par une portion significative de la société, qui oppose de manière radicale le travail à la vie : les équilibres du budget et le poids de la dette d’un côté, la tarte aux pommes avec ses petits-enfants le mercredi de l’autre. Dans le très sérieux et très libéral Financial Times, un des chroniqueurs, Simon Kuper, se demandait récemment si les Français n’avaient pas finalement raison “de donner priorité à la vie sur le travail”. Pour ne pas avoir intégré la dimension émotionnelle du débat, et pour s’être aliéné le soutien de forces traditionnellement modérées (syndicales ou politiques) - par son absence de concertation réelle avec elles - le Président Macron se retrouve bien seul et fragilisé, après sa victoire à la Pyrrhus à l’Assemblée Nationale.

Ce qui est en jeu en France, n’est pas à terme, la survie de l'État comme en Israël, mais bien l’avenir du projet démocratique face à la montée des populismes. Ce n’est pas rien. Si l’on traverse l’Atlantique, on peut légitimement se demander si l’Amérique ne s’apprête pas à revivre un ”mini remake” du 6 Janvier 2021, avec l’appel de Donald Trump à la mobilisation de ses partisans. Ils sont appelés par l’ex-président à s’opposer à son arrestation, au cas où il serait inculpé par la justice pour avoir monnayé le silence d’une de ses anciennes maîtresses avant les élections de 2016. Il s’agit là ironiquement du plus véniel de ses “péchés”, comparé à ses attaques systématiques contre la démocratie américaine.

Ce qui est en jeu en France, n’est pas à terme, la survie de l'État comme en Israël, mais bien l’avenir du projet démocratique face à la montée des populismes.

On peut, avec une bonne dose d’optimisme, considérer que la fatigue, sinon l’instinct de survie, finiront par l’emporter sur la rage, la colère et la haine.

Confrontées à la radicalisation du débat et à la présence d’une rage de moins en moins contenue, comment les démocraties peuvent-elles recréer les conditions, sinon du consensus - c’est impossible - tout du moins du dialogue ? On peut, avec une bonne dose d’optimisme, considérer que la fatigue, sinon l’instinct de survie, finiront par l’emporter sur la rage, la colère et la haine. Après tout, la démocratie représentative fait mieux que se défendre, comme l’ont illustré récemment les exemples de la République Tchèque et de la Géorgie. Et à l’heure de Poutine, de Xi Jinping et du réchauffement climatique, les démocraties devraient avoir d’autres priorités que celle de s’auto-détruire.

En Israël, Netanyahou, pour peu qu’il accorde la priorité à l’avenir de son pays sur celui de sa personne, doit reculer : le pouvoir des juges est inaliénable. En France, la rage ne s’arrêtera pas d’elle-même. Au-delà de la question des retraites, un dialogue apaisé entre le pouvoir et la société peut-il reprendre sous une forme ou sous une autre ? Aux États-Unis, la polarisation de la société est trop profonde pour n’être que transitoire.

En démocratie, la confiance se perd très vite. Elle se regagne très difficilement.   

 

Avec l'aimable contribution des Échos, publié le 26/03/2023

 

Copyright Image : Thomas SAMSON / AFP
Des manifestants se rassemblent place de la Bastille pour participer à une manifestation une semaine après que le gouvernement a fait passer une réforme des retraites au parlement sans vote, en utilisant l'article 49.3 de la constitution, à Paris le 23 mars 2023.

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