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10/03/2023

Ukraine : quand la technologie change le visage de la guerre

Ukraine : quand la technologie change le visage de la guerre
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Les innovations technologiques ont toujours joué un rôle décisif en géopolitique. En 1453 la longue portée des canons de l’Empire Ottoman a fait tomber Constantinople. En 1532 les mousquets des Conquistadors de Francesco Pizarro ont conquis l’Empire Inca. En 1571 lors de la bataille navale de Lépante, la République Chrétienne (essentiellement vénitienne) avait des canons d’une portée plus grande que celle des Ottomans. Et en 1853 les canonnières américaines du Commodore Perry rouvrirent, par la force, le Japon au monde. Tout dernièrement, en 2020, les drones turcs et israéliens ont joué un rôle décisif dans la victoire de l'Azerbaïdjan sur l’Arménie, dans la région disputée du Haut-Karabakh.

Aujourd’hui, à l’heure de l’Intelligence Artificielle, l’influence des progrès technologiques sur la géopolitique aurait-elle fait un saut qualitatif ? Le conflit actuel en Ukraine évoque certes la guerre des tranchées de la première guerre mondiale. Mais l’innovation technologique n’en a pas moins joué, jusqu’à présent au moins, un rôle essentiel. Le 24 février 2022, lorsque les forces russes marchent sur Kiev, elles sont deux fois plus nombreuses que les forces ukrainiennes qui leur font face. Et le budget de défense de la Russie est dix fois supérieur à celui de l’Ukraine. Pourtant, un an après le début de la guerre, l’Ukraine tient toujours : grâce à la motivation supérieure de ses troupes, grâce à l’aide militaire et financière du monde occidental (au premier rang desquels les États-Unis), sans oublier bien sûr les faiblesses intrinsèques de l’armée russe.

Mais il ne faudrait pas négliger un quatrième facteur : l’avantage technologique. Il s’est révélé décisif. Deux ans avant le début de la guerre, l’Ukraine avait créé un « Ministère de la Transformation Digitale ». Quelques jours après l’invasion, Kiev avait déjà transféré toutes ses données critiques dans le Cloud. Même si les missiles russes avaient détruit tous les lieux de son pouvoir, l’Ukraine aurait pu continuer à « fonctionner ». Grâce à leur inventivité, les Ukrainiens ont pu transformer des drones, vendus bon marché dans le commerce, en de redoutables armes de destruction et d’observation. Kiev a ainsi compensé son infériorité numérique, par sa supériorité qualitative, faite de créativité humaine et technologique.

La guerre en Ukraine entrera-t-elle dans les livres d’histoire comme la première remportée grâce à la collaboration totale entre l’homme et la machine ?

La guerre en Ukraine entrera-t-elle dans les livres d’histoire comme la première remportée grâce à la collaboration totale entre l’homme et la machine, sinon comme la dernière guerre « classique », avant que les robots ne remplacent les soldats sur le champ de bataille ? On peut par ailleurs penser, que si l’Intelligence Artificielle avait été au pouvoir à Moscou - au lieu de Poutine - l’invasion de l’Ukraine n’aurait sans doute pas eu lieu. « Big Brother » serait parvenu à la conclusion que les avantages de l’invasion étaient trop incertains, et les risques trop grands.

Dans un remarquable article consacré à la puissance de l’innovation, publié récemment dans la revue Foreign Affairs, Eric Schmidt, l'ancien CEO de Google, s’interroge sur les liens nouveaux existant entre invention technologique et géopolitique. Et il ne s’agit pas seulement des progrès réalisés en matière militaire, des missiles hypersoniques aux armes les plus miniaturisées. Pour Eric Schmidt, l’innovation contribue tout autant au hard, qu’au soft power d’un pays. You Tube et Netflix ne constituent-t-elles pas des armes aux services des intérêts comme des valeurs américaines ?

Sur un autre plan, important aussi, celui des sanctions infligées à la Russie, il se peut qu’à long terme les sanctions les plus efficaces soient de nature technologique. Pour avoir accès à des ressources gazières situées dans l’Antarctique à des niveaux très profonds sous la mer, la Russie devra disposer d’une technologie nouvelle, qu’elle ne possède pas. Et qu’elle ne pourra pas se procurer sur le marché noir du contournement des sanctions.

Il serait inexact, hélas, de considérer que les démocraties libérales possèdent un avantage structurel en matière d’innovation technologique. L’exemple chinois fait la preuve du contraire. Tik Tok contribue au soft power de la Chine. Mais la Russie, qui a perdu ses élites (technologiques et autres) depuis le début du conflit, a plus que jamais un désavantage structurel. Sur ce plan, le temps joue incontestablement en faveur de l’Ukraine (pour peu bien sûr qu’elle « survive » à court terme). Il y a en matière d’innovation, une prime à l’individualisme, à la liberté quasi absolue de penser et d’inventer (qui n’existe pas ou plus en Chine).

Les périodes de guerre ont souvent un effet d’accélérateur sur les progrès réalisés en matière d’innovation. La perspective d’être pendu le lendemain matin concentre l’esprit, disait l’essayiste britannique Samuel Johnson. Les jeunes ukrainiens qui travaillent dans le domaine des technologies nouvelles considèrent qu’en l’espace d’un an - depuis les débuts de l’invasion russe – ils ont progressé infiniment plus vite qu’ils ne l’auraient fait en des temps plus « normaux ». Nécessité faisant loi, leur imagination, leur inventivité ont été démultipliées, comme l’illustre l’Open Source Intelligence (OSINT) : les civils ukrainiens eux-mêmes contribuant par leurs images, captées individuellement, aux services de renseignement de leur pays.

Il y a en matière d’innovation, une prime à l’individualisme, à la liberté quasi absolue de penser et d’inventer (qui n’existe pas ou plus en Chine).

Sur un plan plus global, les progrès réalisés dans le domaine de l’intelligence artificielle sont effectivement considérables. Et ils ont une traduction géopolitique majeure : le monde est en train de redevenir bipolaire, autour de la compétition entre les deux principaux acteurs que sont les États-Unis et la Chine. Dans cette compétition, la Russie est tout simplement inexistante, et l'Europe, hélas, ne joue pas dans la Cour des Grands. La Chine a pris des avantages dans certains domaines sécuritaires clés, comme celui de la reconnaissance faciale vitale pour un régime autoritaire, mais tout est encore ouvert entre elle et les États-Unis.

Il est un pays de taille infiniment plus modeste qui a pris une avance lui aussi dans le domaine de la high tech : Israël. Mais la start-up nation va-t-elle survivre à la contre-révolution idéologique et religieuse qui la divise si profondément ? Israël n’est pas la Russie, mais risque de connaître le départ, d’une partie au moins, de ses citoyens les plus créatifs.

L’innovation technologique peut fournir de redoutables instruments de contrôle aux régimes despotiques. Elle peut aussi, l’exemple de l’Ukraine en fait la démonstration, servir la cause de la démocratie et de la liberté.    

 

 

Avec l'aimable contribution des Échos, publié le 13/03/2023

 

Copyright Image : Aris Messinis / AFP            

Un militaire ukrainien fait voler un drone pour repérer les positions russes près de la ville de Bakhmut, dans la région du Donbass, le 5 mars 2023.

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