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06/04/2020

Coronavirus et Afrique - au Kenya, le secteur privé se mobilise

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Coronavirus et Afrique - au Kenya, le secteur privé se mobilise
 Yvonne Mburu
Auteur
Immunologue et fondatrice de Nexakili

Bien qu’il reste inférieur à celui d’autres États africains, le nombre de personnes atteintes du Covid-19 est en forte hausse au Kenya (158 cas confirmés à ce jour). Le pays a enregistré son premier cas de coronavirus le vendredi 13 mars et le Président kényan Uhuru Kenyatta a annoncé quelques jours plus tard les premières mesures de distanciation sociale. Elles se sont depuis intensifiées avec l'instauration d’un couvre-feu le vendredi 27 mars. Comment la situation sanitaire peut-elle évoluer ? Quelles mesures ont été mises en place ? Le système de santé du pays est-il en mesure de faire face à la crise ? Quelles conséquences économiques ? Yvonne Mburu, immunologue, fondatrice et directrice générale de Nexakili, répond à nos questions.

Quelle est la situation sanitaire actuelle au Kenya ? Comment pourrait-elle évoluer dans les prochaines semaines ?

Au Kenya, nous comptons, au 6 avril, 158 cas confirmés, 4 rétablis et 6 morts. Par ailleurs, plusieurs centaines de personnes sont sous quarantaine et suivies via un processus de contact-tracing. Néanmoins, comme dans d’autres pays, les chiffres sont très probablement sous-estimés. Nous savons qu’à ce stade, le coronavirus se propage par transmission communautaire, et que le Kenya doit augmenter considérablement sa capacité à tester massivement la population pour permettre un suivi plus actualisé. Surtout, cela permettrait d’établir des projections plus réalistes sur ce qu'il faut prévoir.

Un élément rassurant néanmoins : de manière générale, la population commence à réaliser la gravité de la situation et la nécessité de suivre les consignes d’hygiène préconisées.

Quelle est la stratégie adoptée par le pays pour combattre l’épidémie ?

Depuis mi-mars, le pays est en confinement partiel, avec plusieurs mesures mises en œuvre pour maintenir une distanciation sociale :  

  • d’une part, les rassemblements sociaux, tels que les cérémonies religieuses, les mariages et les funérailles, sont limités. Le télétravail est fortement encouragé ;
  • d’autre part, s’agissant des lieux publics tels que les transports (trains et mini-bus), les supermarchés et les centres commerciaux, un nombre restreint de personnes est autorisé à s’y rendre à la fois, de manière à maintenir un taux d’occupation inférieur à 60 % de la capacité des lieux. D’autres lieux publics tels que les écoles, les restaurants et les bars sont quant à eux fermés.

Par ailleurs, des messages de prévention destinés au grand public sont régulièrement diffusés, concernant notamment les symptômes du Covid-19, la manière dont il se propage, et les règles d’hygiène à adopter pour limiter sa diffusion (ne pas se serrer les mains, utiliser du gel hydroalcooliques, porter un masque, etc.) Enfin, le pays a finalement fermé ses frontières le 25 mars et instauré deux jours plus tard un couvre-feu de 19h à 5h du matin.

On estime que l’épidémie se propagera véritablement à grande échelle dans le pays d’ici deux à quatre semaines.

Le système de santé est-il assez résilient pour affronter l’épidémie ?

L'expérience des pays européens nous a montré qu’aucun système de santé n’est immunisé face à la demande croissante de soins intensifs liée au Covid-19. C'est d'autant plus préoccupant pour les pays africains, où les systèmes de santé sont fragiles.

Au Kenya, le gouvernement doit augmenter rapidement sa capacité d’accueil hospitalier, notamment des soins intensifs. On estime que l’épidémie se propagera véritablement à grande échelle dans le pays d’ici deux à quatre semaines. Une mobilisation générale urgente est donc nécessaire, à la fois de la part du gouvernement, mais également du secteur privé, des fabricants, du secteur informel, des informaticiens, etc, pour préparer le pays et le système de santé à cette vague. Outre le système de santé, des actions doivent également être mises en œuvre pour assurer le maintien des services essentiels du pays, pour garantir son bon fonctionnement pour faire face à l’épidémie.

Quel rôle les nouvelles technologies peuvent-elles jouer dans le domaine de la santé pour faire face plus efficacement à la pandémie ?

Tout d’abord, au Kenya, il existe un système de microfinancement et de transfert d’argent par téléphone mobile très répandu, le M-Pesa, qui est en soi un geste barrière car il renforce la distanciation sociale par rapport aux paiements en espèces.

Ensuite, les nouvelles technologies sont utilisées pour tracer les personnes entrées en contact avec des individus infectés (contact tracing). Il est réalisé en partie grâce aux technologies de triangulation des données de télécoms. Il permet d'avertir d'une exposition potentielle à un malade atteint du Covid-19 afin d’encourager les personnes contactées à se mettre en quarantaine par eux-mêmes, tout en surveillant l'apparition d'éventuels symptômes. À titre d’exemple, deux jeunes ingénieurs informaticiens ont développé une application pour aider le gouvernement à retrouver les personnes qui sont entrées en contact avec des individus infectés dans les transports en commun.

En outre, Ushahidi, la plateforme kényane de crowdsourcing par SMS est utilisée depuis 2008 dans les cas de crise ou de catastrophe. Elle est désormais exploitée partout dans le monde pour accompagner l’action professionnelle et civique contre la pandémie en collectant des informations sur les endroits où les cas de Covid-19 sont élevés, notamment pour signaler les cas de personnes vulnérables et isolées. Cela permet ainsi aux communautés de s’organiser pour cibler leurs ressources et leur aide vers ceux qui en ont le plus besoin.

Enfin, les chercheurs kenyans ont recours au machine learning pour analyser les méga-données provenant des réseaux sociaux et évaluer le niveau d'information (ou de désinformation) des internautes concernant le Covid-19. Cela permet de mieux cibler les campagnes de communication et faire face aux infox.

Quelles leçons les autorités pourraient tirer de la crise, afin de repenser le système de santé kenyan après la pandémie ?

Le Kenya n'a pas atteint les recommandations de l'OMS en matière de personnel soignant, qui est d’un médecin pour 1 000 habitants (contre 1 pour 17 000 au Kenya), et cette crise expose ces faiblesses. La pandémie est cependant l'occasion de donner la priorité à la formation des professionnels de la santé, et à l’optimisation des tâches. À l’avenir, nous devons également lutter contre les inégalités dans l'accès aux soins et contre les déserts médicaux, puisque la majorité des professionnels de santé se concentrent dans les grandes villes. Il est donc important de construire un système de santé équitable.

Le Kenya n'a pas atteint les recommandations de l'OMS en matière de personnel soignant, qui est d’un médecin pour 1 000 habitants (contre 1 pour 17 000 au Kenya).

Par ailleurs, il existe au Kenya un risque élevé de tomber dans la pauvreté à cause des dépenses sanitaires. ll convient donc d’investir massivement pour améliorer l’offre et la qualité des soins dans les hôpitaux publics (qui sont moins chers que les hôpitaux privés) afin d’accueillir le plus grand nombre de patients.  Cela doit s’accompagner d’une extension de la sécurité sociale, notamment au secteur informel, afin d’atteindre une couverture santé universelle.

Cette crise rappelle - si besoin était - que la santé est un bien public et que le gouvernement a un rôle fondamental à jouer dans la provision de soins de qualité, dans la fédération d’un écosystème d’acteurs, et dans la lutte contre les inégalités. En Afrique, le discours des dernières années vantant l'implication du secteur privé dans le domaine de la santé a été tenu, hélas, au prix d'oublier que le rôle du gouvernement est de fournir des minima de base pour établir l'équité au sein du système de santé. S’il existe une leçon cruciale à retenir après la pandémie de Covid-19, c’est bien celle ci.  

Quelles seront les répercussions économiques du coronavirus au Kenya ?

Environ 80 % de l'emploi au Kenya appartient au secteur informel. Ces travailleurs sont particulièrement impactés par les mesures de confinement qui ralentissent l’économie car ils vivent au jour le jour. Il existe donc un risque important pour une grande partie de la population kényane de sombrer dans la pauvreté.  

Dans le secteur formel, de nombreux travailleurs ont d’ores et déjà été licenciés ou mis en congé sans solde, car presque tous les secteurs de l'économie – en particulier le tourisme et l'horticulture, les principales sources de devises du Kenya – ont été fortement impactés. Cela nécessite une réflexion approfondie sur l’accompagnement nécessaire pour permettre aux travailleurs de traverser cette période.

Il existe également un risque réel que de nombreuses entreprises, en particulier des PME, dont le chiffre d’affaires aura baissé de manière drastique, s'effondrent avec une inévitable récession.

Quelles sont vos recommandations aux instances décisionnaires et à la population kenyane ?

Notre objectif est de produire des renseignements exploitables (insights) à partir des données disponibles afin de modéliser et de prédire l'évolution probable de l'épidémie dans les pays africains.

Au niveau du Kenya, je reprend la formule du directeur général de l’OMS : "test, test, test". En effet, il est absolument indispensable de devancer le virus par la planification et cela implique d’investir dans les plateformes de test partout dans le pays, afin de prendre conscience de l’ampleur de l’épidémie, et de mettre en place des mesures de suppression correspondantes. Ce combat n'est pas seulement un travail pour le secteur public et je félicite les initiatives du secteur privé kenyan et du secteur informel (qui sont réputés pour leur dynamisme), qui sont proactifs dans la recherche de solutions.

Ils ont ainsi déjà commencé à proposer de fournir de l'eau potable dans certaines zones de logement, à proposer des canaux pour communiquer avec le public, à mutualiser le soutien aux plus démunis de nos concitoyens, etc. Il est clair que chacun devrait se poser la question de sa contribution citoyenne à ce combat.

Au niveau continental, les instances décisionnaires et les gouvernements africains doivent prendre conscience de l'importance de partager des données anonymes détaillées et actualisées sur le nombre de cas confirmés, de cas suspects, des données démographiques, sur la comorbidités, la présentation de cas de patients, etc.

Je travaille actuellement avec une équipe de chercheurs (mathématiciens, épidémiologistes, data scientists, experts en maladies infectieuses, etc.) et notre objectif est de produire des renseignements exploitables (insights) à partir des données disponibles afin de modéliser et de prédire l'évolution probable de l'épidémie dans les pays africains. Or, sans surprise, notre plus grande préoccupation est le manque de données "open source" disponibles en Afrique. Cela entrave la recherche et surtout empêche la création d'un écosystème de savoir qui bénéficierait de notre intelligence collective pour proposer des solutions dans le contexte africain.

 

 

Copyright : LUIS TATO / AFP

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